5.5. Les personnages.

Que ce soit dans le premier et le deuxième texte, nous aurons l'occasion de démontrer que la description des personnages apparaît comme statique, puisque du début jusqu'à la fin ce sont presque les mêmes indices qui se trouvent employés pour décrire le même personnage: c'est le cas notamment de Lalla et du Hartani dans le deuxième texte, du cheikh Ma el Aïnine et du père de Nour dans le premier texte.

Cette technique qui consiste en ce que des indices identiques soient utilisés du début jusqu'à la fin du texte, pour décrire le même personnage trouve peut-être explication dans le deuxième texte; en effet nous verrons que, malgré les innombrables clichés qu'il reproduit dans son laboratoire, le photographe trouve toujours des difficultés à appréhender Lalla, car il entrevoit un autre être qui la définit:

‘Il y a quelque chose de secret en elle...qu'on peut voir, mais jamais posséder, même si on prenait des photographies à chaque seconde de son existence, jusqu'à la mort. p350’ ‘Il regarde Lalla Hawa, et comme si, par instants, il apercevait une autre figure, affleurant le visage de la jeune femme, un autre corps derrière son corps; à peine perceptible, léger, passager, l'autre personne apparaît dans la profondeur, puis s'efface, laissant un souvenir qui tremble. pp350-351 ’

L'effet esthétique consiste à inférer que si le photographe trouve de grandes difficultés à fixer Lalla à travers ses photos, la tâche de l'écrivain est plus ardue encore, car l'outil qu'il emploie, en l'occurrence l'écrit, est nécessairement imparfait: la description des personnages basée sur l'écrit reste donc approximative, et ne peut jamais esquisser un portrait exact; mais il se trouve que l'emploi répétitif des mêmes indices pour décrire le même personnage pourra constituer une solution du moins temporaire à cette difficulté de figer le personnage.

Il arrive que certains indices soient communs au moins à deux personnages: ainsi nous verrons dans le premier texte que le cheikh Ma el Aïnine, le père, le soldat aveugle et Nour se partagent certaines propriétés, d'où un système de renvoi que nous avons appelé "correspondance".

Le lecteur se rend compte aussi que les personnages des deux textes se partagent certains indices ce qui permet de faire le lien entre ces deux textes, d'où un autre type de "correspondance": ce dernier type suppose que certains indices employés dans le deuxième texte se retrouvent dans le premier.

L'effet de sens sélectionné par le lecteur pose que les deux textes qui composent Désert ne sont pas totalement indépendants l'un de l'autre, et que les personnages de l'un renvoient aux personnages de l'autre.

Nous examinerons aussi le cas de certaines descriptions qui paraissent a-fonctionnelles: en effet nous verrons par exemple qu'Aamma est un personnage important, car c'est elle qui a emmené Lalla à l'atelier de Zora pour travailler et ramener de l'argent, et c'est encore elle qui lui a proposé de se marier avec l'homme riche; mais le lecteur n'a droit à aucune description d'elle, sauf dans la deuxième partie du deuxième texte pour signaler brièvement que son visage a changé:

‘Aamma a beaucoup vieilli en quelques mois. Elle a un visage maigre et fatigué, un teint gris, et ses yeux sont cernés d'un cercle bistre. p265 ’

Aïcha Kondicha qui n'apparaît qu'une seule fois a droit par contre à une description bien avant Aamma au premier chapitre de la première partie; Aïcha Kondicha n'apparaît pas comme un personnage important, car elle n'est jamais intervenue dans la vie de Lalla, et de plus elle disparaît juste après cette description:

‘Il y a aussi cette femme qui fait peur. Elle n'est pas vieille, mais elle est très sale, avec des cheveux noirs et rouges emmêlés, des habits déchirés par les épines. p86 ’

Même remarque pour ce qui concerne Zora la patronne de l'atelier de tapis qui sera décrite au chapitre douze de la première partie bien avant Aamma. Et même le chien Dib du quartier Panier se trouve décrit dès son apparition (chapitre trois, deuxième partie), alors que quand elle apparaît pour la première fois au chapitre premier de la première partie, Aamma n'a pas été décrite.

