1. Le narrateur dans le premier texte.

1.1 Un narrateur non digne de confiance.

Ce qui attire l'attention dans le premier texte de Désert, c'est la présence d'un narrateur qui multiplie les "erreurs", et "les oublis" au niveau des traces linguistiques qui font que:

  • d'abord, le lecteur se trouve désorienté vu la multiplicité de ces indices;
  • et qu'après, il prenne ses distances par rapport à ce même narrateur, en lui retirant sa confiance.

Dès l'incipit, le narrateur paraît comme peu sûr de ce qu'il voit puisqu'il n'arrive pas à déterminer le nombre exact des dromadaires:

‘Avec eux marchaient deux ou trois dromadaires. p7’

Le doute s'empare encore plus du lecteur quand quelques lignes après, et à la même page, le narrateur emploie à la place de "dromadaires", les "chameaux" entretenant ainsi la confusion:

‘Le sable fuyait autour d'eux, entre les pattes des chameaux...p7’

Quelques pages après, la même confusion imputée au narrateur, se répète puisque "chameaux" succède à "dromadaires":

‘Un homme guidait les dromadaires...les hommes déchargeaient les chameaux. p10’

Dans l'extrait suivant, le narrateur affirme que les nomades "étaient nés du désert":

‘Ils étaient nés du désert, aucun autre chemin ne pouvait les conduire. p8’

, alors qu'une page après, et dans une comparaison il affirme qu'ils "étaient nés du ciel", d'où le désarroi du lecteur né du manque de rigueur de ce narrateur:

‘Ils étaient apparus, comme dans un rêve, en haut d'une dune, comme s'ils étaient nés du ciel sans nuages...p9 ’

Quand il lit que les nomades mangent les herbes maigres avec les animaux, le lecteur conclut que ces nomades sont dépourvus de nourriture, et ont faim:

‘Le troupeau mangeait les herbes maigres, les chardons, les feuilles d'euphorbe qu'il partageait avec les hommes. p10’

, mais une page après il lit que les femmes préparent la bouillie de mil...ce qui ne manque de le dérouter, car il se souvient que quelques lignes auparavant il a lu que les hommes mangeaient l'herbe avec les animaux:

‘Les femmes allumaient le feu, préparaient la bouillie de mil, le lait caillé, le beurre, les dattes. p11 ’

Si le narrateur affirme que les hommes (les nomades) marchaient dans un monde étranger:

‘Plus loin encore, les hommes marchaient dans le réseau des dunes, dans un monde étranger. p23 ’

, quelques lignes après il se rétracte et se dédit, en affirmant que "c'était leur vrai monde":

‘Mais c'était leur vrai monde. Ce sable, ces pierres, ce ciel...p23’

Quand le narrateur affirme au chapitre quatre que:

‘Maintenant la troupe des guerriers du cheikh n'avait plus la même apparence. Ils marchaient avec le convoi des hommes et des bêtes, harassés comme eux, leurs vêtements en lambeaux, le regard fiévreux...p361 ’

, cela suppose qu'avant ces guerriers n'étaient pas dans le même état de détresse; or le lecteur ne croit pas ce que le narrateur vient d'affirmer, puisque ce dernier a oublié ce qu'il a dit une page avant:

‘La plupart des guerriers étaient fiévreux, malades du scorbut, leurs jambes couvertes de plaies envenimées. Même leurs armes étaient hors d'usage. p360 ’

Au chapitre premier, et à l'incipit, le lecteur se rend compte que le narrateur n'est pas précis dans le choix du personnage principal: est-ce l'homme au fusil (le père de Nour), qui apparaît en premier, ou Nour son fils qui est le premier à être pourvu d'un nom propre ?:

‘Un seul d'entre eux portait un fusil, une carabine à pierre au long canon de bronze noirci. Il la portait sur sa poitrine, serrée entre ses deux bras, le canon dirigé vers le haut comme la hampe d'un drapeau. Ses frères marchaient à côté de lui, enveloppés dans leurs manteaux, un peu courbés en avant sous le poids de leurs fardeaux. Sous leurs manteaux leurs habits bleus étaient en lambeaux, déchirés par les épines, usés par le sable. Derrière le troupeau exténué, Nour, le fils de l'homme au fusil, marchait devant sa mère et ses sœurs. p9’

