1. Le discours direct dans Désert.

Comme l'affirme P. Van Dan Heuvel, le discours direct constitue l'un des "organisateurs", et "l'un des grands moyens", sur lequel est bâtie la fiction romanesque, (P. Van Dan Heuvel; 1985: 145).

Rappelons qu'au niveau structurel, le discours direct "comporte une proposition introductive (reporting clause) et les paroles rapportées se trouvent entre guillemets", (M. Juillard, Cahiers Chronos n° 5 : 73), ainsi dans Y a dit: "je partirai demain":

"a dit" est la proposition introductive(reporting clause), alors que les paroles de X "je partirai demain", se trouvent entre guillemets.

Enfin une dernière remarque s'impose: nous allons étudier dans cette partie le discours direct (DD), simultanément dans les deux textes qui forment Désert.

Dans l'exemple qui suit tiré du premier texte, un échange se met en place entre Nour, son père, et un homme, mais le lecteur ne sait pas qui pose les questions et qui y répond, du fait que les incises (par exemple, un nom propre ou un pronom personnel + le verbe introducteur) qui l'informent sont absentes; de même que ce lecteur n'est pas en mesure de déterminer à qui, "moi" et "toi" réfèrent exactement:

‘Parfois ils avaient croisé quelqu'un qui marchait vers Smara, et ils avaient échangé quelques paroles: ’ ‘"Qui es-tu ? "’ ‘"Bou Sba. Et toi ?" ’ ‘"Yuemaïa." ’ ‘"D'où viens-tu ? " ’ ‘"Aaïn Rag." ’ ‘"Moi, du Sud, d'Iguetti." ’ ‘Puis ils se séparaient sans se dire adieu. ’ ‘Plus loin, la piste presque invisible traversait des rocailles, des bosquets, de maigres acacias. pp25-26’

Dans les extraits suivants tirés du deuxième texte, le lecteur ne manque pas de se poser la question sur l'utilité d'ouvrir les guillemets pour les refermer aussitôt vite, d'autant plus que le contenu de ces DD est réduit parfois à quelques mots sans aucune valeur informative de type "tu vas voir" pour l'exemple de la page 277, "Regarde !" pour l'extrait de la page 330, et "Viens" pour l'exemple de la page 331:

‘Quelquefois, Radicz a repéré quelqu'un, il dit à Lalla: "Tu vas voir." Il va droit vers le voyageur qui sort de la gare, un peu éberlué par la lumière, et il lui demande une pièce. p277’ ‘…alors elle montre à Radicz la poignée de billets de banque tout froissés dans sa main. "Regarde !" Radicz ouvre de grands yeux, mais il ne pose pas de questions. Peut-être qu'il croit que Lalla a volé cet argent, ou pire encore. p330 ’ ‘Radicz a l'air si malheureux que Lalla a pitié de lui."Viens!" Elle entraîne le jeune garçon par la main, à travers les remous de la foule. p331 ’

Dans le fragment qui suit une partie du discours direct se trouve en dehors des guillemets sous forme de discours direct libre (le DDL44): "d'où viennent ces bulles ?", et qui plus est, ne comporte ni un verbe introducteur, ni un nom propre (ou un pronom personnel comme "il" ou "elle"), rendant ainsi l'interprétation du lecteur difficile:

‘"Là! Là!… Encore, encore !"’ ‘"Là, regarde !"’ ‘"Et là !…" ’ ‘D'où viennent ces bulles ? Radicz dit que ce sont les poissons qui respirent, mais Lalla pense que ce sont plutôt les plantes, et elle pense à ces herbes mystérieuses qui bougent lentement au fond du port. p296 ’

Dans le dernier exemple, outre l'absence d'un verbe introducteur, et d'un nom (ou d'un pronom personnel), le DD est mis à mal à travers des interventions se caractérisant par leur brièveté et leur valeur informative dérisoire se réduisant à la répétition de "" quatre fois, et de "encore" deux fois.