Ce qu'il faut remarquer -il s'agit de l'effet esthétique- c'est que dans Désert n'importe quel personnage peut être décrit sans que sa description représente une importance capitale pour la suite des chroniques de Lalla.

Dans le premier texte de Désert, le lecteur note que trois personnages peuvent postuler au statut de personnage principal: il s'agit du père de Nour, du cheikh Ma el Aïnine, et de Nour lui-même.

La technique du point de vue permet au lecteur de décider que c'est Nour qui est le personnage principal tout simplement parce que son point de vue (le PDV) s'étale du début jusqu'à la fin du texte, alors que ceux de son père et du cheikh Ma el Aïnine sont absents.

Outre le critère du PDV, le lecteur est conforté dans son hypothèse que c'est Nour le personnage principal quand il voit que ce dernier s'approprie les rôles actantiels 18 de son père, en tant que guide, et du cheikh Ma el Aïnine en tant que "pourvoyeur" de la bénédiction: en plus du point de vue, Nour apparaît comme un personnage doté de modalités, puisqu'il guide effectivement le soldat aveugle, puis donne la bénédiction au cheikh, ce qui suppose qu'il détienne un vouloir, un savoir et un pouvoir.

L'effet esthétique mis en avant suppose que le personnage principal constitue une catégorie problématique, puisque le texte ne le désigne plus explicitement; le lecteur se doit donc de le découvrir seul en se basant sur certains critères que nous aurons à examiner.

Pour poursuivre notre étude concernant les modalités, nous verrons que le savoir de Lalla dans le deuxième texte paraît contradictoire ce qui pose difficulté au lecteur: en effet au chapitre quatorze de la première partie le lecteur apprend que Lalla a décidé de ne jamais retourner à la Cité:

‘C'est parce qu'elle sait qu'elle ne reviendra plus à la Cité. p211 ’

, mais voilà qu'au dernier chapitre du livre, il est déconcerté de lire que Lalla y est finalement retournée:

‘Un peu plus loin, sur l'autre rive, commence le sentier qui va jusqu'à la Cité. p413 ’

Le savoir, dans le premier texte, est source d'instabilité pour l'information du lecteur: en effet au chapitre trois, par exemple, ce lecteur apprend que Nour ne sait pas où il marche (page 224), mais il se souvient qu'au chapitre deux ce personnage était au courant de la destination de leur marche, informé en cela par son père:

‘"Nous allons partir bientôt, notre cheikh l'a dit, nous allons partir bientôt."’ ‘"Où ? avait demandé Nour. ’ ‘"Vers le nord, au-delà des montagnes du Draa...p49 ’

Le lecteur interprète alors que l'une des caractéristiques des personnages dans Désert est qu'ils se contredisent, oublient ou se remettent en cause.

La modalité du vouloir permet au lecteur de noter que:

Cette modalité de vouloir permettra d'établir une comparaison avec un personnage comme Radicz qui, contrairement à Lalla, refuse d'abord le vouloir de sa mère de le vendre à son nouveau patron -en essayant de s'enfuir- mais à la fin il l'accepte.

Dans le premier texte, le vouloir des nomades déconcerte le lecteur; en effet dès les premières pages, il lit ceci:

‘Ils ne voulaient rien. p8 ’

, et quelques lignes après il lit qu'ils marchent "pour trouver autre chose"; l'emploi de "choses" est loin de faire avancer le lecteur:

‘Ils marchaient sans s'arrêter, sur les chemins que d'autres pieds avaient déjà parcourus, pour trouver autre chose. p13 ’

Le vouloir des nomades ne sera dévoilé qu'au chapitre deux où le lecteur apprend qu'ils marchent vers le nord pour trouver la terre, et l'eau; mais au chapitre trois le lecteur est déconcerté quand il lit qu'un autre vouloir sera mis en avant: les nomades marchent vers le nord pour mener la guerre sainte contre les Chrétiens (les Français); au chapitre cinq un autre vouloir sera prêté aux nomades qui marchent vers le nord pour chasser le roi compromis avec les ennemis: nous pensons que c'est dans la multiplicité des vouloirs que le lecteur est désorienté.

Le lecteur infère que Désert accorde une grande importance aux modalités dont la présence permet de cerner de plus près le "profil" des personnages.

