2. Le point de vue dans le deuxième texte.

2.1 Des difficultés d'interprétation liées au point de vue.

Avant de commencer par procéder à l'analyse, nous rappelons que dans l'optique d'A. Rabatel pour parler d'un PDV:

  • il faut avoir un verbe de perception, un focalisateur (quelqu'un qui perçoit), et un focalisé qui doit être détaillé et aspectualisé au maximum.

Nous allons voir dans les exemples qui suivent comment parfois le lecteur arrive à attribuer le point de vue aux personnages comme Lalla et Radicz, du fait de la présence explicite du sujet-source et du verbe de perception.

Ainsi dans l'extrait qui suit, le focalisateur est "Lalla" (le pronom personnel "elle" renvoie à Lalla), le verbe de perception est "en regardant", et les focalisés sont au nombre de deux: les termes "la mer" et "la nuée" qui sont aspectualisés et développés:

  • la mer: devient mauvaise, gris-bleu comme l'acier;
  • la nuée: pâle qui cache la ligne de l'horizon:
‘Elle attend en regardant la mer qui devient mauvaise, gris-bleu comme l'acier, et l'espèce de nuée pâle qui cache la ligne de l'horizon. p83 ’

Dans l'exemple suivant, le focalisateur est toujours "Lalla", le verbe de perception est "regarde", et le focalisé est le terme "les mouettes":

  • les mouettes: volent facilement, sans faire beaucoup d'efforts, leurs longues ailes courbes appuyées sur le vent, la tête rejetée un peu de côté:
‘Alors elle s'assoit sur la plage, entre les dunes, et elle regarde la troupe des mouettes qui vole le long du rivage. Elles volent facilement, sans faire beaucoup d'efforts, leurs longues ailes courbes appuyées sur le vent, la tête rejetée un peu de côté. p158’

Même remarque dans l'exemple qui suit avec Lalla comme focalisateur, "regarde" comme verbe de perception, et "les lumières" comme focalisé:

  • les lumières: bleues, rouges, orangées, violettes...celles qui avancent, celles qui dansent sur place:
‘Il y a beaucoup de lumières ! Lalla les regarde en marchant droit devant elle. Les lumières bleues, rouges, orangées, violettes, les lumières fixes, celles qui avancent, celles qui dansent sur place comme des flammes d'allumettes. p309’

Nous terminons avec cet extrait, où le lecteur se trouve devant le PDV de Radicz (le pronom personnel "il" réfère à ce personnage) qui regarde la"mer" qui est le terme focalisé:

  • la mer: si belle et si calme, encore grise de la nuit, mais déjà tachée par endroits du bleu et du rose de l'aurore:
‘...il a couru sans s'arrêter jusqu'au bord de la mer. Il l'a regardée un long moment, du haut de la route, si belle et si calme, encore grise de la nuit, mais déjà tachée par endroits du bleu et du rose de l'aurore. p387’

Mais les choses ne sont pas aussi évidentes puisqu'il existe des passages –comme dans le premier texte- où le lecteur se trouve certes devant un PDV, mais se heurte par contre à une difficulté quand il essaie de l'attribuer à un focalisateur; c'est le cas du fragment suivant où l'un des critères qui entre dans la construction d'un PDV34, en l'occurrence le focalisé -le Hartani- est détaillé et aspectualisé:

‘Le soleil brûle sur les épaules et sur le visage de Lalla, et elle a du mal à suivre le berger. Lui ne s'occupe pas d'elle alors. Il cherche quelque chose, presque sans s'arrêter, un peu penché vers le sol, bondissant de roche en roche. Puis tout d'un coup il s'arrête, et il met son visage contre la terre à plat ventre comme s'il était en train de boire. p129 ’
  • le Hartani: cherche quelque chose, presque sans s'arrêter, un peu penché vers le sol, bondissant de roche en roche; il s'arrête, et il met son visage contre la terre à plat ventre comme s'il était en train de boire;

Ce qui pose problème au lecteur, dans le dernier fragment, c'est l'absence du focalisateur-source de ce PDV.

Dans l'exemple qui suit:

‘L'ombre gagne vite la profondeur du ciel, tout le bleu intense du jour qui devient peu à peu noir de nuit. La mer s'apaise, à cet instant-là, on ne sait pourquoi. Les vagues tombent, toutes molles, sur le sable de la plage, allongent leurs nappes d'écume mauve. Les premières chauves-souris commencent à zigzaguer au-dessus de la mer, à la recherche d'insectes. Il y a quelques moustiques, quelques papillons gris égarés. Lalla écoute au loin le cri étouffé de l'engoulevent. Dans le brasier, seules quelques braises rouges continuent à brûler, sans flamme ni fumée, comme de drôles de bêtes palpitantes cachées au milieu des cendres. Quand la dernière braise s'éteint, après avoir brillé plus fort pendant quelques secondes, comme une étoile qui meurt, Lalla se lève et s'en va. p151’

, s'il est dit clairement que Lalla "écoute au loin le cri étouffé de l'engoulevent", par contre le PDV lié à la vue est difficilement rattachable au même personnage, à cause de l'absence, toujours, d'une indication explicite concernant le focalisateur, et cela de:

  • "l'ombre gagne vite" jusqu'à "il y a quelques moustiques, quelques papillons gris égarés";
  • et de "dans le brasier" jusqu'à la fin.