Dans le dernier exemple tiré de l'incipit, "l'homme au fusil" est mentionné en premier, bien avant son fils Nour, et le fait qu'il soit introduit comme étant le seul qui possède un fusil "un seul d'entre eux portait un fusil" laisse inférer qu'il est important, mais avec cette différence près qu'il ne porte pas un nom propre, contrairement à son fils: le lecteur reste indécis à cause du manque de précision du narrateur.

Dans l'exemple précédent la difficulté pour le lecteur se résume ainsi: le père est introduit le premier et apparaît comme important car il est le "seul" à porter une arme, laissant inférer qu'il est le chef guerrier d'un groupe, mais à l'opposé de son fils il n'est pas doté d'un nom propre36.

L'imprécision du narrateur sera entretenue tout au long du premier chapitre, et affectera le savoir du lecteur qui ne sera pas en mesure de décider quel est des deux est le personnage principal.

Il y a un autre indice qui joue contre la confiance que peut accorder le lecteur au narrateur: c'est celui relatif à l'attribution de plusieurs noms à la femme du cheikh Ma el Aïnine créant une instabilité au niveau de l'information du lecteur: ainsi dans l'exemple qui suit et à la même page, c'est successivement "Meymuna Laliyi" et "LallaMeymuna" qui sont utilisés par le narrateur:

‘Meymuna Laliyi, sa première femme...suivie par l'ombre noire de Lalla Meymuna. p400’

Pour l'exemple qui suit, le lecteur passe de "Lalla Meymuna", à "Meymuna" répété deux fois:

‘Lalla Meymuna s'étend sur le sol pour dormir...Meymuna allume la lampe...sur un signe de Meymuna, il s'approche...p406’

, alors qu'une page après le narrateur réemploie "Lalla Meymuna":

‘...sans entendre la voix de Lalla Meymuna. p407 ’

Le fait que le narrateur paraît peu précis dans son choix, en basculant d'un nom à un autre oblige le lecteur à douter de sa capacité à prendre en charge la narration de ce texte.

Il y a un autre indice qui conforte le lecteur dans son hypothèse que le narrateur est peu digne de confiance: c'est quand ce narrateur multiplie les noms qui affectent le père de Nour:

‘Un seul d'entre eux portait un fusil, une carabine à pierre au long canon de bronze noirci. Il la portait sur sa poitrine, serrée entre ses deux bras, le canon dirigé vers le haut comme la hampe d'un drapeau… Nour, le fils de l'homme au fusil, marchait devant sa mère et ses sœurs. p9’

Dans cet extrait (il s'agit de l'incipit), ce personnage est introduit avec "l'homme au fusil", et le lecteur s'attend à ce que cette dénomination se maintienne tout au long du texte; effectivement elle se trouve répétée à la page 11:

‘L'homme au fusil, celui qui guidait la troupe, appelait Nour…p11 ’

, mais à cette différence près qu'elle se trouve liée à celle de guide de troupe à travers "celui qui guidait".

D'autres indices viennent confirmer le fait que le nom pour ce personnage est source d'instabilité pour le travail interprétatif du lecteur: c'est le cas de l'exemple de la page 19, où deux noms sont employés successivement, en l'occurrence "l'homme au fusil" et "guide:

‘Par instants, l'homme au fusil cessait de parler à Nour…p19 ’ ‘Le guide avait posé son fusil à l'entrée de la tente...p19’ ‘Les bras croisés sur sa poitrine, le guide respirait à peine…Il attendait comme cela la première lumière de l'aube…Dans la lumière grise de l'aube, l'homme et Nour…p21 ’

, la difficulté pour le lecteur tient:

  • à l'emploi alterné de deux noms ("le guide" et "l'homme") pour un même personnage, après celui de "l'homme au fusil" de la page 19,
  • et à la non-continuité dans l'emploi de "guide", qui aurait pu donner:
‘Les bras croisés sur sa poitrine, le guide respirait à peine…Il attendait comme cela la première lumière de l'aube…Dans la lumière grise de l'aube, le guide et Nour…’

Pour résumer, disons que dans le dernier exemple, il y a instabilité dans l'interprétation, causée par la "non-cohésion" du narrateur, puisque deux noms se trouvent employés pour le même personnage.

