6.1 Le point de vue dans l'optique de A. Rabatel.

Nous avons décidé de nous appuyer dans notre étude de la problématique du point de vue sur les deux principaux travaux d'A. Rabatel, en l'occurrence une Histoire du point de vue (1997), et la Construction textuelle du point de vue, (1998). En effet, ces deux ouvrages ont le mérite de ré-interroger une problématique qui n'a pas cessé d'alimenter les débats théoriques, et de remettre en cause les postulats de l'un des théoriciens auquel on associe la notion de point de vue, en l'occurrence G. Genette.

A. Rabatel remplace d'abord le terme focalisation consacré par G. Genette, par point de vue, car il estime que

‘la notion de focalisation, en linguistique, renvoie plutôt à certains phénomènes d'emphase ou à la mise en focus de l'information nouvelle, ou sur laquelle porte le dynamisme communicationnel. (1997: 277, note n°1) ’

Le deuxième écart théorique introduit par A. Rabatel consiste à exclure de sa typologie la focalisation externe qui, il faut le dire, reste floue et pose beaucoup de difficultés quand il s'agit de la mettre en application. A. Rabatel élimine donc du champ de son travail la focalisation externe, et postule par contre l'existence d'un focalisé externe, c'est-à-dire d'un objet perçu par le focalisateur qui peut être le narrateur ou le personnage.

Exemple:

Cet exemple est tiré du Père Goriot de Balzac:

‘Rien n'est plus triste à voir que ce salon meublé de fauteuils et de chaises en étoffe de crin à raies alternativement mates et luisantes. Au milieu se trouve une table ronde à dessus de marbre Sainte-Anne, décorée de ce cabaret en porcelaine blanche ornée de filets d'or effacés à demi, que l'on rencontre partout aujourd'hui. Cette pièce assez mal planchéiée, est lambrissée à hauteur d'appui. Le surplus des parois est tendu d'un papier verni représentant les principales scènes de Télémaque, et dont les classiques personnages sont coloriés. Le panneau d'entre les croisées offre aux pensionnaires le tableau du festin donné au fils d'Ulysse par Calypso. Depuis quarante ans, cette peinture excite les plaisanteries des jeunes pensionnaires, qui se croient supérieurs à leur position en se moquant du dîner auquel la misère les condamne. La cheminée en pierre, dont le foyer toujours propre atteste qu'il ne s'y fait du feu que dans les grandes occasions est ornée de deux vases pleins de fleurs artificielles, vieillies et encagées quiaccompagnent une pendule bleuâtre du plus mauvais goût. (Exemple tiré d'A. Rabatel; Ibid. : 268) ’

Pour A. Rabatel des expressions comme: "rien n'est plus triste à voir", "assez mal planchéiée", "classiques personnages", "marbre bleuâtre du plus mauvais goût", sont quelques-unes des expressions

‘qui expriment le dégoût du N. En effet, toute cette description n'est pas focalisée par un P, puisque aucun personnage n'est alors présent, et susceptible de jouer le rôle d'observateur. (Ibid. : 268) ’

Dans le dernier exemple, le focalisé -"le salon" et tout ce qui le compose- est vu de l'extérieur par le narrateur (N).

En s'inspirant des analyses d'A. Rabatel, nous avons décidé d'écarter du champ de notre étude la focalisation externe, se contentant de constater qu'il y a un focalisé21 externe attribuable, soit au narrateur, soit au personnage.

La focalisation zéro, dans la terminologie genettienne, est un concept qui a l'inconvénient de renvoyer en même temps à une absence de foyer identifiable, et à une présence de focalisation, variable et multiple; pour l'absence de foyer identifiable, G. Genette affirme ce qui suit:

‘Il me semble que le récit classique place parfois son "foyer" en un point si indéterminé, ou si lointain, à champ si panoramique (la fameux "point de vue de Dieu", ou de Sirius, dont on se demande périodiquement s'il est bien un point de vue) qu'il ne peut coïncider avec aucun personnage, et que le terme de non-focalisation, ou focalisation zéro, lui convient plutôt mieux. (1983: 49)’

Alors que pour la focalisation variable, il affirme:

‘L'analyse d'un récit "non focalisé" doit toujours pouvoir le réduire à une mosaïque de segments diversement focalisés, et donc que focalisation zéro = focalisation variable. (Ibid. : 49) ’

Il est clair que la focalisation zéro pose problème parce qu'elle renvoie à deux phénomènes différents qui sont difficilement identifiables au niveau de la pratique; d'où un deuxième écart par rapport à la théorie de G. Genette.

Ce qui nous a motivés à nous appuyer sur le travail de A. Rabatel, c'est que sa démarche cherche à réunir les conditions, et les critères linguistiques qui permettent de dire que le lecteur se trouve devant un point de vue; d'ailleurs l'une de ses critiques adressée à G. Genette et à ses continuateurs est qu'ils

‘n'accordent pas suffisamment d'attention à la traduction linguistique de cette activité de perception à l'origine du PDV. (1998: 8) ’

Pour résumer, A. Rabatel écarte de sa théorie la focalisation zéro et la focalisation externe; il conserve la notion d'externe et l'applique au focalisé ou l'objet perçu: ainsi un focalisé externe peut être attribué soit au narrateur soit au personnage; il pose enfin qu'il y a deux points de vue dans une fiction romanesque: le point de vue du narrateur, et le point de vue du personnage (appelé aussi "focalisation interne" dans la terminologie genettienne).

Notes
21.

-Il faut noter, tout de même, que A. Rabatel garde les termes de "focalisateur" et de "focalisé", tout en excluant "focalisation", pour les raisons invoquées ci-dessus.