Même remarque dans l'exemple suivant où le lecteur se trouve d'abord devant le PDV explicite de Lalla, qui commence de "parce qu'elle vient de ressentir le froid de la mer et du vent", mais par contre le PDV débutant dès "le soleil n'est pas loin maintenant", ne lui est pas facilement attribuable, du fait qu'il n'est pas dit explicitement que Lalla perçoit la lueur du soleil:

‘Lalla frissonne un peu, parce qu'elle vient de ressentir le froid de la mer et du vent. Le soleil n'est pas loin maintenant. La lueur rose et jaune est en train de naître derrière les collines de pierres où vit le Hartani. p171 ’

Il est bien difficile au lecteur, dans l'extrait suivant, de rattacher à Lalla le PDV qui commence de "il y a, en haut du mur", puisque le texte n'indique pas explicitement qu'en s'appuyant sur le mur, elle regarde les mouvements de la pendule et les voyageurs qui attendent le signal du départ:

‘Lalla est triste, parce qu'elle comprend que la jeune femme devra reprendre le bateau en sens inverse, avec son bébé malade. Mais elle est trop fatiguée elle-même pour y penser très fort, et elle retourne s'appuyer contre le mur, près de sa valise. Il y a, en haut du mur, à l'autre bout de la salle, une pendule avec des chiffres écrits sur des volets. Chaque minute, un volet tourne en claquant. Les gens ne parlent plus, à présent. Ils attendent, assis par terre, ou debout contre le mur, le regard fixe, le visage tendu, comme si à chaque claquement la porte du fond allait s'ouvrir et les laisser partir. p264 ’

Dans les fragments qui suivent, la difficulté qui se présente au lecteur est d'une autre nature: elle est liée à l'emploi du pronom personnel indéfini "on": ainsi dans l'exemple qui suit il est évident que le lecteur se trouve devant le PDV de Lalla puisque son nom est évoqué explicitement "Lalla reste immobile...les yeux grands ouverts", mais ce qui désoriente le lecteur c'est l'apparition du pronom personnel indéfini on dans "et pourtant on voit des milliers de points"; ce même lecteur ne manque pas de se demander s'il se trouve toujours devant le PDV de Lalla, lié à la perception visuelle, ou s'il y a introduction d'un deuxième PDV celui du narrateur cette fois-ci:

‘Lalla reste immobile maintenant, la tête renversée en arrière, les yeux grands ouverts sur le ciel blanc, à regarder les cercles qui nagent sur place, qui se coupent, comme quand on jette des cailloux dans une citerne. Il n'y a pas d'insectes, ni d'oiseaux, ni rien de ce genre, et pourtant on voit des milliers de points qui bougent dans le ciel, comme s'il y avait là-haut des peuples de fourmis, de charançons et de mouches. p81’

La difficulté pour le lecteur, dans le dernier fragment, consiste dans la non-poursuite de l'emploi du nom "Lalla", ou du pronom personnel "elle", qui aurait donné par exemple "et pourtant elle (ou Lalla) voit des milliers de points...".

Même remarque dans l'exemple qui suit, où le lecteur se trouve devant un PDV attribué explicitement à "ils" ("ils" réfère à ceux qui sont présents au dancing): "ils s'arrêtent de danser...pour regarder Lalla Hawa. Elle est toute seule dans le cercle..."; mais par contre ce lecteur ne sait pas si le PDV dans "on ne voit pas ses yeux à cause de l'ombre" est toujours attribué à ceux qui sont présents au dancing, à cause de l'emploi du pronom personnel "on":

‘Ils s'écartent, ils s'arrêtent de danser, les uns après les autres, pour regarder Lalla Hawa. Elle est toute seule dans le cercle de lumière, elle ne voit personne. Elle danse sur le rythme lent de la musique électrique, et c'est comme si la musique était à l'intérieur de son corps. La lumière brille sur le tissu noir de sa robe, sur sa peau couleur de cuivre, sur ses cheveux. On ne voit pas ses yeux à cause de l'ombre, mais son regard passe sur les gens, emplit la salle, de toute sa force, de toute sa beauté. p355’

Dans l'extrait suivant le lecteur ne sait pas si c'est à Radicz que le pronom personnel "on" réfère, ou à un autre personnage, surtout que c'est le même focalisé qui est employé "la lumière du soleil":

‘La lueur du soleil grandit dans le ciel, au-dessus des arbres, mais on ne le voit pas encore. On voit seulement la belle lumière chaude qui s'ouvre, qui se répand dans le ciel. Radicz n'aime pas la journée, mais il aime bien le soleil, et il est content à l'idée de le voir apparaître. p390 ’
Notes
34.

Pour A. Rabatel, le PDV est construit, quand le focalisé se trouve développé, détaillé et commenté, (A. Rabatel; 1998: 25)