Dans l'exemple suivant (tiré du premier texte), le lecteur note que le discours direct a du mal à s'enchaîner:

‘"Que fait-tu là ?" demanda Ma el Aïnine. Sa voix était très douce et lointaine, comme s'il avait été à l'autre bout de la place. Nour hésita. Il se releva sur les genoux, mais sa tête resta penchée en avant, parce qu'il n'avait pas le courage de regarder le cheikh. ’ ‘"Que fais-tu là ?" répéta le vieillard. ’ ‘"Je ― je priais" dit Nour; il ajouta : "Je voulais prier". ’ ‘Le cheikh sourit. ’ ‘"Et tu n'as pas pu prier?"’ ‘"Non", dit simplement Nour. Il prit les mains du vieil homme. ’ ‘"S'il te plaît, donne-moi ta bénédiction de Dieu." ’ ‘Ma el Aïnine passa ses mains sur la tête de Nour, massa légèrement sa nuque. Puis il fit relever le jeune garçon et il l'embrassa.’ ‘"Quel est ton nom?" demanda-t-il, "N'est-ce pas toi que j'ai vu la nuit de l'Assemblée?"’ ‘Nour dit son nom, celui de son père et de sa mère. À ce dernier nom, le visage de Ma el Aïnine s'éclaira. ’ ‘"Ainsi ta mère est de la lignée de Sidi Mohammed, celui qu'on appelait Al Azraq, l'Homme Bleu?" ’ ‘"Il était l'oncle maternel de ma grand-mère", dit Nour. pp53-54’

La répétition par le cheikh de "que fait-tu là ?" figure cette difficulté du discours direct à commencer, à cause du silence de Nour qui ne répond pas à la question.

La difficulté dans ce discours est mise en avant aussi quand Nour hésite à répondre comme l'indique "Nour hésita", une hésitation qui se trouve matérialisée par la double répétition du pronom personnel "je", du verbe "prier", et le tiret qui signifie l'absence de fluidité de la parole "je ― je priais...je voulais prier"; dans cette partie le lecteur conclut qu'au lieu de contribuer à libérer la parole, le discours direct ne fait que la confiner dans des hésitations préjudiciables pour la communication entre ces deux personnages.

Ce discours est encore mis en difficulté quand le lecteur note que Nour répond de façon laconique par un "non" signifiant toujours son hésitation, et qu'il bascule de son vouloir de prier à sa demande de vouloir bénéficier de la bénédiction du cheikh: cette instabilité au niveau de la thématique nuit encore au DD.

Au niveau de la structure, une partie du discours direct se trouve narrativisée (c'est-à-dire prise en charge par le narrateur): "Nour dit son nom, celui de son père et de sa mère": ce qui désoriente le lecteur c'est que presque la totalité de cet échange a pris la forme d'un discours direct, mais voilà qu'à la fin une partie des paroles de Nour se trouve inexplicablement située en dehors du même discours.

Dans le fragment suivant il s'agit d'un échange entre Paul Estève et Lalla, après que cette dernière s'est évanouie:

‘...elle tombe, très lentement, comme au fond d'un immense puits, sans espoir de se rattraper.’ ‘"Qu'y a-t-il ? Mademoiselle? Ça va mieux? Ça va ?…"’ ‘La voix crie quelque part, très loin de son oreille, elle sent l'odeur d'ail de l'haleine avant de recouvrer la vue. Elle est à moitié tassée contre un bas de mur. Un homme tient sa main et se penche vers elle.’ ‘"…Ça va mieux, ça va mieux…"’ ‘Elle arrive à parler, très lentement.. L'homme la fait asseoir à une table. Il se penche toujours vers elle. Il est petit et gros, avec un visage grêlé, une moustache, presque pas de cheveux. ’ ‘"J'ai faim", dit Lalla. Elle est indifférente à tout, peut-être qu'elle pense qu'elle va mourir.’ ‘"J'ai faim." Elle répète cela lentement. L'homme, lui, s'affole et bégaye. Il se lève, il court vers le comptoir, il revient bientôt avec un sandwich et un panier de brioches. Lalla ne l'écoute pas...L'homme la regarde manger, et son gros visage est encore tout agité par l'émotion. Il parle par bouffées, puis il s'arrête, de peur de fatiguer Lalla.’ ‘"Quand je vous ai vue tomber, comme ça, devant moi, ça, ça m'a fait quelque chose! C'est la première fois que cela vous arrive? Je veux dire, c'est terrible, avec tout ce monde, là, dans l'avenue, les gens qui étaient derrière vous ont failli vous marcher dessus, et ils ne se sont même pas arrêtés, c'est ― Je m'appelle Paul, Paul Estève, et vous? Vous parlez français? Vous n'êtes pas d'ici, n'est-ce pas? Vous avez assez mangé? Voulez-vous que j'aille vous chercher encore un sandwich?"’ ‘Son haleine sent fort l'ail, le tabac et le vin, mais Lalla est contente qu'il soit là, elle le trouve gentil et ses yeux brillent un peu. Lui, s'en aperçoit, et il recommence à parler, comme il fait, dans tous les sens, en faisant les questions et les réponses.’ ‘"Vous, vous n'avez plus faim ? Vous allez boire un peu? Du cognac? Non, il vaut mieux quelque chose de sucré, c'est bon quand on est faible, un coca? Ou un jus de fruit? Je ne vous ennuie pas trop? Vous savez, moi, c'est la première fois que je vois quelqu'un s'évanouir devant moi, comme ça, par terre, et ça ― ça m'a fait un choc, vraiment. Je travaille ― Je suis employé aux P et T., voilà, je n'ai pas l'habitude ― enfin je veux dire, peut-être que vous devriez quand même aller voir un médecin, voulez-vous que j'aille téléphoner ?… ’ ‘Elle se lève, et l'homme l'accompagne jusqu'à la rue.’ ‘"Vous ― vous êtes sûre que ça va aller maintenant? Vous pouvez marcher?"’ ‘"Oui, oui, merci", dit Lalla.’ ‘Avant de partir, Paul Estève écrit son nom et son adresse sur un bout de papier.’ ‘"Si vous avez besoin de quelque chose…" ’ ‘Il serre la main de Lalla. Il est à peine plus grand qu'elle. Ses yeux bleus sont encore tout embués d'émotion.’ ‘"Au revoir", dit Lalla. Et elle s'en va le plus vite qu'elle peut, sans se retourner. pp279-280-281 ’

Comme nous le remarquons, ce fragment est très long, et nous avons jugé utile de le reproduire presque intégralement pour mieux suivre notre analyse.

Ce discours commence par "qu'y a-t-il ? Mademoiselle? Ça va mieux? Ça va ?…": le problème ici c'est que le lecteur ignore qui est l'origine de ces paroles, à cause de l'absence d'une incise qui puisse l'informer, de type:

"une femme (ou un homme) + dit".

C'est une page après que le lecteur arrive à rattacher ce fragment à une source: il s'agit de l'homme qui s'appelle P. Estève, et l'indice est le terme "ail" qui est utilisé aussi bien au début dans "la voix crie quelque part, très loin de son oreille, elle sent l'odeur d'ail de l'haleine", qu'au milieu du fragment dans "son haleine sent fort l'ail".

Le lecteur note dans ce discours un net déséquilibre entre les propositions de Lalla qui sont courtes, brèves et peu nombreuses (cinq propositions en tout), et celles de P. Estève qui sont longues et multiples:

  • les propositions de Lalla: "Ça va mieux" répétés deux fois; "J'ai faim" deux fois;"Oui, oui, merci"; et "au revoir".

En effet, et à chaque fois, c'est P. Estève qui prend l'initiative dans ce discours et qui parle presque seul, sans qu'il y ait la moindre réaction de la part de Lalla: "et il recommence à parler, comme il fait, dans tous les sens, en faisant les questions et les réponses"; de même qu'une indication comme: "Lalla ne l'écoute pas" indique que Lalla ne coopère pas, et accentue encore l'effet d'un discours déséquilibré.

  • Les répétitions, attribuées à P. Estève, sont multiples:
    • la répétition de "ça" dans "quand je vous ai vue tomber, comme ça, devant moi, ça, ça m'a fait quelque chose!"; et "comme ça, par terre, et ça ― ça m'a fait un choc";
    • la répétition de "vous" dans "vous, vous n'avez plus faim ? Vous allez boire un peu ?", et dans "vous ― vous êtes sûre que ça va aller maintenant ? Vous pouvez marcher ? ";
    • la répétition de "je" dans "je travaille ― Je suis employé aux P. et T., voilà, je n'ai pas l'habitude ― enfin je veux dire, peut-être..."

Même les répliques de Lalla n'échappent pas non plus à la répétition: "ça va mieux, ça va mieux"; "j'ai faim... j'ai faim"; "Oui, oui".

