4. La théorie de l'effet esthétique.

Nous posons que tout texte littéraire est nécessairement produit dans l'intention d'être lu par un destinataire, en l'occurrence le lecteur: en effet, il est impossible de ne pas prévoir une place ou un rôle au lecteur qui constitue pour W. Iser (1985) l'autre pôle de base, avec l'auteur, dans l'interaction avec le texte.

Puisque tout texte est produit par un auteur, il est donc normal que tout texte soit ramené à un lecteur qui contribue à le comprendre et à l'interpréter; c'est ce que constate U. Eco dans Lector in fabula:

‘Le texte postule la coopération du lecteur comme condition d'actualisation. Nous pouvons dire cela d'une façon plus précise: un texte est un produit dont le sort interprétatif doit faire partie de son propre mécanisme génératif; générer un texte signifie mettre en œuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l'autre. (1985: 69-70). ’

Après avoir posé le rôle prépondérant du lecteur dans l'interprétation du texte littéraire, nous allons maintenant déterminer le "profil" de ce lecteur, autrement dit, nous verrons à la lumière de certaines théories:

Pour ce faire, nous allons faire appel aux positions de quatre théoriciens concernant le lecteur: il s'agit de U. Eco, de W. Iser, de H. R. Jauss et de P. Ricœur.

Comme nous l'avons vu avec U. Eco:

‘Un texte est émis pour quelqu'un capable de l'actualiser –même si on n'espère pas que (ou ne veut pas) que ce quelqu'un existe concrètement ou empiriquement. (Ibid. : 67). ’

Il est, donc, clair que pour ce théoricien, le texte demande la coopération d'un lecteur autre que le lecteur historique appartenant à une époque déterminée: ce lecteur est appelé Lecteur Modèle (ou le lector in fabula comme l'indique le titre de son livre) qui est

‘un ensemble de conditions de succès ou de bonheur (felicity conditions), établies textuellement, qui doivent être satisfaites pour qu'un texte soit pleinement actualisé dans son contenu potentiel. (Ibid. : 80). ’

Même constat pour W. Iser qui, dans l'Acte de lecture, exclut le lecteur empirique, et postule l'existence d'un lecteur implicite qui

‘n'a aucune existence réelle. En effet, il incorpore l'ensemble des orientations internes du texte de fiction pour que ce dernier soit tout simplement reçu. Par conséquent, le lecteur implicite n'est pas ancré dans un quelconque substrat empirique, il s'inscrit dans le texte lui-même. (1985: 70)’

Il apparaît ainsi que pour ces deux théoriciens, le lecteur que demande le texte littéraire est un lecteur débarrassé de ses déterminations socio-historiques qui risquent de générer une interprétation non prévue par le texte.

Il existe une autre théorie qui postule le contraire, et refuse l'idée selon laquelle le lecteur est isolé de son cadre socio-historique; cette théorie est représentée, par exemple, par P. Ricœur qui, dans Temps et récit III, affirme ce qui suit:

‘L'idéal-type de la lecture, figuré par la fusion sans confusion des horizons d'attente du texte et de ceux du lecteur, unit ces deux moments de la refiguration dans l'unité fragile de la stase et de l'envoi. Cette unité fragile peut s'exprimer dans le paradoxe suivant: plus le lecteur s'irréalise dans la lecture, plus profonde et plus lointaine sera l'influence de l'œuvre sur la réalité sociale. (1985: 263) ’

En effet, le postulat de P. Ricœur se résume ainsi:

  • le lecteur "s'irréalise" dans le sens où dès qu'il accepte de "s'introduire" dans le monde tel que représenté par le texte littéraire, il doit suspendre toute référence au monde réel;
  • mais en même temps le texte littéraire, en tant que représentation fictive, n'est pas coupé du monde réel puisqu'il peut influencer sur le lecteur qui appartient à cette réalité.

H. R. Jauss soutient la même idée dans Pour une esthétique de la réception:

‘En effet, le rapport entre l'œuvre et le lecteur offre un double aspect, esthétique et historique. Déjà l'accueil fait à l'œuvre par ses premiers lecteurs implique un jugement de valeur esthétique porté par référence à d'autres œuvres lues antérieurement. Cette première appréhension de l'œuvre peut ensuite se développer et s'enrichir de génération en génération, et va constituer à travers l'histoire une "chaîne de réceptions" qui décidera de l'importance historique de l'œuvre et manifestera son rang dans la hiérarchie esthétique. Cette histoire des réceptions successives, dont l'historien de la littérature ne peut se dispenser qu'en s'abstenant de s'interroger sur les présupposés qui fondent sa compréhension des œuvres et le jugement qu'il porte sur elles, nous permet tout à la fois de nous réapproprier les œuvres du passé et de rétablir une continuité sans faille entre l'art d'autrefois et celui d'aujourd'hui, entre les valeurs consacrées par la tradition et notre expérience actuelle de la littérature. (1978: 45-46) ’

