Conclusion

L’objectif de cette étude était de rendre compte de la variabilité typologique entre le polonais et le français dans l’expression de la localisation et du déplacement et d’évaluer l’impact de la typologie sur l’élaboration linguistique de l’information spatiale dans les deux langues.

L’étude que nous venons de présenter a permis de montrer des différences considérables entre ces deux langues, aussi bien dans l’expression de la localisation que dans l’expression du déplacement, dans le choix des outils morphosyntaxiques ainsi que dans les ressources lexicales disponibles pour encoder de l’information spatiale.

Pour examiner l’expression de la localisation, nous nous sommes plus particulièrement appuyée sur le modèle typologique des Constructions Locatives de Base (CLB). Basée sur la nature du prédicat employé en réponse à la question Où est X ?, la typologie répartit les langues en quatre types : (a) langues sans verbe locatif (e.g. austronésien), (b) langue à verbe locatif (e.g. japonais), (c) langue à verbes de posture (e.g. néerlandais) et (d) langues à verbes positionnels (e.g. tzeltal).

L’examen des Constructions Locatives de Base en polonais et en français a montré des différences typologiques non négligeables en ce qui concerne la nature du prédicat locatif employé dans ce type de constructions. Ces différences concernent notamment la possibilité d’employer ou non les verbes dénotant les postures anthropomorphiques à des objets inanimés.

La tendance typologique du polonais est d’employer ce type de verbes. Nous avons recensé trois verbes de posture : staç ‘être debout’, le˝eç‘être allongé’ et wisieç‘être pendu’ dont les deux premiers sont typiquement associés aux postures anthropomorphiques, et un verbe dénotant le mode d’être powiewaç‘flotter’ employé exclusivement en référence aux inanimés. L’analyse a également montré l’occurrence dans la CLB du verbe byç‘être’ dont l’emploi est particulièrement fréquent en référence à des figures relatives soit à un accessoire vestimentaire sur le corps humain, soit à une partie de l’entité de référence (relation partie-tout), soit à une défectuosité de l’entité de référence (espace négatif).

Contrairement au polonais, la tendance typologique du français est de construire la CLB avec le verbe copule être. L’emploi des verbes tels que être debout et être allongé dénotant les postures anthropomorphiques en référence à des inanimés n’est en effet pas conventionnalisé » dans cette langue. Toutefois, l’examen a permis de noter une faible occurrence de deux verbes à sémantique plus spécifique : le verbe de posture pendre dans sont emploi statique (e.g. la lampe pend au plafond ») et le verbe de mode d’être flotter (e.g. le drapeau flotte sur le mât », le bateau flotte sur le mer »). La possibilité d’employer le verbe de posture pendre en référence à des inanimés s’explique essentiellement par le fait que la posture qu’il dénote n’est pas (proto-)typiquement associée à la posture anthropomorphique.

Cette analyse a donc conclu que, d’un point de vue typologique, le polonais se définit comme une langue à verbes de posture, tandis que le français peut se définir comme une langue à verbe neutre, à partir du moment où l’emploi des verbes à sémantique statique tels que pendre et flotter est faible et celui des verbes de posture anthropomorphique n’englobe pas le domaine inanimé.

Pour examiner l’expression du déplacement, l’étude s’est appuyée sur le modèle typologique de l’événement spatial (motion event) proposée par Talmy (1985, 2000). Cette typologie se base sur la distribution morphosyntaxique des éléments sémantiques – trajectoire, manière et/ou cause, figure et fond – dans l’expression du déplacement et répartit les langues en deux types selon la catégorie où elles expriment la notion de trajectoire : les langues à cadre verbal qui encodent la trajectoire dans le verbe et la manière dans un syntagme adverbial (e.g. espagnol) et les langues à satellites qui encodent la trajectoire dans un satellite associé au verbe (particule, préfixe, etc.) et la manière dans le verbe (e.g. anglais). Selon cette typologie, les langues romanes et les langues slaves reflètent ce type de différences, les premières étant de type à cadre verbal et les deuxièmes de type à satellites.

Si l’examen du polonais a permis de montrer que cette langue représente parfaitement le type de langues à satellites qui exprime de façon systématique la trajectoire dans le préfixe et encode la manière de déplacement dans la racine du verbe, l’examen du français a révélé une certaine complexité typologique, en montrant la co-existence de deux types de stratégies typologiques : l’une consiste à encoder la trajectoire dans le verbe et la manière dans un syntagme adverbial (entrer en courant, sortir en courant) ; l’autre consiste à encoder la trajectoire dans un préfixe et à exprimer dans la base verbale non seulement la manière (en-rouler, dé-rouler), mais aussi la figure (é-crém-er, é-trip-er) ou le fond (en-cadr-er, em-pot-er).