Ces répétitions sont significatives pour le lecteur: en effet elles indiquent que le DD dans Désert n'est pas ce facteur garant d'une progression fluide de la communication, puisqu'il bloque et freine la parole.

Les interruptions au niveau de la thématique ou du contenu démontrent encore plus que ce discours direct est mis à mal:

‘Quand je vous ai vue tomber, comme ça, devant moi, ça, ça m'a fait quelque chose ! C'est la première fois que cela vous arrive ? Je veux dire, c'est terrible, avec tout ce monde, là, dans l'avenue, les gens qui étaient derrière vous ont failli vous marcher dessus, et ils ne se sont même pas arrêtés, c'est ― Je m'appelle Paul, Paul Estève, et vous ? Vous parlez français ? Vous n'êtes pas d'ici, n'est-ce pas ? Vous avez assez mangé ? Voulez-vous que j'aille vous chercher encore un sandwich ? ’

Dans le dernier extrait, le lecteur note le passage:

  • de la réaction passionnelle de P. Estève: "ça, ça m'a fait quelque chose ! c'est terrible";
  • à la phase qui consiste à se présenter (ou le rituel de présentation): "c'est ― Je m'appelle Paul, Paul Estève, et vous ? Vous parlez français ?".

Après cette phase de présentation, le lecteur note le surgissement d'une autre thématique liée à la nourriture: "voulez-vous que j'aille vous chercher encore un sandwich ?

La rupture au niveau thématique se poursuit:

  • en effet des questions de P. Estève pour savoir si Lalla veut manger ou boire quelque chose:
‘Vous, vous n'avez plus faim ? Vous allez boire un peu ? Du cognac ? Non, il vaut mieux quelque chose de sucré, c'est bon quand on est faible, un coca ? Ou un jus de fruit ?... Je travaille ― Je suis employé aux P. et T. voilà, je n'ai pas l'habitude ― enfin je veux dire, peut-être que vous devriez quand même aller voir un médecin. ’

, le lecteur note le retour à la phase que nous avons appelée la phase de présentation avec "je travaille ― je suis employé aux P. et T.";

  • enfin une autre interruption se met en place quand P. Estève propose à Lalla d'aller voir un médecin: "peut-être que vous devriez quand même aller voir un médecin".

Comme nous l'avons remarqué dans le dernier exemple, le discours direct dans Désert est tout sauf cette cohérence au niveau de la communication, avec ces multiples hésitations et interruptions qui finissent par détruire l'un des symboles de la fiction.

Dans le fragment qui suit le discours direct est le lieu des hésitations du photographe qui éprouve des difficultés à s'exprimer de façon limpide; ces hésitations sont mises en avant à travers la répétition de "je":"je, excusez-moi, de vous aborder comme cela,.mais je ―";

  • de "vous êtes" dans "vous êtes entrée" "vous êtes ―";
  • de "c'était", et "extraordinaire" dans "c'était ― c'était extraordinaire...c'étaitvraiment extraordinaire":
‘Quand elle s'approche de la porte, Lalla voit à la table voisine un homme d'une trentaine d'années, l'air un peu triste. Il se lève et vient vers elle. Il bafouille. ’ ‘"Je, excusez-moi, de vous aborder comme cela, mais je ―"’ ‘Lalla le regarde bien en face, en souriant. ’ ‘"Voilà je suis photographe et j'aimerais bien faire des photos de vous, quand vous voudrez."’ ‘Comme Lalla ne répond pas, et continue à sourire, il s'embrouille de plus en plus. ’ ‘"C'est parce que ― je vous ai vue, là tout à l'heure, quand vous êtes entrée dans le restaurant et c'était ― c'était extraordinaire, vous êtes ― c'était vraiment extraordinaire. p338’

Il y a des DD qui sont réduits à une seule voix où un seul personnage parle sans que l'autre daigne coopérer avec lui: c'est le cas du DD précédent où Lalla ne parle pas à l'homme: "Lalla ne répond pas"; c'est le cas aussi de l'exemple suivant (tiré du premier texte) où Nour pose les questions sans aucune réponse de la part de ses interlocuteurs:

‘De temps en temps, quand une vieille femme, ou un soldat blessé marchait vers lui, il essayait de leur parler, il s'approchait d'eux, il disait: ’ ‘"Salut, salut, tu n'es pas trop fatigué, veux-tu que je t'aide à porter ta charge ?" ’ ‘Mais eux restaient silencieux, ils ne le regardaient même pas… pp227-228 ’

Même mécanisme dans l'exemple qui suit où Lalla pose une question sans la moindre réponse de la part de lavieille femme:

‘Lalla va s'asseoir à côté d'elle, elle essaie de lui parler. ’ ‘"Vous habitez ici ?" ’ ‘"D'où est-ce que vous venez ? Quel est votre pays ?" ’ ‘La vieille femme la regarde sans comprendre, puis elle a peur, et elle voile son visage avec un pan de sa robe bariolée. p304’

Le lecteur se rend compte à travers les derniers exemples qu'en se réduisant à une seule voix, le discours direct est condamné irrémédiablement à se réduire au silence, en l'absence de la parole de l'autre.

Dans l'extrait qui suit où il s'agit d'un échange entre Aamma et le policier:

‘"C'est ta fille ?"’ ‘"Non, c'est ma nièce", dit Aamma. ’ ‘Il prend tous les papiers et il les examine.’ ‘"Où sont ses parents ?"’ ‘"Ils sont morts."’ ‘"Ah", dit le policier. Il regarde les papiers comme s'il réfléchissait. ’ ‘"Elle travaille ?"’ ‘"Non, pas encore, Monsieur", dit Aamma; elle dit "Monsieur" quand elle a peur. ’ ‘"Mais elle va travailler ici ?"’ ‘"Oui, Monsieur, si elle trouve du travail. Ce n'est pas facile de trouver du travail pour une jeune fille."’ ‘"Elle a dix-sept ans ?" ’ ‘"Oui Monsieur." ’ ‘"Il faut faire attention, il y a beaucoup de dangers ici pour une jeune fille de dix-sept ans." ’ ‘Aamma ne dit rien. Le policier croit qu'elle n'a pas compris, et il insiste. Il parle lentement, en détachant bien chaque mot, et ses yeux brillent comme si ça l'intéressait davantage, maintenant. ’ ‘"Fais attention que ta fille ne finisse pas à la rue du Poids de la Farine, hein ? Il y en a beaucoup qui sont là-bas, des filles comme elle, tu comprends ?" ’ ‘"Oui Monsieur", dit Aamma. Elle n'ose pas répéter que Lalla n'est pas sa fille. ’ ‘Mais le policier sent le regard dur de Lalla posé sur lui, et cela le met mal à l'aise. Il ne dit plus rien pendant quelques secondes, et le silence devient intolérable. Alors le gros homme éclate, et il recommence, avec une voix rageuse, les yeux tout étrécis de colère:’ ‘"Oui, je comprends, oui, on dit ça, et puis un jour ta fille sera sur le trottoir, une putain à dix francs la passe, alors il ne faudra pas venir pleurer et dire que tu ne savais pas, parce que je t'aurai prévenue."’ ‘Il crie presque, les veines de ses tempes gonflées. Aamma reste immobile, paralysée, mais Lalla n'a pas peur du gros homme. Elle le regarde durement, elle avance vers lui et elle lui dit seulement; ’ ‘"Allez-vous-en." ’ ‘Le policier la regarde éberlué, comme si elle avait dit une insulte. Il va ouvrir la bouche, il va se lever, il va gifler Lalla peut-être. Mais le regard de la jeune fille est dur comme du métal, difficile à soutenir. Alors le policier se lève brutalement, et en un instant il est dehors… pp284-285-286. ’

, le lecteur remarque qu'il y a insistance sur la peur d'Aamma: "elle dit Monsieur quand elle a peur", "Aamma ne dit rien", "elle n'ose pas répéter que Lalla n'est pas sa fille", "Aamma reste immobile", une peur matérialisée par la concision de ses réponses dans la majorité des cas: "non, c'est ma nièce", "ils sont morts." "oui Monsieur"...

Le lecteur infère de cet extrait, qu'au lieu de contribuer à délivrer la parole, le DD ne fait que bloquer Aamma en l'enfermant dans sa peur.