Dans la dernière citation, "esthétique" suppose qu'à la lecture d'une œuvre littéraire, le public détient une expérience préalable concernant:

  • le genre dont elle relève,
  • la forme,
  • et la thématique; cette expérience présuppose que le lecteur dispose de connaissances acquises lors de la lecture d'œuvres antérieures.

Pour ce qui concerne, le genre, une œuvre comme Don Quichotte de Cervantès

‘suscite chez ses lecteurs toutes les attentes spécifiquement liées aux vieux romans de chevalerie tant appréciés du public. (Ibid. : p51) ’

Même remarque pour Jacques le Fataliste de Diderot, dont le début évoque pour le public de cette époque-là, le schéma d'un genre bien connu en l'occurrence le roman de voyage7.

Nous passons maintenant à la forme et la thématique: nous prenons comme exemples8, Madame Bovary de G. Flaubert, et Fanny de Feydeau parues à la même époque.

Au niveau de la thématique, ces deuxromans

‘allaient au-devant de l'attente d'un public nouveau qui -selon l'analyse de Baudelaire- avait abjuré tout romantisme et méprisait également la grandeur des passions et leur naïveté: ils traitaient un sujet banal, l'adultère en milieu provincial et bourgeois. Les deux auteurs avaient su, au-delà du détail attendu dans les scènes érotiques, donner un aspect frappant et neuf à la relation triangulaire avant eux pétrifiée par la convention. (Ibid. : p56)’

Il est clair que les deux auteurs n'ont rien inventé au niveau de la thématique, puisque le thème de "l'amour triangulaire", déjà utilisé bien avant eux, a été juste traité sous un jour nouveau.

Si ces deux romans se rejoignent au niveau de la thématique employée, ils se différencient par contre au niveau de la forme:

‘L'innovation formelle de Flaubert -son principe de "narration impersonnelle"- que Barbey d'Aurevilly attaquait en disant, dans son langage imagé, que si l'on pouvait construire en acier anglais une machine à raconter elle ne fonctionnerait pas autrement que Monsieur Flaubert- ce principe d' "impassibilité" devait nécessairement heurter le même public auquel s'offrait Fanny, avec son contenu émoustillant présenté sous la forme facile et sur le ton d'une confession. (Ibid. : 57) ’

La forme choisie par Flaubert -la "narration impersonnelle"- ne rentrait pas dans la norme consacrée par les romans antérieurs, et à laquelle s'était habitué le public: la conséquence en est ce que ce public a préféré Fanny de Feydeau "avec son contenu émoustillant présenté sous la forme facile".

Ces trois composantes que nous venons de voir: le genre, la thématique, et la forme, correspondent à l' "esthétique"; cette dernière se trouve liée à l' "horizon d'attente" d'un public; pour H. R. Jauss cet "horizon d'attente" coïncide avec

‘tout un ensemble d'attentes et de règles du jeu avec lesquelles les textes antérieurs l'ont familiarisé et qui, au fil de la lecture, peuvent être modulées, corrigées, modifiées ou simplement reproduites. (Ibid. : 51). ’

Pour résumer, disons que l' "horizon d'attente", ce à quoi le public s'est familiarisé, est lié à tout ce qui évoque la convention, la norme, et le canon.

Après avoir examiné l'aspect "esthétique" dans sa relation avec l' "horizon d'attente", il nous reste à voir comment l'" histoire" constitue, selon H. R. Jauss, l'autre pôle de base dans la définition d'un lecteur:

‘Déjà l'accueil fait à l'œuvre par ses premiers lecteurs implique un jugement de valeur esthétique, porté par référence à d'autres œuvres lues antérieurement. Cette première appréhension de l'œuvre peut ensuite se développer et s'enrichir de génération en génération, et va constituer à travers l'histoire "une chaîne de réceptions" qui décidera de l'importance historique de l'œuvre et manifestera son rang dans la hiérarchie esthétique. (Ibid. : 45)’

Pour comprendre l'importance de l' "histoire" au niveau de la réception faite par le lecteur, nous revenons aux œuvres de Flaubert et de Feydeau. Nous avons vu que Madame Bovary n'a pas été accueillie favorablement à l'époque de sa parution, car l'emploi d'une forme nouvelle -la forme impersonnelle- heurtait un public qui n'était pas habitué à cette innovation formelle.

