-le passé composé:

Ce temps verbal, en tant que déictique temporel selon C. K. Orecchioni, renvoie à la subjectivité du narrateur:

‘L'homme est entré dans la maison d'Aamma, un matin, au commencement de l'été. C'était un homme de la ville, habillé avec un complet veston gris à reflets... Il est venu avec quelques cadeaux pour Aamma et pour ses fils...p192 ’ ‘Ensuite elle est partie à travers les rues de la ville, pour ne plus jamais revenir. Elle a voyagé en train pendant des jours et des nuits, de ville en ville, de pays en pays. p408’

Ces quelques indices de subjectivité démontrent au lecteur que ce narrateur est bel et bien présent, et cela contrairement au présupposé d'E. Benveniste, selon lequel le narrateur de la fiction romanesque est défini par son objectivité.

Comme pour le narrateur du premier texte, celui du deuxième texte se montre "indigne de confiance"43; en effet certains indices font que le lecteur prend ses distances par rapport à lui; ces indices concernent:

Le lecteur remarque dans l'exemple suivant que le narrateur emploie, au sein de la même page, plusieurs dénominations pour le même personnage, ce qui a pour conséquence de le désorienter: ces noms sont "l'homme", "Es Ser", "l'homme du désert", et "l'homme bleu du désert":

‘C'est là que l'homme vient quelquefois à sa rencontre...Mais Es Ser ne vient pas toujours. L'homme du désert vient seulement quand Lalla a très envie de le voir... Mais Lalla n'a pas peur des signes, ni de la solitude. Elle sait que l'homme bleu du désert la protège de son regard...p95 ’

Même remarque pour l'exemple suivant, où le narrateur multiplie, toujours pour le même personnage, plusieurs noms: "le guerrier du désert" et "le guerrier bleu" pour l'exemple de la page 201; "le guerrier bleu du désert", "l'Homme Bleu" "Es Ser, le Secret", et "Es Ser" seul pour l'exemple de la page 202:

‘C'est le guerrier du désert voilé de bleu, dont elle ne connaît que le regard aigu... Le guerrier bleu va sûrement venir, maintenant. p201’ ‘Le guerrier bleu du désert doit venir, maintenant... Il y a le regard de l'Homme Bleu, celui qu'elle appelle Es Ser, le Secret...le regard d'Es Ser est plus brillant que le feu...p202’

Comme pour "Es Ser, le Secret", le narrateur multiplie les dénominations pour Lalla:

‘Lalla se met à rire: "Quels menteurs !" Quand le photographe lui montre les photos qu'il vient de faire, Hawa avec ses yeux en amande, brillants comme des gemmes, et sa peau couleur d'ambre, pleine d'étincelles de lumière, et ses lèvres au sourire un peu ironique, et son profil aigu, Lalla Hawa se met à rire encore...p347’ ‘Il emmène Hawa en avion jusqu'à la ville de Paris, ils roulent en taxi...Hawa vêtue d'une combinaison de satin noir, Hawa vêtue d'un imperméable bleu...Lalla se moque de lui...p349 ’
Exemple de la page 347. Exemple de la page 349.
Lalla; Hawa; et Lalla Hawa. Hawa répété trois fois; et Lalla.

En remarquant que le narrateur passe brusquement des temps verbaux du passé aux temps verbaux du présent (le contraire est vrai aussi), sans raison apparente, le lecteur conclut que ce narrateur, par oubli, par erreur, ou encore par simple jeu, n'est pas digne de sa confiance:

‘Mais Lalla ne trouve pas le vieux pêcheur. Il n'y a que la mouette blanche qui vole lentement, face au vent, qui fait des virages au-dessus de sa tête. Lalla crie: "Ohé ! Ohé ! Prince !" L'oiseau blanc fait encore quelques passages au-dessus de Lalla, puis il s'en va très vite, emporté par le vent dans la direction du fleuve.Alors Lalla reste longtemps sur la plage, rien qu'avec le bruit du vent et de la mer dans les oreilles. Lalla a mal dormi toutes ces nuits-là, tressaillant au moindre bruit. Elle se souvenait des histoires qu'on racontait, des filles qu'on avait enlevées de force, pendant la nuit, parce qu'elles ne voulaient pas se marier. Chaque matin, au lever du soleil, Lalla sortait avant tout le monde, pour se laver et pour aller chercher de l'eau à la fontaine. Comme cela, elle pouvait surveiller l'entrée de la Cité. Et puis il y a eu le vent de malheur qui a soufflé sur le pays, plusieurs jours de suite. Le vent de malheur est un vent étrange, qui ne vient ici qu'une ou deux fois dans l'année, à la fin de l'hiver, ou en automne. Ce qui est le plus étrange, c'est qu'on ne le sent pas bien au début. Il ne souffle pas très fort, et par moments il s'éteint complètement...p195’

Dans l'exemple précédent, le narrateur emploie le présent, et cela de "mais Lalla ne trouve pas le vieux pêcheur" jusqu'à "alors Lalla reste longtemps sur la plage", mais juste après cette dernière proposition, ce sont les temps verbaux du passé que le narrateur emploie, sans que le lecteur trouve la moindre explication à cette utilisation brusque.

Même remarque dans l'exemple suivant, où des temps verbaux du passé qui s'étendent de "alors, quand elle a entendu dire que le vieux Naman était malade" jusqu'à "mais Naman était tout seul", le narrateur bascule vers le présent sans raison apparente à partir de "il grelotte si fort":

‘Alors, quand elle a entendu dire que le vieux Naman était malade, son cœur s'est serré et elle n'a plus pu respirer pendant un instant. Elle n'avait jamais vraiment ressenti cela auparavant, et elle a dû s'asseoir pour ne pas tomber. Ensuite elle a marché et couru jusqu'à la maison du pêcheur. Elle pensait qu'il y aurait du monde auprès de lui, pour l'aider, pour le soigner, mais Naman était tout seul, couché sur sa natte de paille, la tête appuyée sur son bras. Il grelotte si fort que ses dents claquent, et qu'il ne peut même pas se redresser sur les coudes quand Lalla entre dans la maison. p196’

En s'apercevant que le narrateur du deuxième texte oublie, se trompe, ou se joue de lui, avec:

, le lecteur décide de prendre ses distances par rapport à ce narrateur intermédiaire entre lui et le texte.

Notes
43.

Cette idée d'un narrateur "indigne de confiance" est empruntée à W. C. Booth (1970); elle se rapproche aussi du "contrat fiduciaire" de A J Greimas, (voir plus haut).