Quand le policier enchaîne sur le même sujet concernant le risque qu'encourt une jeune femme comme Lalla dans les rues: "et il insiste", "comme si ça l'intéressait davantage", "et il recommence", le lecteur constate que ce discours direct peine à évoluer et progresser, puisque c'est la même thématique qui se trouve répétée.

De même que ce discours n'est pas fait pour que l'un écoute l'autre, en effet le policier n'écoute pas Aamma qui, au début, lui a dit que Lalla n'est pas sa fille:

‘C'est ta fille ?"’ ‘Non, c'est ma nièce". ’

, et continue tout au long de ce fragment à utiliser "ta fille" démontrant que le discours n'a pas accompli sa fonction de compréhension:

‘Fais attention que ta fille ne finisse pas à la rue du Poids de la Farine...’

Enfin, le policier se met en colère: "le gros éclate, et il recommence avec une voix rageuse", "il crie presque, les veines de ses tempes gonflées": ce discours, basé sur la parole, échoue à dissiper la peur d'Aamma, provoque la colère du policier, et finit sur un ton conflictuel avec l'injonction faite par Lalla au policier de quitter l'appartement:

‘"Allez-vous-en."’ ‘...Alors le policier se lève brutalement, et en un instant il est dehors. ’

Le fragment qui suit met en relief l'aspect conflictuel dans le discours entre Lalla et sa tante Aamma:

‘"Je ne veux pas me marier, jamais !" ’ ‘Aamma reste silencieuse un bon moment. Quand elle parle de nouveau, sa voix s'est radoucie, mais Lalla reste sur ses gardes. ’ ‘"Je t'ai élevée comme ma fille, je t'aime, et toi, aujourd'hui, tu veux me faire cet affront." ’ ‘Lalla regarde Aamma avec colère, parce qu'elle découvre pour la première fois ce qu'il y a de mensonger en elle. ’ ‘"Ça m'est égal", dit-elle. "Je ne veux pas me marier avec cet homme. Je ne veux pas de ces cadeaux ridicules !"’ ‘Elle montre le miroir électrique qui est debout sur son socle, posé sur le sol de terre battue. ’ ‘"Tu n'as même pas l'électricité !" Puis, tout d'un coup, elle en a assez. Elle sort de la maison d'Aamma, et elle va jusqu'à la mer. pp193-194 ’

Le ton polémique et éristique45 de ce discours est évident avec la colère de Lalla: en effet à la volonté de sa tante de la faire marier à l'homme riche, s'oppose la détermination de Lalla de ne pas épouser cet homme: le lecteur par conséquent que ce discours direct ne résout pas le conflit, mais accentue les divergences entre les deux personnages, et provoque la rupture avec la fuite de Lalla de chez sa tante.

Des DD sous le signe de la négation sont fréquents dans Désert, et la plupart du temps l'adverbe de négation "non" conclut brutalement le discours, et met fin à toute initiative de le poursuivre: c'est le cas des trois fragments suivants où le guerrier aveugle demande à Nour s'ils sont arrivés au lieu promis par le cheikh Ma el Aïnine, mais à chaque fois Nour répond par la négation:

‘"Est-ce que c'est ici ? Est-ce que nous y sommes ? Dis-moi, est-ce que nous sommes arrivés à l'endroit où nous devons nous arrêter pour toujours ?" ’ ‘Nour regardait autour de lui, et il ne voyait que l'étendue sans fin de la pierre et de la poussière, la terre toujours pareille sous le ciel. Il détachait son fardeau, et il disait simplement : ’ ‘"Non, ce n'est pas encore ici." ’ ‘Alors, comme chaque soir, le guerrier aveugle buvait quelques gorgées à l'outre, mangeait quelques dattes…p234 ’ ‘"Est-ce que c'est ici ? Est-ce que nous sommes arrivés ?" ’ ‘Et puis il disait: ’ ‘"Dis-moi ce que tu vois." ’ ‘Mais Nour répondait simplement: ’ ‘"Non, ce n'est pas ici. Il n'y a que le désert, nous devons marcher plus loin." ’ ‘Maintenant, le désespoir gagnait les hommes...p237 ’ ‘"Est-ce qu'il va me rendre la vue? Est-ce que je pourrai voir à nouveau ?" ’ ‘"Je ne sais pas", dit Nour. ’ ‘Le guerrier aveugle gémit et retomba sur le sol, la tête dans la poussière. p244 ’