À la même époque, Fanny de Feydeau, a été, elle, plutôt bien accueillie par le même public.

‘Ce public trouvait...illustrées dans les descriptions de Feydeau les normes de la vie élégante et – objets des ses désirs inassouvis- les mœurs des milieux sociaux qui donnaient le ton; il pouvait se délecter sans retenue de la scène culminante où lascivement, Fanny séduit son époux...Mais lorsque ensuite Madame Bovary, après n'avoir été comprise d'abord que par un petit cercle de connaisseurs puis reconnue comme marquant un tournant dans l'histoire du roman, atteignit au succès mondial, le public des lecteurs de romans dont elle avait formé le goût consacra la nouvelle attente, le nouveau canon esthétique qui rendait insupportables les faiblesses de Feydeau- son style fleuri, ses effets à la mode, les clichés lyriques de ses pseudo-confessions- et condamnait Fanny, best-seller d'un jour, à sombrer dans l'oubli. (Ibid. : 57)’

Nous voyons donc que la réception de ces deux œuvres a connu une évolution au cours de l'histoire:

  • en effet, au début Madame Bovary a été mal accueillie parce qu'elle s'était écartée, par la forme qu'elle a choisie –la forme impersonnelle- à l' "horizon d'attente" du public, mais après les canons et les normes ont historiquement évolué, et un autre public, familiarisé à un nouvel horizon d'attente, l'a favorablement accueillie, car elle était en conformité avec ce nouveau canon esthétique;
  • Fanny de Feydeau a connu, elle, un cheminement opposé, puisque au début elle consacrait le canon esthétique en vigueur, mais après elle a sombré dans l'oubli, puisqu'elle ne véhiculait plus les nouvelles normes, et ne cadrait plus avec l'horizon d'attente du public.

Il reste maintenant à voir comment pour H. R. Jauss une œuvre littéraire est jugée aussi bien au travers des normes esthétiques (ou artistiques) que du prisme social:

‘L'œuvre littéraire nouvelle est reçue et jugée non seulement par contraste avec un arrière-plan d'autres formes artistiques, mais aussi par rapport à l'arrière-plan de l'expérience de la vie quotidienne. La composante éthique de sa fonction sociale doit être elle aussi appréhendée par l'esthétique de la réception en termes de question et de réponse, de problème et de solution, tels qu'ils se présentent dans le contexte historique, en fonction de l'horizon où s'inscrit son action. Comment une forme esthétique nouvelle peut entraîner aussi des conséquences d'ordre moral ? (Ibid. 76) ’

Á la dernière question que se pose Jauss, un exemple permettra de mieux comprendre comment une forme esthétique a des conséquences sur une norme morale et sociale. Comme nous l'avons vu plus haut, dès sa parution Madame Bovary, n'a pas été accueillie favorablement, à cause de l'emploi d'une nouvelle forme non encore consacrée par la norme, et ne correspondant pas à l'horizon d'attenteesthétique du public: cette forme est la narration impersonnelle (ou impartiale) liée à l'emploi du discours indirect libre. Ainsi dans ce fragment (en italique) tiré de l'œuvre de Flaubert:

"Elle allait donc enfin posséder ses plaisirs de l'amour, cette fièvre de bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux, où tout serait passion, extase, délire..." le procureur prit ces dernières phrases pour une description objective impliquant le jugement du narrateur, et s'échauffa sur cette "glorification de l'adultère"...Or l'accusateur de Flaubert était victime d'une erreur que l'avocat ne se fit pas faute de relever aussitôt: les phrases incriminées ne sont pas une constatation objective du narrateur, à laquelle le lecteur pourrait adhérer, mais l'opinion toute subjective du personnage dont l'auteur veut décrire ainsi la sentimentalité. (Ibid. : 77) ’

Ainsi la proposition "elle allait donc enfin posséder ses plaisirs de l'amour" n'est ni un discours direct, ni un discours indirect, deux formes qui auraient permis au lecteur d'attribuer clairement cette opinion à Emma; cette proposition apparaît plutôt sous la forme d'un discours indirect libre qui rend difficile le partage entre les propos du personnage et ceux du narrateur.

