6.2. Les conditions linguistiques pour le repérage et l'attribution du point de vue (PDV).

Nous allons examiner ici quelques critères de nature linguistique qui contribuent à construire un point de vue; nous allons en examiner trois:

  1. lien entre les propositions P (ces propositions P sont les parties développées du focalisé) et le sujet de perception et/ ou des pensées;
  2. un verbe exprimant un procès de perception et/ ou un procès mental;

Pour A. Rabatel, toute perception comporte un aspect interprétatif (un procès mental), d'où une sorte d'intrication entre les deux:

‘Il existe donc des composantes perceptive et cognitive (ou épistémique) qui se superposent dans la perception. (Ibid. : 21) ’

Les deux derniers critères (conditions 1 et 2 ) sont formalisables ainsi:

X (verbe de perception et/ ou de procès mental) P

-où X est le terme repère, le sujet focalisateur, ou la source de la perception;

-et P est le terme repéré, ou focalisé, ou l'élément perçu s'étendant en des propositions.

  1. Aspectualisation du focalisé, c'est-à-dire que
‘la perception se trouve comme développée en plusieurs de ses parties, ou commentée d'une manière ou d'une autre, dans des progressions thématiques, (A. Rabatel, 1998: 25)’

Exemples:

‘Rovère détailla longuement les jambes. E1 Il en déduisit que c'étaient celles d'une femme, probablement assez jeune à en juger d'après le modelé de la cuisse, du mollet, que la putréfaction n'avait pas encore gommé. E2 Cloportes, punaises et cafards s'étaient infiltrés sous la soie des bas et y grouillaient en plaque ondulantes. (Exemple tiré d'A. Rabatel; Ibid. : 16)’

Dans cet extrait, le focalisateur est Rovère (symbolisé par X), le verbe de perception est "détailla", tandis que le focalisé étant les "jambes" de la femme morte, aspectualisées et développées à partir de E1 et E2. (E1 et E2 sont les propositions P).

Dans l'exemple suivant, le focalisateur est Pierre, le focalisé est le terme "femme", qui se trouve développé à partir de E1, alors que le verbe de perception est "regarda":

‘Pierre regarda sa femme. E1 Son visage était d'un ovale parfait et sonregard, surtout, très intense; elle devait être impatiente de regarder son nouveau visage dans le miroir. (Exemple extrait d'A. Rabatel; Ibid. : 51)’

Même mécanisme dans l'exemple qui suit, où le focalisateur est "Paul", le verbe est "vit", et le focalisé est le terme "mine" détaillé à partir de E1:

‘Paul vit à sa mine que Pierre était rentré tard hier au soir. E1 Teint pâle, yeux rouges, cernes, tout indiquait la fatigue. (Exemple extrait d'A. Rabatel, Ibid. : 27). ’

Il est clair donc que pour disposer d'un point de vue (PDV) il faut que le focalisé soit détaillé et développé le plus possible, autrement dit plus l'aspectualisation du focalisé est développée, "plus on est assuré d'être face à un PDV", (Ibid. : 30).

Nous avons vu que pour A. Rabatel, tout point de vue (PDV) exige:

  • un sujet focalisateur;
  • un procès de perception qui comporte une composante cognitive;
  • et un focalisé aspectualisé, c'est-à-dire développé au maximum.

Si nous sommes d'accord avec lui pour dire, qu'en partie, un PDV peut être construit à travers la perception liée au cognitif, par contre nous ne partageons pas son postulat selon lequel le PDV s'exprime uniquement dans le cadre des "phrases sans paroles", c'est-à-dire des phrases attribuées à un sujet focalisateur qui n'a "rien dit", (Ibid. : 16):

‘Ces perceptions (et les pensées qui y sont plus ou moins associées) sont des "phrases", en ce sens que ces perceptions sont toujours-déjà de la pensée; mais ces phrases ne sont pas verbalisées par le discours direct, indirect, ou indirect libre: elles sont donc "sans parole(s)". (Ibid. : 18)’

D'autant plus que les exemples qu'il donne pour étayer son hypothèse prêtent à discussion; il donne cet exemple pour prouver que le PDV est basée sur des phrases non prononcées par le focalisateur:

‘E1 Rovère détailla longuement les jambes. E2 Il en déduisit que c'étaient celles d'une femme, probablement assez jeune à en juger d'après le modelé de la cuisse, du mollet, que la putréfaction n'avait pas encore gommé. E3 Cloportes, punaises et cafards s'étaient infiltrés sous la soie des bas et y grouillaient en plaques ondulantes. (Ibid. :18) ’