Toutefois, en ce qui concerne le pattern à satellites consistant à encoder la trajectoire dans un préfixe, les analyses ont montré que le caractère dynamique de ce pattern en polonais contraste avec le faible dynamisme attesté en français. En effet, le système préfixal est très productif en polonais : il est disponible pour de nouvelles formations lexicales et rentable dans la mesure où la plupart des préfixes se combinent avec un large éventail de verbes de déplacement et vice versa. Par ailleurs, ce processus est transparent d’un point de vue sémantique : le préfixe qui dénote la trajectoire et la base verbale qui dénote la manière maintiennent le caractère composé dans la forme et dans le sens.

En français cette productivité est beaucoup plus faible. En effet, le système préfixal n’est guère disponible pour de nouvelles formations, à part quelques créations lexicales sporadiques ; il n’est pas non plus rentable en ce sens que les combinaisons entre les préfixes et les bases verbales sont restreintes. De plus, les verbes préfixés attestent différents degrés de transparence : il y a ceux qui maintiennent le caractère composé de forme et de sens (ac-courir, é-couler) et d’autres, sémantiquement opaques, qui ne présentent pas ce caractère composé (affluer, déployer).

L’esquisse diachronique a permis d’apporter quelques éléments de réponses quant à la co-existence de ces deux stratégies typologiques en français contemporain. Elle a montré que le pattern à satellites est un résidu d’un ancien système préfixal qui a été particulièrement productif en ancien français et que cette productivité s’est progressivement affaiblie au cours des siècles. Cette perte de productivité des préfixes a eu un impact décisif sur l’évolution typologique du français : du pattern à satellites, la langue a évolué vers le pattern à cadre verbal par le processus de fusion des préfixes avec les racines verbales. En conséquence, le français d’aujourd’hui est un système typologiquement hybride où les verbes de déplacement s’étalent sur un continuum allant de pôle à satellites (ac-courir, par-courir, etc.) vers le pôle à cadre verbal (arriver, entrer, etc.).

En nous basant sur les faits typologiques et sur les différences typologiques avérées entre le français et le polonais, nous avons tenté d’évaluer l’impact de la typologie sur l’élaboration de l’information spatiale dans ces deux langues. Pour ce faire, nous avons examiné, d’une part, la granularité d’encodage des éléments sémantiques habituellement associés à la localisation et au déplacement et, d’autre part, la granularité sémantique des outils lexicaux disponibles. Cet examen a permis de montrer que les spécificités typologiques liées aux outils morphosyntaxiques et aux ressources lexicales disponibles dans ces langues influencent le type d’information habituellement encodée dans les énoncés.

En ce qui concerne tout d’abord la granularité d’encodage, cette analyse a permis notamment de montrer que le polonais et le français n’opèrent pas sur le même plan : le polonais tend à élaborer les différentes modalités du déplacement ayant trait à la manière et à la trajectoire de façon explicite, tandis que le français a plus fréquemment recours à des procédés implicites qui demandent d’induire l’information spatiale à partir du contexte et de la connaissance générale. Ces différences découlent des stratégies morphosyntaxiques propres à chacune des deux langues : en polonais, les ressources constructionnelles permettent de condenser dans un syntagme verbal la notion de trajectoire et celle de manière ; alors qu’en français, bien qu’un certain nombre de constructions permettent de le faire, ces deux notions sont préférentiellement encodées dans deux syntagmes différents, ce qui permet d’omettre l’expression de la manière lorsque celle-ci peut être inférée du contexte. Par ailleurs, grâce aux outils morphologiques constitués par les préfixes et les prépositions, le polonais permet d’apporter plus d’informations sur le parcours de différentes portions de la trajectoire, là où le français élabore ce type d’information de façon moins explicite.

L’examen de la granularité sémantique que nous avons étudiée, d’une part, par le biais du préfixe é-/ex- en français et de ses équivalents en polonais et, d’autre part, par le biais du préfixe roz- en polonais et de ses équivalents en français, a permis de confirmer les observations que nous venons d’évoquer : grâce à son système préfixal, le polonais fait des nuances sémantique plus explicites et plus fines que ne le fait habituellement le français. L’analyse a permis en effet de mettre en évidence que pour traduire la notion d’éloignement véhiculée par les verbes préfixés é-/ex-, le polonais met en œuvre plusieurs préfixes dont chacun profile de manière différente la phase d’éloignement. En revanche, pour exprimer la notion d’éloignement d’un centre vers différentes directions, notion véhiculée en polonais par les préfixe roz-, le français élabore cette notion souvent d’une manière moins explicite, même s’il met en œuvre une plus grande variété d’items, tant verbaux que préfixaux.