La forme inventée par Flaubert, la narration impersonnelle

‘rompait avec une vieille convention du genre romanesque: la présence constante d'un jugement moral univoque et garanti porté sur les personnages. (Ibid. : 77) ’

Le fait que la narration impersonnelle choisie par Flaubert se défende de tout jugement moral, et le fait que les propos d'Emma -sous forme de discours indirect libre- n'aient pas été condamnés explicitement par le narrateur, ont induit le procureur en erreur qui jugea l'œuvre comme dangereuse pour la moralité publique: c'est en cela qu'une œuvre est jugée tant par rapport à un arrière-plan esthétique qu'un arrière-plan de l'expérience la vie quotidienne, ou de la morale d'une époque.

Ce genre de travail constitue la caractéristique de la théorie de la réception esthétique qui s'intéresse à l'accueil réservé:

  • à la lumière des normes esthétiques que le public (ou le lecteur) a assimilées tout au long de ses lectures antérieures; ce même public examine si cette œuvre correspond à son horizon d'attente, ou s'en écarte;
  • et à la lumière des normes morales en usage dans une certaine époque qui permettent à ce public de savoir si l'œuvre rentre dans le schéma consacré par la société.

La théorie de l'effet esthétique représentée par W. Iser (1985) propose une autre approche qui refuse de voir dans le lecteur une détermination historique et sociale, et pose que le lecteur ne peut être défini que par le texte: autrement dit ce lecteur est "programmé" et présupposé par les données textuelles, et par rien d'autre. Ce lecteur

‘incorpore l'ensemble des orientations internes du texte de fiction pour que ce dernier soit tout simplement reçu. (1985 : 70). ’

Suivre les "orientations" du texte permet au lecteur de constituer le sens:

‘Suivre les instructions du texte, cela veut dire procéder à la constitution du sens du texte. (Ibid. :14) ’

Le "sens" est défini comme suit:

‘Ce sens a tout d'abord un caractère esthétique car il se signifie lui-même; en effet, quelque chose naît de lui qui n'existait pas auparavant. Il ne peut ensuite se manifester que comme effet, et cet effet ne peut se définir par rapport à aucune expérience existante. C'est par l'expérience de la lecture qu'est saisi cet effet (Ibid. : 52). ’

De plus, ce sens, sélectionné par le lecteur, n'est pas arbitraire, puisqu'il est prévu par le texte.

Il est important de souligner que pour W. Iser, sens s'oppose à signification: si le premier est constitué à travers les données textuelles et ne peut se définir par rapport à aucune expérienceexistante, le deuxième indique un cadre de référence extérieur au texte:

‘Si une signification détient sa valeur en tant que telle et trouve à se légitimer par rapport à un cadre de référence extérieur au texte, cette signification, en tant que produit du texte, ne peut plus être à proprement parler esthétique. (Ibid. : 52) ’

Cette différence entre sens et signification permet à W. Iser d'adresser une critique à l'interprétation classique qui

‘conçoit le sens comme l'expression de valeurs reconnues collectivement. (Ibid. : 53)’

Ces "valeursreconnuescollectivement" renvoient bien sûr à un cadre de référence extérieur, et ne relèvent plus de l'effet l'esthétique.

Nous avons vu plus haut que U. Eco considère qu'il existe une "coopération" entre le texte et le Lecteur Modèle; W. Iser, lui, emploie le terme "interaction": dans les deux cas cela suppose une communication où le texte donne des "instructions", des "directives", "des indices"...que le lecteur se doit de chercher et découvrir pour qu'il puisse construire le sens autorisé; pour W. Iser:

‘La constitution sémantique du texte requiert la participation du lecteur, lequel doit réaliser la structure qui lui est présentée pour faire apparaître le sens. (Ibid. : 273). ’

Il est évident donc que dans la relation texte-lecteur il existe bien une communication; pour ce faire nous prenons un exemple qui permettra:

  • d'étayer l'hypothèse selon laquelle le texte "communique" avec le lecteur;
  • et de comprendre par la même occasion ce que veut dire sens pour W. Iser.

Dans Tom Jones de Fielding, l'un des personnages de ce livre, Allworthy, est présenté comme un homme parfait, contrairement à Blifil qui, lui, est montré comme un hypocrite à la religiosité simulée: le rôle de "ces signifiants" (la perfection et l'hypocrisie) ne consiste pas à valoriser la perfection, mais sert surtout à communiquer au lecteur une directive (un indice) pour qu'il construise un sens (ou un effet) différent de la perfection, en l'occurrence le manque de discernement d'Allworthy qui n'a pas entrevu l'hypocrisie de Blifil9.