Le tableau suivant rend compte de façon claire, comment en utilisant d'une page à l'autre un nom différent pour le même personnage, le narrateur se montre inapte à prendre en charge la construction textuelle:

Page 9. Page 11. Page 19. Page 21.
-l'homme au fusil. -l'homme au fusil. -l'homme au fusil.
-le guide
-le guide
-l'homme.

Comme pour les noms des personnages (vu plus haut), le narrateur multiplie les noms se rattachant à l'espace, et le lecteur ne sait pas si les nomades se trouvent à "Smara", à "Saguiet el Hamra", ou à "la Hamada".

Ainsi dans l'exemple de la page 18 c'est "Smara" qui est employé, mais une page après (page 19) c'est "Saguiet el Hamra" qui est utilisé:

‘Derrière les tentes, près des murs de Smara, le vent sifflait dans les branches des acacias, dans les feuilles des palmiers nains. p18 ’ ‘Quand la nuit venait ici, sur l'eau des puits, c'était à nouveau le règne du ciel constellé du désert. Sur la vallée de la Saguiet el Hamra; les nuits étaient plus douces...p19 ’

Même remarque dans les extraits suivants, où successivement "Saguiet el Hamra", "Hamada","Saguiet", et "Smara" sont utilisés, brouillant l'information du lecteur, qui par la même prend ses distances par rapport à ce narrateur:

‘Les voyageurs commençaient à arriver dans la Saguiet el Hamra, caravanes d'hommes...p22’ ‘Le vent avait commencé à souffler, là-haut, sur la Hamada. Dans la vallée, il s'affaiblissait sur les palmiers...Mais, loin de la Saguiet, le monde étincelait aux yeux des voyageurs...Les hommes bleus avançaient sur la piste invisible, vers Smara. p23 ’

Dans les extraits suivants, ce sont "Smara", "Saguiet el Hamra "et "Hamada" qui se trouvent employés par le narrateur sans aucun souci de sa part de se montrer précis:

‘Partout, autour de la ville de Smara, c'était le silence infini...p57’ ‘...mais le silence sur la place, dans la ville, et sur la vallée de la Saguiet el Hamra... Déjà, à l'ouest, au-dessus des rochers cassés de la Hamada...p58 ’

Il y a une autre façon de discréditer le narrateur auprès du lecteur: c'est quand ce dernier apprend que Nour a un frère aîné, alors qu'à l'incipit, de ce frère il n'en a jamais été question:

‘Derrière le troupeau exténué, Nour, le fils de l'homme au fusil, marchait devant sa mère et ses sœurs. p9 ’

Ce sont quelques pages plus loin (vingt-six pages après), que ce frère se trouve enfin introduit:

‘...Nour était retourné vers la tente de son père, et il s'était assis à côté de son frère aîné. p35 ’

Nous n'hésitons pas à voir dans le personnage du frère une source d'ambiguïté générée par le manque de précision du narrateur à la fin du chapitre deux: en effet et à chaque fois Nour apparaît avec son père comme au premier chapitre:

  • où le père apprend à Nour les noms des étoiles, (page 11);
  • où les deux se dirigent ensemble vers le tombeau de l'homme saint, (page 27);
  • et quand enfin les deux descendent ensemble la colline, (page 32).

Au chapitre deux, le lecteur note que Nour est accompagné encore une fois de son père, quand le cheikh Ma el Aïnine les invite à s'asseoir à côté de lui:

‘Tout près de lui, il avait fait asseoir Nour et son père...p57’

Mais grande est la surprise du lecteur, quand il lit à la fin du chapitre deux que Nour se trouve accompagné pour la première fois de son frère, alors que d'habitude il était toujours avec son père:

‘Le soleil n'était pas très haut dans le ciel quand Nour et son frère ont commencé à marcher sur la route de poussière…p72’

Le lecteur, désemparé, ne manque pas de se demander si le narrateur n'a pas oublié de mentionner "père" à la place de "frère".

