1.3. Des difficultés d'interprétation liées au point de vue.

Nous avons vu dans la partie consacrée au point de vue du narrateur comment le lecteur se heurte à une difficulté temporaire, quand il se trouve devant un focalisé aspectualisé et développé, sans qu'il puisse déterminer exactement la source du PDV; comme nous l'avons vu plus haut avec A. Rabatel un focalisé développé et "expansé" donne nécessairement un PDV, et puisque aucun personnage n'est mentionné permettant de lui attribuer le PDV, le lecteur décide à la fin de l'attribuer, au narrateur, par défaut.

Pour ce qui concerne le PDV du personnage Nour, aucune ambiguïté ne vient altérer le travail interprétatif du lecteur, puisque aussi bien le verbe de perception que le focalisateur sont mentionnés explicitement.

Ces remarques suggéreraient que tout le premier texte de Désert soit bâti ainsi; or une étude plus minutieuse montrera qu'il n'en est pas ainsi, puisqu'il y a beaucoup de paragraphes où des difficultés autrement plus ardues viennent mettre à mal l'interprétation du lecteur.

En effet, parfois le lecteur se trouve dans l'impossibilité de déterminer avec exactitude le focalisateur-source comme dans l'extrait suivant:

‘Les bras croisés sur sa poitrine, le guide respirait à peine, ses paupières restaient fixes. Il attendait comme cela la première lumière de l'aube, le fijar, la tache blanche qui naît à l'est, au-dessus des collines. Quand la lumière paraissait, il se penchait sur Nour, et il le réveillait doucement, en mettant la main sur son épaule. Ensemble ils s'éloignaient en silence, ils marchaient sur la piste de sable qui allait vers les puits. Des chiens aboyaient au loin. Dans la lumière grise de l'aube, l'homme et Nour se lavaient selon l'ordre rituel, partie après partie, recommençant trois fois. L'eau du puits était froide et pure, l'eau née du sable et de la nuit. L'homme et l'enfant baignaient encore leur face et lavaient leurs mains, puis ils se tournaient vers l'Orient pour faire leur première prière. Le ciel commençait à éclairer l'horizon. p21’

, ce qui pose problème pour le lecteur c'est la proposition qui clôt cet extrait en l'occurrence "le ciel commençait à éclairer l'horizon": s'il s'agit ici d'un PDV lié à "la lumière", l'attribution, elle, pose une difficulté. En effet, le lecteur ne sait pas s'il doit affecter ce PDV:

Dans cet extrait, il est évident que l'attribution du PDV lié à la perception visuelle n'est pas aisée du tout, puisque trois "candidats" y postulent, ce qui pose difficulté dans le travail interprétatif du lecteur.

Les difficultés liées à l'attribution du PDV se poursuivent, comme dans l'exemple qui suit:

‘Le guide marchait contre le soleil, penché en avant, la tête couverte par son manteau de laine. Les griffes des arbustes déchiraient les vêtements de Nour, zébraient ses jambes et ses pieds nus, mais il n'y prenait pas garde. Son regard était fixé devant lui, sur la silhouette de son père qui se hâtait. p26 ’

Dans l'exemple précédent, le problème est lié au focalisé "père" ("guide" et "père" sont employés pour désigner le même personnage): en effet s'il est dit clairement qu'il est vu par Nour dans "son regard était fixé devant lui, sur la silhouette de son père qui se hâtait", rien n'est plus sûr à partir de "le guide" jusqu'à "son manteau de laine" où le lecteur se trouve certes devant un PDV, mais n'arrive pas par contre à lui trouver une source.

Au début, le lecteur est tenté de lier les deux PDV, et d'inférer que le même personnage est vu par le même focalisateur Nour; mais si dans le premier PDV "le guide marchait", dans le deuxième il "se hâtait", d'où le constat qu'il est vu différemment: le lecteur hésite de ce fait à les lier, et les attribuer à Nour de façon certaine.

Le PDV suivant pose aussi un problème d'interprétation:

‘Ici, en haut de la colline, près du tombeau de l'homme saint, avec la vallée de la Saguiet el Hamra qui étendait à perte de vue son lit desséché, et l'horizon immense où apparaissaient d'autres collines, d'autres rochers contre le ciel bleu, le silence était encore plus poignant. C'était comme si le monde s'était arrêté de bouger et de parler, s'était transformé en pierre. De temps en temps, Nour entendait quand même les craquements des murs de boue, le bourdonnement d'un insecte, le gémissement du vent. p28’

S'il est évident qu'un PDV est développé dans le paragraphe qui s'étend de "ici, en haut de la colline" jusqu'à "s'était transformé en pierre", il est par contre difficilement attribué compte tenu de l'absence d'un verbe de perception et d'un focalisateur explicites.