Dans l'exemple qui suit le lecteur ne comprend pas pourquoi les paroles de Radicz sont rapportées entre guillemets –ces derniers sont le signal distinctif du discours direct- alors que celles de Lalla se situent en dehors des guillemets, et sont prises en charge par le narrateur:

‘"mais Lalla n'ose pas demander de l'argent. Elle a un peu honte. Pourtant, il y a des moments où elle aimerait bien avoir un peu d'argent, pour manger un gâteau, ou pour aller au cinéma"; "Lalla lui demande pourquoi": ’ ‘Aussi, quand il voit une jeune femme qui a l'air bien, il pousse Lalla, il lui dit: ’ ‘"Vas-y, toi, demande-lui." ’ ‘Mais Lalla n'ose pas demander de l'argent. Elle a un peu honte. ’ ‘Pourtant, il y a des moments où elle aimerait bien avoir un peu d'argent, pour manger un gâteau, ou pour aller au cinéma. ’ ‘"C'est la dernière année que je fais cela", dit Radicz. "L'année prochaine, je partirai, j'irai travailler à Paris." ’ ‘Lalla lui demande pourquoi. ’ ‘"L'année prochaine, je serai trop vieux, les gens ne donnent plus rien quand on est trop vieux, ils disent qu'on n'a qu'à travailler." ’ ‘Il regarde Lalla un instant, puis il demande si elle travaille, et Lalla secoue la tête. ’ ‘Radicz montre quelqu'un qui passe là-bas, du côté des autobus. ’ ‘"Lui aussi il travaille avec moi, on a le même patron."’ ‘C'est un jeune Noir très maigre qui a l'air d'une ombre…Radicz hausse les épaules. ’ ‘"Il ne sait pas y faire. Il s'appelle Baki, je ne sais pas ce que ça veut dire, mais ça fait rigoler les autres Noirs quand ils disent son nom. Il ne rapporte jamais beaucoup d'argent au patron." ’ ‘Comme Lalla le regarde étonnée: ’ ‘"Ah oui, tu ne sais pas, le patron, c'est un gitan comme moi, il s'appelle Lino…" Il connaît tous les mendiants de la ville par leur nom. Il sait où ils habitent, avec qui ils travaillent, même ceux qui sont plutôt des clochards et qui vivent tout seuls. p278 ’

Dans le dernier exemple, le discours direct est perturbé du fait qu'une de ses parties (les paroles de Radicz) relève du discours direct, alors que l'autre partie (les paroles de Lalla) se trouve en dehors de ce même discours, puisqu'elle est prise en charge par l'énonciateur-locuteur46.

Même mécanisme dans l'exemple qui suit, où le lecteur remarque que la réponse de Nour se trouve, inexplicablement, exclue des guillemets, et par conséquent du DD:

‘"Où est-ce que nous sommes? Est-ce que c'est ici ?"demandait le guerrier aveugle. ’ ‘Nour lui expliqua qu'on avait franchi le désert, et qu'on n'était plus très loin du but. p241’

Il y a une autre manière de "détruire" le discours direct: c'est quand Lalla décide d'interrompre, sans raison apparente, l'interview47 qu'elle accorde à une journaliste:

‘-On dit que vous écrivez des poèmes ? ’ ‘-Je ne sais pas écrire. ’ ‘-Et le cinéma ? Avez-vous des projets ? ’ ‘-Non. ’ ‘-Qu'est-ce que l'amour pour vous ?’ ‘Mais tout à coup, Lalla Hawa en a assez, et elle s'en va très vite, sans se retourner, elle pousse la porte de l'hôtel et elle disparaît dans la rue. p353 ’

Dans le dernier exemple, le lecteur remarque que le DD est le moment où, au lieu de se dissiper, la tension au contraire s'accentue et provoque la rupture.

Notes
44.

Nous aurons l'occasion d'étudier cette forme de discours un peu plus loin.

45.

Selon J. M. Adam (1992), "éristique" est un adjectif qui vient de "éris" et signifie "querelle".

46.

Cet énonciateur-locuteur est différent du personnage, et peut être le narrateur dans notre cas.

47.

L'interview est l'une des formes que peut prendre le DD.