Le frère qui disparaît complètement à la fin du deuxième chapitre, n'apparaîtra plus dans les autres chapitres, ce qui ne manque pas d'attirer l'attention du lecteur qui se demande pour quelle raison ce narrateur avait introduit un personnage qui n'a accompli aucune action décisive pour la suite du récit37.

Dans les exemples qui suivent les contours temporels se trouvent déstabilisés:

‘Ils marchaient depuis la première aube sans s'arrêter…p8 ’ ‘Ils étaient partis depuis des semaines, des mois allant d'un puits à un autre. p10 ’ ‘Ils avaient marché ainsi pendant des mois des années, peut-être…p12’

Ces derniers extraits développent l'incertitude chez le lecteur car le narrateur est incapable de dire quand les nomades ont commencé leur marche: "la première aube" (page 8), "depuis des semaines" (page 10), "pendant des mois des années" (page 12).

Le savoir du narrateur se trouve de ce fait comme "parasité" et incite le lecteur à réviser à la baisse sa confiance en lui.

Le narrateur utilise les dates, et prouve ainsi son souci de précision et de certitude, mais par contre le lecteur ne comprend pas pourquoi ce même narrateur utilise ces dates dans certains chapitres (comme aux chapitres cinq, six et sept), et oublie de le faire ou feint de l'oublier dans d'autres (comme aux chapitres deux, trois, et quatre): le lecteur conclut que ce narrateur est peu précis et rigoureux, et résout à prendre ses distances par rapport à lui.

Si ce narrateur traduit certains mots non français pour diriger le lecteur dans leur compréhension, comme "aiun", traduit par "les yeux" (page 13), il ne le fait pas par contre pour "acéquia" (page 16), et "dzikr" (page 57), laissant le lecteur de ce fait devant des mots incompréhensibles; ainsi le lecteur se trouve obligé de se méfier de ce narrateur qui, par simple jeu ou oubli, déstabilise son savoir.

Il y a une autre façon de faire suggérer au lecteur que le narrateur est non digne de confiance: c'est quand ce dernier passe d'un système temporel à un autre au chapitre deux, et emploie inexplicablement le temps verbal du présent au beau milieu des temps du passé (le temps du présent demeure rare et exceptionnel tout au long du deuxième chapitre):

‘L'air entrait dans la poitrine de Ma el Aïnine, puis il expirait avec force, presque sans bouger les lèvres, les yeux fermés, le haut du corps se balançant comme le fût d'un arbre. p60’ ‘Alors, sans même s'en apercevoir, les hommes et les femmes prononcent les paroles du dzikr, c'est leur voix qui s'élève chaque fois que la voix du vieil homme cesse en tremblant. p61 ’

Dans les extraits suivants tirés du chapitre sept, c'est l'irruption du présent, et du futur de l'indicatif au milieu des temps verbaux du passé, qui surprend le lecteur:

‘Plusieurs fois, Moulay Sebaa a essayé de donner l'ordre de la retraite, mais les guerriers des montagnes n'écoutaient pas ses ordres. Ils poussaient leurs chevaux au galop dans cette ronde frénétique, ivres de poussière et de l'odeur de la poudre, poussant des cris dans leur langue sauvage, invoquant les noms de leurs saints. Quand la ronde s'achèvera, ils bondiront vers le piège qui leur est tendu, ils mourront tous. pp434-435 ’

De même que le lecteur se trouve fortement surpris quand il se rend compte qu'au chapitre six le temps verbal pivot (ou de base) est le présent, alors que dans les autres chapitres ce sont plutôt les temps du passé qui sont employés par le narrateur.

Notes
36.

Le premier nom propre introduit à l'incipit est un signe que le personnage introduit est important.

37.

"Récit" et "action" sont à comprendre dans la perspective de F. Revaz (voir plus loin la partie consacrée à ces deux notions).