Ces résultats tendent à montrer que le système linguistique n’est pas simplement un instrument de formulation des idées et que la langue est plutôt un instrument d’organisation et de structuration des idées. Autrement dit, la formulation des idées n’est pas un processus indépendant, mais fait partie d’une grammaire particulière qui diffère d’une langue à une autre selon les propriétés typologiques propres à chacune. Dans ce sens, ces résultats confirment l’hypothèse penser pour parler » proposée par Slobin (1991, 1996) (élargie à d’autres activités langagières telles que traduire », écrire », etc.) selon laquelle la typologie influence le style rhétorique et selon laquelle la langue est un filtre à travers lequel on élabore l’information spatiale en fonction de ses préférences typologiques propres.

L’apport principal de cette étude est d’avoir tenté d’explorer l’expression de la localisation et du déplacement en français et en polonais dans une perspective typologique. En effet, à notre connaissance, ces deux langues n’ont pas encore été explorées dans le détail sur le plan typologique, ni dans le domaine sémantique de la localisation, ni dans le domaine sémantique du déplacement. Or l’intérêt d’une telle étude typologique est qu’elle permet de mettre en évidence des similarités et des différences entre les langues dans la manière d’appréhender l’espace ; par ailleurs, en situant l’objet de l’étude dans une perspective translinguistique plus large, elle permet, entre autres, d’apporter un certain nombre d’affinement aux modèles typologiques préalablement établis. En comparant deux systèmes linguistiques différents, une des contributions essentielles de ce travail est d’avoir mis en exergue la parfaite constance typologique du polonais face à la complexité typologique du français, complexité due principalement à une évolution qui n’a, jusqu’alors, jamais été discutée dans la littérature sur la typologie de l’expression spatiale.

Nous pensons que cette étude ouvre de nouvelles perspectives de recherches réparties essentiellement en deux volets : le volet linguistique et le volet psycholinguistique.

Sur le plan linguistique, en exploitant plus en profondeur l’étude descriptive du polonais – langue où la sémantique spatiale est fortement structurée par les morphèmes grammaticaux (préfixes, prépositions, cas) – et celle du français – langue où la sémantique spatiale repose plus sur les éléments lexicaux –, la projection de l’étude consisterait à explorer en particulier l’interaction des différentes catégories lexicales et morphosyntaxiques dans l’expression des relations spatiales. Une telle étude permettrait en effet de mieux comprendre la répartition des rôles entre les ressources morphosyntaxiques et lexicales impliquées dans ces langues dans l’expression spatiale et de mettre en relief des dynamiques typologiques variées. Menée dans une perspective comparative, elle permettrait également d’évaluer, plus finement que cela n’a été fait jusqu’ici, le degré de granularité d’encodage de l’information spatiale, en particulier le degré d’explicitation de différents éléments sémantiques. Une étude des traductions sur ces deux langues permettrait de mener à bien une telle étude : en effet, comme l’ont montré les études comparées conduites par Slobin (1994, 1997, 2000), l’étude des traductions permet de montrer d’une manière claire comment un événement donné qui est structuré d’une certaine manière par la langue source peut être transféré dans une autre langue. L’analyse d’un tel transfert permettrait de saisir la nature et l’étendue des différences entre les langues, dans la mesure où ce transfert implique de sélectionner, de combiner et de structurer les idées, en sachant que lors d’un tel processus chaque langue impose ses propres contraintes.

Par ailleurs, une autre perspective importante que ce travail ouvre est celle d’une étude diachronique sur le développement typologique du français. Le but serait de tracer la trajectoire typologique du français en diachronie et de cironscrire les causes du changement typologique que nous avons observé et, si possible, les mécanismes cognitifs qui expliqueraient ces changements. La Base de Français Médieval constituée par Christiane Marchello-Nizia (ENS, Lyon), contenant les œuvres complètes du IXème au XVIème et la base textuelle Frantext qui comprend les textes du XVIème au XXème siècle, constitueraient d’inestimables références pour une telle étude ( http://www.inalf.fr ). Un regard diachronique sur la typologie devrait permettre d’apporter des éclaircissements certains sur des phénomènes typologiques observés sur le plan synchronique, et permettre ainsi de contribuer à une meilleure connaissance des processus liés à la structuration linguistique du domaine conceptuel de l’espace. Cet aspect n’a pas beaucoup retenu l’attention des chercheurs dans la littérature linguistique ; et la question des causes d’un changement typologique, liée à celle des motivations linguistiques et cognitives d’une évolution typologique restent encore à explorer.