Ainsi, pour A. Rabatel, l'emploi du verbe "déduisit", de par son sémantisme, introduit une phrase "sans paroles", ou une pensée non verbalisée. Mais il suffit de remplacer, par exemple, "déduisit" par "affirma" pour avoir:

‘E1 Rovère détailla longuement les jambes. E2 Il affirma à son collègue que c'étaient celles d'une femme, probablement assez jeune à en juger d'après le modelé de la cuisse... ’

Nous pensons, après la transformation opérée, qu'on est toujours devant un PDV, bien que "affirma" introduise cette fois-ci des phrases verbalisées. Bref, dans notre optique, un PDV ne se réalise pas uniquement dans le cadre des "phrases sans paroles", mais se concrétise aussi dans le cadre des "phrases avec paroles", ou verbalisées.

Nous ne sommes pas d'accord avec lui non plus, quand il affirme qu'un PDV correspond à l'expression d'une perception:

‘Le PDV correspond à l'expression d'une perception, dont le procès, ainsi que les qualifications et modalisations, coréfèrent au sujet percevant et expriment d'une certaine manière la subjectivité de cette perception. (Ibid. : 13) ’

Pour étayer son hypothèse, il utilise cet exemple tiré du Parfum de Süskind:

‘(17) Pour sûr, ce bâtard de Pelissier, avec ses trente-cinq ans, était déjà à la tête d'une fortune plus grande que celle que lui, Baldini, avait fini par amasser au bout de trois générations par un labeur obstiné...Ces Diderot, d'Alembert, Voltaire Rousseau et autres plumitifs dont le nom m'échappe...(Ibid.: 178) ’

Puis il affirme:

‘(17) représente les ruminations d'un artisan en déclin, dans un monde bouleversé par le progrès, auquel il ne sait s'adapter. Il englobe dans les mêmes vitupérations "ce bâtard de Pelissier", son concurrent heureux en affaires et "ces Diderot, d'Alembert".... en sorte qu'on est effectivement fondé à considérer (17) comme un PDV du personnage. (Ibid. : 180-181) ’

Il est clair que pour A. Rabatel des termes comme "ce bâtard de Pelissier" et "ces Diderot, d'Alembert" renvoient au PDV du personnage, mais le problème c'est que ces mêmes termes ne contiennent pas de perception dans leur sémantisme.

En s'appuyant sur la définition que donne le Robert, il affirme lui-même qu'un PDV comporte une "opinion particulière", (Ibid. : 14), et pour nous, cette "opinion" peut s'exprimer en dehors de la perception, comme nous l'avons vu dans l'exemple de la page 180.

Selon nous, le mérite de A. Rabatel consiste surtout à avoir posé dès le départ qu'un point de vue (PDV) ne peut être appréhendé en dehors des données linguistiques, et qu'il est vain de mettre en place des typologies sans fondements linguistiques, comme celles de G. Genette (avec la focalisation zéro, et la focalisation externe), qui sont certainement valables pour certains textes, mais ne le sont pas pour d'autres.

Mais là où nous divergeons de lui, c'est quand il pose qu'un PDV doit s'appuyer sur une perception, or comme nous l'avons vu à travers l'un des exemples qu'il donne, un PDV peut très bien être exprimé avec des termes qui n'ont pas de lien avec le procès perceptif.

De même que son postulat, selon lequel, un PDV ne peut se réaliser que dans le cadre "des pensées non verbalisées" reste faible, car rien n'empêche de disposer d'un PDV sous forme de discours direct, indirect, ou indirect libre; dans l'exemple qui suit tiré de Désert:

‘"Rien de sérieux", disait l'état-major, à Casa, à Fort-Trinquet, à Fort-Gouraud. "Un fanatique. Une sorte de sorcier, un faiseur de pluie..." p374’ ‘"Un fanatique", disaient les officiers, "un sauvage, qui ne pense qu'à tuer et à tuer" p375 ’

, des termes comme "un fanatique", "une sorte de sorcier", "un faiseur de pluie" (page 374); et "un sauvage" (page 375), qui sont insérés dans un discours direct, expriment le point de vue des militaires sur le cheikh Ma el Aïnine, et pourtant aucune perception n'est évoquée.