6.7. Le temps de la fiction pour P. Ricœur.

Comme nous le verrons dans la partie consacrée au temps, notre travail se divise en deux parties:

Dans la première partie, nous appliquerons la méthode de P. Ricœur exposée dans les trois tomes de Temps et récit.

P. Ricœur part de ce postulat: les apories temporelles auxquelles se sont heurtées tant de philosophes depuis l'Antiquité, à cause de la nature insaisissable du temps, trouvent une part de réponse dans les fictions romanesques:

‘La spéculation sur le temps est une rumination inconclusive à laquelle seule réplique l'activité narrative...La mise en intrigue, dirons-nous plus loin, répond à l'aporie spéculative par un faire poétique capable certes d'éclaircir…l'aporie, mais non de la résoudre théoriquement. (1983 : 21) ’

Dans le deuxième texte de Désert nous pouvons dire que Lalla se trouve confrontée à une "problématique" qui se résume ainsi:

‘Mais Lalla ne reste jamais très longtemps avec le Hartani, parce qu'il y a toujours un moment où son visage semble se fermer…C'est terrible, parce que Lalla voudrait bien retenir le temps où le Hartani avait l'air heureux, son sourire, la lumière qui brillait dans ses yeux. p135’

Le fait qu'il soit impossible de retenir le temps, et que la perspective d'un temps permanent soit inaccessible, constitue la difficulté que rencontre Lalla.

Pour résoudre en partie cette difficulté, Lalla cherche un temps qui certes passe, mais longuement et lentement: nous avons décidé d'appeler ce temps "le temps duratif".

Ainsi quand l'homme au veston vient une deuxième fois chez sa tante pour la demander en mariage, Lalla s'échappe vers les collines où elle sent que "tout son corps devenait semblable à celui d'une géante, qui vivrait très longuement, très lentement":

‘L'homme se trompe sur son regard, il fait un pas vers elle, en tendant les cadeaux. Mais Lalla bondit aussi vite qu'elle peut, elle s'en va en courant, sans se retourner, jusqu'à ce qu'elle sente sous ses pieds le sable du sentier qui mène vers les collines de pierres… Chaque fois que Lalla arrive dans ce pays, elle sent qu'elle n'appartient plus au même monde, comme si le temps et l'espace devenaient plus grands, comme si la lumière ardente du ciel entrait dans ses poumons et les dilatait, et que tout son corps devenait semblable à celui d'une géante, qui vivrait très longuement, très lentement. p199 ’

Donc, faute de temps permanent, c'est le temps duratif que Lalla cherche et convoite.

De même que cette difficulté est résolue partiellement avec l'emploi abondant d'expressions relatives à ce temps qui dure comme lentement, et longuement, mais aussi d'expressions référant à l'itérativité comme quelquefois, chaque fois, souvent...qui, selon nous, contiennent une certaine idée de durativité, (ou en lien avec le temps duratif).

Pour résume disons que:

Pour ce qui concerne les temps verbaux, nous verrons un peu plus loin qu'une théorie comme celle de H. Weinrich (1973) se heurte à des difficultés inhérentes à son postulat selon lequel une fiction romanesque (le monde raconté) n'accepte jamais les temps verbaux comme le présent, et le futur de l'indicatif (le monde commenté); or le premier texte de Désert s'inscrit en faux contre cette hypothèse, puisque des temps verbaux comme l'imparfait, ou le passé simple peuvent se combiner à des temps verbaux comme le présent de l'indicatif.

De même que nous nous appuierons sur certaines théories de la temporalité verbale du français comme celle de C. Vet (1980), et de A. Molendijk (1990) qui nous permettront de démontrer que l'imparfait et le présent de l'indicatif -les deux temps verbaux de base dans les deux textes de Désert- se partagent plusieurs points en commun que nous aurons à exposer un peu plus loin.

Enfin si nous avons choisi de nous appuyer sur la théorie de P. Ricœur -parmi tant d'autres- c'est parce qu'elle a démontré que des trois Mimésis, c'est dans Mimésis II 30 où les jeux avec le temps sont possibles avec les temps verbaux et le temps tel que vécu par les personnages.

Notes
29.

Conjonction renvoie à la sémiotique de A J. Greimas.

30.

Nous verrons dans la partie consacrée au temps ce que recouvrent ces trois Mimésis.