Quant au volet psycholinguistique, la question de la variabilité translinguistique appelle inévitablement celle de l’impact de la typologie sur les activités langagières et cogitives des locuteurs. L’approche fonctionnelle-typologique et l’approche cognitive conduisent à reconnaître que la langue affecte la façon de conceptualiser les événements et les relations du monde extralinguistique. Comme nous l’avons montré dans le chapitre 4 (§1), l’une des plus importantes observations faites consiste à dire que les spécificités typologiques d’une langue influencent la façon dont les locuteurs relatent les événements. Berman et Slobin (1994) ont en effet observé que dans la description des événements spatiaux, les locuteurs des langues à cadre verbal accordent moins d’attention à la manière de déplacement que les locuteurs des langues à satellites, ce qui a notamment permis d’étayer l’hypothèse penser pour parler » (Slobin, 1991, 1996, 2000). Toutefois, le fait que les locuteurs de langues typologiquement différentes représentent linguistiquement un même événement de manières différentes n’est pas une preuve en soi qu’ils ont une représentation cognitive différente de cet événement. Nous avons vu par exemple, bien que la manière puisse ne pas être encodée en français, que les locuteurs français l’infèrent aisément à partir du contexte et de la connaissance générale du monde.

Pour tester l’impact de la langue sur la cognition, il serait donc important d’envisager une étude expérimentale basée sur une tâche, non seulement verbale, mais aussi non verbale visant à examiner l’impact de la langue sur des processus cognitifs tels que la catégorisation et la mémoire des événements. Bien que ce type d’études soient déjà menées sur les langues telles que l’anglais (langues à satellites) et l’espagnol (langue à cadre verbal) par Gennari et al. (2002), elles sont encore peu représentées en français – exceptée les récentes initiatives menées par Maya Hickmann (Laboratoire Cognition et Développement, Paris V) et par Stéphanie Pourcel (Université de Durham, UK) – et quasi-inexistantes en polonais.

Une recherche menée de façon parallèle sur le polonais et le français, qui fonderait la démarche expérimentale sur une étude linguistique pour éviter de capter exclusivement les traits les plus saillants de ces langues, pourrait mesurer l’impact des faits typologiques (constance typologique en polonais vs complexité typologique en français) sur les processus langagiers (description linguistiques des événements) et cognitifs (catégorisation et mémorisation des événements). Cette étude permettrait notamment de mettre en exergue l’effet des spécificités typologiques de ces langues sur les processus attentionnels, à savoir : est-ce que la typologie influence la sélection des éléments particuliers associés aux événements (trajectoire vs manière) selon que ces éléments sont obligatoirement ou optionnellement encodés dans la langue des locuteurs. Menée de façon parallèle sur les deux langues, une telle étude permettrait de déterminer, non seulement l’accessibilité cognitive des éléments conceptuels associés aux événements spatiaux selon les spécificités grammaticales et lexicales des deux langues, mais également le choix de perspective dans la représentation des événements.

Pour finir, une dernière perspective consisterait en une étude développementale menée dans la continuité des travaux en psycholinguistique, qui étudient l’impact de la typologie linguistique sur le processus d’acquisition (Berman & Slobin, 1994 ; Choi & Bowerman, 1991 ; Hickmann, 2003). La question centrale de cette étude serait d’évaluer l’impact de la typologie sur le processus d’acquisition des ressources lexicales et grammaticales relatives à l’espace et sur le développement de la représentation spatiale. Menée actuellement en français par Maya Hickmann, cette problématique a retenu peu d’attention en polonais, langue qui présente pourtant une complexité morphologique dont la trajectoire d’acquisition serait intéressante à observer et à comparer avec une langue beaucoup moins grammaticalisée comme le français.

Dans la mesure où le débat sur l’impact de la langue sur la cognition reste ouvert, on peut espérer que les études portant sur des langues typologiquement variées alimentent le débat et constituent une base pour des études expérimentales. Il nous semble utile de faire remarquer, sans devoir négliger les tendances typologiques dominantes des langues, que l’on devrait également intensifier les études portant sur la complexité typologique à l’intérieur d’une même langue, mais aussi à l’intérieur d’un même groupe de langues (langues à cadre verbal ou langues à satellites), car une seule langue peut dissimuler une variabilité susceptible d’avoir des implications cognitives importantes. Une approche plurielle de la variabilité inter-langues où se combinent des compétences variées et complémentaires d’ordre linguistique et psycholinguistique ouvrirait sans doute de nouvelles voies de recherche dans ce domaine particulièrement vaste et complexe que constitue l’expression spatiale.