W. Iser affirme ce qui suit à propos de la communication entre le texte et le lecteur:

‘À l'aide de ces transformations guidées par les signes du texte, le lecteur finit par produire l'objet imaginaire...par conséquent, le texte de fiction doit être vu principalement comme communication, et l'acte de lecture essentiellement comme une relation dialogique. (Ibid. : 121). ’

Un autre exemple permettra de démontrer qu'il existe bel et bien une relation interactionnelle entre le texte et le lecteur du fait que le premier abonde de potentialités qui attendent d'être réalisées et actualisées par le second.

Quand il lit Ulysse de J. Joyce, le lecteur ne manque pas de rapprocher le cigare de Bloom de la lance d'Ulysse de l'épopée homérique10. Mais ce qui pose problème c'est que le lecteur trouve des difficultés pour relier le cigare et la lance du fait que tous les deux appartiennent à deux contextes référentiels différents. Cette difficulté est surmontée quand ce lecteur identifie le rapport entre les deux éléments comme relevant de "l'ironie"; le texte qui n'a pas formulé explicitement cette ironie, a sollicité le lecteur dans l'établissement de cet effet (ou ce sens) ironique: d'où une communication entre les deux pôles.

Pour conclure, disons que dans l'optique de W. Iser, l'effet esthétique repose sur trois pôles: le texte, le lecteur, et l'interaction qui s'instaure entre eux: cette interaction postule un lecteur coopératif dont le travail consiste à établir un rapport, une coordination et une synthèse des directives textuelles qui paraissent à première vue isolées et non liées; l'effet de sens se dégage du fait de ces regroupement et synthèse opérés par le lecteur.

Il n'est pas impossible de voir les deux approches, en l'occurrence la théorie de l'effet esthétique et celle de la réception se combiner dans l'étude d'un texte littéraire; en effet comme l'affirme W. Iser un travail atteint un haut degré de scientificité en utilisant ensemble les méthodes de l'une et de l'autre:

‘L'esthétique de la réception atteint son plein développement lorsque ces deux orientations se trouvent combinées. (Ibid. : 5) ’

Notre étude sur Désert se contentera, par contre, de s'intéresser:

  • au lecteur implicite celui de W. Iser11, présupposé uniquement par le texte, et par rien d'autre;
  • nous ne refusons pas le postulat de H. R. Jauss selon lequel le lecteur serait déterminé par un "horizon d'attente" correspondant aussi bien aux canons esthétiques accumulés au fil de ses lectures antérieures, que sociaux; mais nous estimons que ce lecteur pourvu d'un "horizon d'attente"12 constitue une immense problématique qui mériterait plus que ce modeste travail: en effet cela exige une étude minutieuse sur l'esthétique à l'époque de la publication de Désert (1980), qui permettra de juger, par exemple, si l'œuvre de Le Clézio est en conformité avec cette esthétique, ou si elle s'en écarte, (comme l'a fait H. R. Jauss avec Madame Bovary et Fanny);
  • nous pensons que toute œuvre littéraire, qu'elle soit réaliste, surréaliste, fantastique...n'est pas totalement coupée de son environnement historique, et pose, de près ou de loin une problématique liée à la réalité;
  • cette œuvre littéraire présuppose aussi bien un destinateur (l'auteur) qu'un destinataire (le lecteur), et nous imaginons mal, de ce fait, qu'une œuvre soit produite pour ne pas être lue.

Dans sa critique adressée aux écoles marxiste et formaliste, H. R. Jauss reproche, justement, à ces deux tendances d'ignorer la position programmée par chaque œuvre au lecteur:

‘Leurs méthodes saisissent le fait littéraire dans le circuit fermé d'une esthétique de la production et de la représentation; ce faisant elles dépouillent la littérature d'une dimension pourtant nécessairement inhérente à sa nature même de phénomène esthétique ainsi qu'à sa fonction sociale: la dimension de l'effet produit (Wirkung) par une œuvre et du sens que lui attribue un public, de sa "réception". Le lecteur, l'auditeur, le spectateur –en un mot: le public en tant que facteur spécifique ne joue dans l'une et l'autre qu'un rôle tout à fait réduit. (Ibid. : 44). ’
Notes
7.

Exemple tiré de H. R. Jauss, (1978 : 51)

8.

Exemple tiré de H. R. Jauss, (1978 : 56)

9.

Exemple tiré de W. Iser, (1985 : 120).

10.

Exemple tiré de W. Iser, (1985 : 235).

11.

Comme nous l'avons vu plus haut,"lecteur implicite" est proche du "lecteur modèle" d'U. Eco.

12.

Voir plus haut "horizon d'attente" dans la perspective de H. R. Jauss.