Deux indices par contre aident le lecteur dans son interprétation: ce sont "le silence était encore plus poignant" et "Nour entendait quand même les craquements".

Le lecteur ne manque pas de lier les deux indices et infère que puisque Nour entendait les craquements, c'est lui aussi qui a perçu et constaté auparavant que "le silence était encore plus poignant", et que par conséquent il se trouve aussi devant le PDV de Nour lié à la vue, et cela de "ici, en haut de lacolline" jusqu'à, "s'était transformé en pierre".

Mais les choses ne sont pas aussi faciles, puisque aucun verbe de perception se rattachant au regard n'est évoqué, et le lecteur reste dans l'impossibilité d'attribuer ce PDV de façon univoque à Nour.

Dans l'exemple qui suit un verbe de perception (regardait), et un substantif (odeur) renvoient de façon explicite aux points de vue de Nour, liés au regard et à l'odorat:

‘Chaque soir, à la tombée de la nuit, Nour regardait les voyageurs qui arrivaient dans des nuages de poussière. Jamais il n'avait vu tant d'hommes. C'était un brouhaha continu de voix d'hommes et de femmes, de cris aigus d'enfants, de pleurs, mêlés aux appels des chèvres et des brebis, aux fracas des attelages, aux grommellements des chameaux. Une odeur étrange que Nour ne connaissait pas bien montait du sable et venait par bouffées dans le vent du soir...p33’

Jusque-là rien de spécial, mais là où cet exemple pose problème c'est quand le lecteur note qu'il y a développement d'un PDV lié à l'ouïe, sans qu'il soit fait mention d'un focalisateur explicite cette fois-ci: "c'était un brouhaha continu de voix d'hommes et de femmes...mêlés aux appels des chèvres et des brebis...".

Dans cet exemple, le problème pour le lecteur c'est qu'il est fortement enclin:

Nous pensons que la difficulté reste entière puisque aucun focalisateur n'est mentionné dans le PDV lié à l'ouïe, empêchant le lecteur de l'attribuer de façon univoque.

L'exemple qui suit pose aussi un problème d'interprétation au lecteur:

‘Au-dessus de Smara, le ciel était sans fond, glacé, aux étoiles noyées par la nuée blanche de la lumière lunaire. Et c'était un peu comme un signe de mort, ou d'abandon, comme un signe de la terrible absence qui creusait un vide dans les tentes immobiles et dans les murs de la ville. Nour sentait cela surtout quand il regardait la silhouette fragile du grand cheikh, comme s'il entrait dans le cœur même du vieillard et qu'il entrait dans son silence. pp38-39 ’

Si le lecteur sait qu'il existe un PDV de "au-dessus de Smara" jusqu'à "dans les murs de la ville", il reste toujours dans l'impossibilité d'en déterminer la source de façon sûre; mais en lisant "Nour sentait cela surtout quand il regardait la silhouette fragile du grand cheikh", il comprend que Nour est la source, puisque:

Pour résumer, disons que la difficulté qui se présente au lecteur est temporaire: en effet ce dernier doit avancer dans sa lecture pour pouvoir attribuer le PDV à un sujet-focalisateur explicite.

Dans l'extrait qui suit:

‘Dans la lumière du crépuscule, Nour regardait les milliers d'hommes assis sur la terre desséchée, autour de la tache noire du puits. La poussière rouge retombait peu à peu, et les fumées des braseros montaient déjà dans le ciel. p229 ’

Dans le fragment qui suit, le lecteur se trouve devant un PDV à partir de "Ma el Aïnine", mais comme dans les exemples précédents, l'attribution lui pose difficulté, car il ne sait pas s'il s'agit du PDV de Nour qui "s'installa" pour regarder le cheikh, ou devant le PDV du narrateur:

‘Puis Nour s'installa pour la nuit, non loin des guerriers du cheikh. Ma el Aïnine ne dressait pas sa tente. Il dormait dehors, comme les hommes du désert, simplement enveloppé de son manteau blanc, accroupi sur son tapis de selle. p243 ’

Nous terminons avec cet exemple:

‘Quand il s'éveilla, il vit la brume qui descendait lentement le long de la vallée, comme si la lumière du jour la poussait devant elle. Sur le lit du fleuve, au milieu des hommes endormis, les femmes marchaient déjà pour puiser l'eau, ou pour ramasser quelques brindilles. Les enfants cherchaient les crevettes sous les pierres plates. p253 ’