Le "système de sympathie" tel que décrit par V. Jouve (1992) est basé sur la dimension affective générée chez le lecteur, et qui doit être construite et programmée à travers les indices textuels: ces derniers que nous aurons à étudier plus en détails font que le lecteur se rapproche des nomades, dont la terre est spoliée, et qu'il déconsidère les Chrétiens qui usent du pouvoir de l'argent pour conquérir cette terre.

Dans le deuxième texte de Désert, le lecteur prend une part active dans la construction de la représentation de Lalla; cette représentation se base uniquement sur les données linguistiques fournies par le texte.

Ainsi Lalla évolue:

‘Elle ne savait pas bien ce qu'était la peur, parce que là-bas, chez le Hartani, il n'y avait que des serpents et des scorpions, à la rigueur les mauvais esprits qui font des gestes d'ombre dans la nuit; mais ici c'est la peur du vide, de la détresse, de la faim, la peur qui n'a pas de nom et qui semble sourdre des vasistas entrouverts sur les sous-sols affreux, puants, qui semble monter des cours obscures…p279 ’

Et effectivement le lecteur apprend aux chapitres trois, cinq, et six que Lalla a constamment peur.

Lalla apparaît donc comme un personnage "dynamique", qui évolue au fur et à mesure que le lecteur avance dans sa lecture; le lecteur se doit aussi de repérer et suivre ces évolutions physique, psychologique et passionnelle dans sa tentative de comprendre ce personnage.

Le regard s'avère être important pour Lalla, et même nous allons jusqu'à dire que Lalla est définie par ce sens, puisque tout ce qui passe par ses yeux se trouve développé et détaillé au maximum, témoignant la multiplicité des propriétés rattachées à l'objet focalisé ou regardé.

Pour résumer, disons que tout est examiné par Lalla du moment que ses yeux enregistrent la présence d'un objet, de quelle que nature qu'il soit.

Outre le regard, le lecteur note l'importance d'autres sens comme l'ouïe ou le goût qui sont constamment en éveil: d'où le constat fait par le lecteur que le corps est important dans la perception qu'a Lalla des choses du monde.

Cette perception du monde génère une sorte d'harmonie avec la nature, et tous les éléments qui la composent: en effet Lalla se réfugie à la mer quand elle se dispute avec sa tante (chapitre treize, première partie), elle aime observer le ciel et les nuages, elle passe la plupart de son temps dans les collines à regarder le soleil, les oiseaux...

Quand elle se trouve à Marseille, Lalla pense à tout ce qui renvoie à cette nature qu'elle aime tant, mais dont la présence demeure rare à Marseille.

Cette symbiose entre Lalla et la nature est plus manifeste encore quand la jeune femme s'apprête à accoucher à la fin du livre, où sa plainte se mêle au bruit de la mer:

‘…sa plainte monte, se mêle au bruit ininterrompu de la mer, qui vient à nouveau dans ses oreilles. La douleur va et vient dans son ventre, lance des appels de plus en plus proches, rythmés comme le bruit des vagues. p417 ’

Nous verrons aussi qu'un système d'intertextualité sollicite les connaissances du lecteur qui, à travers des termes comme "nausée", ou "galet", se rend à l'évidence que Lalla renvoie à Roquentin de la Nausée de J. P. Sartre.

Le lecteur ne manque pas de sympathiser19 avec Lalla à travers les instructions textuelles: en effet elle rend visite à Naman quand il tombe malade, alors que les autres habitants l'oublient (première partie, chapitre treize); elle se contente de suivre les crabes contrairement aux autres enfants qui veulent les tuer (première partie, chapitre premier)..., elle compatit au sort des pauvres, tandis que les habitants de Marseille les évitent en détournant leur regard (deuxième partie, chapitre deux); si elle écoute les histoires de Naman c'est par pur plaisir, alors que les fils d'Aamma les écoutent pour savoir combien on gagne d'argent à Marseille; Lalla ne se moque pas de Naman comme le font ses cousins; elle refuse les préjugés des autres quand ils disent que le Hartani est un mejnoun (possédé par les démons), que le Soussi est paresseux...

Rien de plus efficace au niveau des stratégies textuelles que d'opposer Lalla aux autres personnages pour que le lecteur choisisse de sympathiser avec la première.

Le lecteur se rapproche encore plus de Lalla quand elle défend avec véhémence les petites filles des pauvres, frappées constamment par la patronne Zora (chapitre douze, première partie), quand elle a failli être violée par un résident à l'hôtel où elle travaille (deuxième partie, chapitre six)...

Le lecteur sympathise aussi avec les enfants dont fait partie Lalla: en effet Lalla est décrite à un certain moment de sa vie comme enfant; Lalla comme le Hartani et Radicz sont des enfants orphelins, et connaissent la rudesse de la vie depuis leur jeune âge; les enfants sont exploités par les adultes qui les contraignent à travailler comme ces petites filles dans l'atelier de Zora (première partie, chapitre douze)...

La femme emporte aussi la sympathie du lecteur: en effet elle est maltraitée comme cette Grecque constamment battue par son mari (deuxième partie, chapitre cinq); elle est vue comme un objet sexuel: ainsi quand Lalla va voir Asaph pour travailler dans son épicerie, l'homme n'arrête pas de regarder ses seins, son ventre...(deuxième partie, chapitre premier)...

Le texte donne aussi des instructions permettant au lecteur de se faire une idée sur la société dans laquelle Lalla a vécu (la Cité): il apprend ainsi que cette société est imprégnée encore par la superstition, et la magie, croit dans les esprits et les miracles, craint de parler des hommes saints comme le fait Aamma qui refuse de parler beaucoup quand il s'agit de l'Homme Bleu (première partie, chapitre premier).

Le lecteur apprend que cette société est matérialiste, puisque Aamma veut que Lalla se marie à l'homme au veston, car il est riche et qu'il connaît des gens puissants (première partie, chapitre treize)..., elle voit dans les relations entre les hommes basées sur les intérêts puisque les fils d'Aamma demandent à Naman de leur donner l'adresse de son frère à Marseille, qui peut leur être utile un jour (première partie, chapitre trois)...

Le lecteur se rend compte que le deuxième texte de Désert est une sorte d'hommage aux pauvres, aux immigrés: en effet il ne faut pas oublier que Lalla est une immigrée qui a laissé son pays, et se considère comme pauvre:

‘Mais elle ne veut pas dormir. Où pourrait-elle s'abandonner, s'oublier? La ville est dangereuse, et l'angoisse ne laisse pas les filles pauvres dormir, comme les enfants des riches. p307 ’

La partie consacrée aux noms propres des personnages permettra de voir que cette catégorie n'est plus stable, et a perdu de son "assurance" habituelle: en effet nous verrons que dans une seule page, et à un seul personnage peuvent être rattachés plusieurs noms; c'est le cas de la femme du cheikh Ma el Aïnine dans l'exemple qui suit avec l'emploi respectif de "Meymuna Laliyi" et "Lalla Meymuna":

‘…appuyé sur l'épaule de son serviteur, suivi de Meymuna Laliyi, sa première femme…Nour le regardait, silhouette légère…suivie par l'ombre noire de Lalla Meymuna. p400 ’

L'étude des noms propres permettra aussi de noter l'importance de leur motivation, puisque parfois le nom d'un personnage se trouve doté d'un sens comme le Bareki, qui a été appelé ainsi car il a été béni le jour de sa naissance, (chapitre trois, première partie).

Le lecteur se rendra compte aussi que ces noms sont d'origine arabo-musulmane, et si dans certains cas le sens en est donné, dans d'autres par contre il ne l'est pas, ce qui pose problème pour un lecteur non arabophone.

Il faut remarquer aussi que dans le deuxième texte, les noms français sont quasi-absents, à part "Paul Estève", le nom de celui qui a aidé Lalla après son évanouissement (deuxième partie, chapitre deux).

Le premier texte comporte lui des noms français comme le général Moinier, Mauchamp, Camille Douls chapitre cinq, et le colonel Mangin (chapitre sept).

Notes
18.

Le rôle actantiel réfère à la sémiotique de A J Greimas.

19.

La sympathie sollicite la dimension affective du lecteur; voir plus loin V. Jouve (1992).