, où le lecteur note qu'une partie du fragment allant de "il vit" jusqu'à "la poussait devant elle" est un PDV dont le focalisateur est Nour (le pronom personnel "il" lui réfère), mais note aussi que dans le fragment qui commence de "sur le lit du fleuve" jusqu'à la fin, un PDV est développé, sans pour autant qu'un focalisateur explicite soit mentionné; comme pour l'exemple de la page 229, c'est le changement des focalisés qui contribue encore plus à compliquer la tâche interprétative du lecteur:

Il y a d'autres exemples où l'attribution du PDV pose des difficultés temporaires dans le sens où en l'absence d'un focalisateur personnage explicite, le lecteur infère que le PDV développé est à rattacher au narrateur par défaut; mais quand ce même lecteur avance dans sa lecture, il se rend compte après que le PDV en question est en fait attribué au personnage qu'il a écarté comme le possible focalisateur-source.

C'est le cas de l'exemple suivant:

‘Maintenant, ils étaient apparus au-dessus de la vallée de la Saguiet el Hamra, ils descendaient lentement les pentes de sable. Au fond de la vallée, commençaient les traces de la vie humaine: champs de terre entourés de murs de pierre sèche, enclos pour les chameaux, baraquements de feuilles de palmier nain, grandes tentes de laine pareilles à des bateaux renversés. p14’

Cet exemple pose problème dans le sens où le lecteur se trouve devant un focalisé détaillé et aspectualisé sans la mention du focalisateur: le focalisé est la ville de "Saguiet el Hamra" et ce qui la compose: champs de terre entourés de murs de pierre sèche; enclos pour les chameaux; baraquements de feuilles de palmier nain; grandes tentes de laine pareilles à des bateaux renversés.

Il clair qu'il s'agit ici d'un PDV du fait même de la présence de l'aspectualisation 33 , mais le problème c'est qu'aussi bien le focalisateur que le verbe de perception sont absents; il reste que le verbe "descendaient" peut guider le lecteur dans son interprétation en supposant qu'en descendant la vallée, les hommes regarderaient en même temps la ville; mais cette interprétation reste non solidement fondée, car ce verbe ne contient, au niveau de son sémantisme, aucune relation de loin ou de près avec la perception visuelle.

De ce fait, le lecteur hésite au départ à attribuer ce PDV aux hommes, et décide à la fin à le rattacher au narrateur, par défaut.

‘Mais le lecteur n'est pas au bout de ses surprises, quand il lit quelques lignes après ceci:À mesure que les hommes descendaient vers le fond de la vallée, la ville qu'ils avaient entrevue un instant disparaissait...p15’

Dans l'extrait précédent, le focalisateur et le verbe de perception sont explicites "qu'ils avaient entrevu" (où le pronom personnel "ils" réfère aux hommes qui descendaient), et le lecteur est obligé de réévaluer son interprétation, et infère que les PDV de la page 14 et 15 ont un même focalisateur-source, puisque ce que les hommes ont vu à la page 14 (les champs, baraquements...), a disparu dans l'extrait de la page 15.

Même mécanisme dans l'exemple qui suit:

‘La pleine lune apparaissait dans le ciel noir, disque blanc magnifiquement dilaté. La nuit était froide, malgré toute la chaleur du jour qui était restée dans le sable. Quelques chauves-souris volaient devant la lune, basculaient rapidement vers le sol. Nour, étendu sur le sol, la tête appuyée contre son bras, les suivait du regard, en attendant le sommeil. Il s'endormit tout d'un coup, sans s'en apercevoir, les yeux ouverts. p35’

Si dans le dernier exemple il est dit explicitement que Nour suivait de son regard les chauves-souris: "quelques chauves-souris volaient devant la lune basculaient rapidement vers le sol. Nour...les suivait du regard", par contre le lecteur hésite et se demande si ce personnage a regardé aussi la lune, et s'il est donc la source du PDV suivant: "la pleine lune apparaissait dans le ciel noir, disque blanc,magnifiquement dilaté".

Le lecteur n'arrive pas à trancher de façon certaine pour ce dernier PDV, car rien n'indique explicitement que Nour regardait la lune; mais quelques lignes après il lit ceci:

‘Il chercha des yeux le disque de la lune, et c'est en voyant qu'elle avait commencé sa descente vers l'ouest qu'il comprit qu'il avait dormi longtemps. p36’

Ce dernier exemple éclaire le lecteur qui comprend que le PDV de la page 35 (le PDV lié au focalisé "la lune") est attribué à Nour, sans équivoque cette fois-ci témoignant cet indice: "il chercha des yeux le disque de la lune", (page 36).

Notes
33.

"Aspectualisation" dans le sens donné par A. Rabatel.