2.1 Des difficultés d'interprétation liées au discours direct libre dans le deuxième texte.

Comme nous aurons l'occasion de le voir dans la partie consacrée aux temps verbaux dans Désert, le présent de l'indicatif est le temps-pivot dans le deuxième texte de Désert, dans le sens où c'est le temps qui domine tout au long de ce texte.

En outre, ce qui nous a motivés à postuler l'existence du DDL:

  • c'est parce qu'aussi bien les discordanciels que les déictiques sont abondamment employés dans le deuxième texte, et cela en combinaison avec le temps présent;
  • et parce que ces discordanciels et ces déictiques ne sont introduits ni par un verbe introductif, ni par la conjonction de subordination "que", ni par les guillemets.

Dans cette partie, notre tâche consiste à démontrer que s'il existe des passages où il est relativement facile au lecteur d'attribuer le DDL à une source énonciative, il lui est par contre impossible de déterminer, dans certains cas, cette source, compliquant de ce fait son travail interprétatif.

Dans le fragment suivant, le lecteur apprend que Lalla "aime le Hartani", parce que ce dernier détient un pouvoir dans ses mains, comme celui des magiciens: d'où le constat fait par le lecteur que la proposition qui apparaît sous forme de DDL dans "peut-être qu'il est vraiment un magicien", est rattachée à Lalla:

‘Et Lalla sent la chaleur des paumes contre ses joues et contre ses tempes, comme s'il y avait un feu qui la chauffait. C'est une impression étrange, qui la remplit de bonheur à son tour, qui entre jusqu'au fond d'elle-même, qui la dénoue, l'apaise. C'est pour cela surtout que Lalla aime le Hartani, parce qu'il a ce pouvoir dans les paumes de ses mains. Peut-être qu'il est vraiment un magicien. p132’

Dans l'extrait suivant, les marques du DDL sont deux discordanciels, en l'occurrence la modalisation à travers "peut-être", et l'interrogation, et cela à partir de "peut-être que c'est la mer qui regarde":

‘Lalla recommence à marcher lentement le long du rivage, et elle sent une sorte d'ivresse au fond d'elle, comme s'il y avait vraiment un regard qui venait de la mer, de la lumière du ciel, de la plage blanche. Elle ne comprend pas bien ce que c'est, mais elle sait qu'il y a quelqu'un partout, qui la regarde, qui l'éclaire de son regard. Cela l'inquiète un peu, et en même temps lui donne une chaleur, une onde qui rayonne en elle, qui va du centre de son ventre jusqu'aux extrémités de ses membres. Elle s'arrête, elle regarde autour d'elle: il n'y a personne, aucune forme humaine. Il y a seulement les grandes dunes arrêtées, semées de chardons, et les vagues qui viennent, une à une, vers le rivage. Peut-être que c'est la mer qui regarde comme cela sans cesse, regard profond des vagues de l'eau, regard éblouissant des vagues des dunes de sable et de sel ? p157 ’

Dans le dernier extrait ce qui aide le lecteur à attribuer ce DDL à Lalla, c'est la présence du thème du regard aussi bien à l'interrogation: "peut-être que c'est la mer qui regarde", qu'au début du fragment dans "elle sait qu'il ya quelqu'un partout, qui la regarde".

Même mécanisme dans l'exemple suivant où le lecteur rattache sans aucune difficulté le discordanciel exclamatif "il y a tant de rues, tant de noms !" à Lalla, à cause de la répétition du terme "rues", au début de l'exemple "maintenant, elle a appris le nom des rues", (le pronom personnel "elle" renvoie à Lalla):

‘Maintenant, elle a appris le nom des rues, en écoutant parler les gens. Ce sont des noms étranges, si étranges qu'elle les récite parfois à mi- voix, tandis qu'elle marche entre les maisons: ’ ‘"La Major’ ‘La Tourette’ ‘Place de Lenche..."’ ‘Il y a tant de rues, tant de noms ! pp268-269’

Dans l'extrait suivant, le discordanciel interrogatif "où aller, où disparaître ?" est attribué à Lalla qui cherche une cachette, comme avant sa venue à Marseille; ce qui aide le lecteur à poser cette hypothèse c'est le lien qui s'établit entre les deux propositions à travers "disparaître" et "cachette":

‘Où aller, où disparaître ? Lalla voudrait trouver une cachette, enfin, comme autrefois, dans la grotte du Hartani...p328 ’

Dans l'extrait qui suit, la proposition interrogative combinée avec un DDL, est rattachée à Radicz caché dans la voiture qu'il est en train de voler:

‘Radicz voit avec netteté les visages des policiers, leurs uniformes noirs. Au même moment, il sent le regard dur et meurtrier qui l'observe du haut d'un des balcons de l'immeuble, là où le store vient de se lever rapidement. Faut-il rester dans la grande voiture, terré comme un animal ? Mais c'est vers lui qui viennent les policiers, il le sait, il n'en doute pas. Alors son corps se détend d'un bond, jaillit par la portière. p394 ’

Il est inutile de multiplier les exemples de ce type, qui sont d'ailleurs nombreux: notre objectif dans les derniers exemples était de démontrer qu'il existe dans le deuxième texte de Désert des passages de DDL, où le lecteur arrive à leur trouver une source énonciative: en effet dans tous les cas, les discordanciels comme l'interrogation, l'exclamation, et la modalité exprimée par "peut-être", ne peuvent référer qu'à Lalla et Radicz.

Mais comme dans la partie consacrée à la problématique du point de vue (PDV), le lecteur n'échappe pas à des passages où il se trouve parfois dans l'impossibilité de savoir à qui tel ou tel discours direct libre réfère.

C'est le cas de l'extrait suivant:

‘Ici, autour, il n'y a que cela: la lumière du ciel, aussi loin qu'on regarde. Les dunes vibrent sous les coups de la mer qu'on ne voit pas, Mais qu'on entend. Les petites plantes grasses sont luisantes de sel Comme de sueur ? Il y a des insectes ça et là, une coccinelle pâle, une sorte de guêpe à la taille si étroite qu'on la dirait coupée en deux, une Scolopendre qui laisse des traces fines dans la poussière; et des mouches plates, couleur de métal, qui cherchent les jambes et le visage De la petite fille, pour boire le sel. pp75-76 ’

, où:

  • la présence des déictiques démonstratifs "ici", "cela" et "ça et là", et du connecteur "mais", combinés au temps verbal présent;
  • et l'absence du verbe introductif et de la conjonction de subordination "que"

, font que le lecteur interprète qu'il se trouve devant un DDL. Mais le problème c'est que ce fragment ne donne aucun indice concernant la source énonciative de ce DDL, et le lecteur hésite dans son attribution, entre "la petite fille" Lalla qui apparaît à la fin, et le narrateur.

Même remarque dans l'exemple qui suit, où la profusion d'indices renvoyant à l'énonciation fait que le lecteur interprète qu'il est devant un DDL:

‘Ce qui est étrange, ici, dans la Cité, c'est que tout le monde est très Pauvre, mais que personne ne se plaint jamais. La Cité, c'est surtout c'est amoncellement de cabanes de planches et de zinc, avec, en guise de toit, ces grandes feuilles de papier goudronné maintenues par des Cailloux. Quand le vent souffle trop fort sur la vallée, on entend claquer toutes les planches et tintinnabuler les morceaux de zinc, et le crépitement des feuilles de papier goudronné qui se déchirent dans une Rafale. Ça fait une drôle de musique qui brinquebale et craquette, comme si on était dans un grand autobus déglingué sur une route de terre, ou comme s'il y avait des tas d'animaux et de rats qui galopaient sur les toits et le long des ruelles. Parfois, la tempête est très dure, elle balaie tout. Il faut reconstruire la ville le lendemain. Mais les gens font ça en riant, parce qu'ils sont si pauvres qu'ils n'ont pas peur de perdre ce qu'ils ont. Peut-être aussi qu'ils sont contents, parce qu'après la tempête, le ciel au-dessus d'eux est encore plus grand, plus bleu, et la lumière encore plus belle. En tout cas, autour de la Cité, il n'y a rien d'autre que la terre très plate, avec le vent de poussière, et la mer, si grande qu'on ne peut pas la voir tout entière. Lalla aime regarder le ciel. Elle va souvent du côté des dunes, là où le chemin de sable part droit...p90 ’

Dans le précédent extrait, ces indices sont:

  • les déictiques démonstratifs: "ici", "cet amoncellement", "ces grandes feuilles", "ça fait une drôle de musique",
  • les discordanciels à travers:
    • les connecteurs dans: "mais que personne ne se plaint", "surtoutcet amoncellement", "parfois, la tempête est très dure", "mais les gens font ça en riant", "en tout cas autour de la Cité, il n'y a rien d'autre"...
    • et le modalisateur peut-être dans "peut-être aussi qu'ils sont contents":

Dans le dernier exemple, le lecteur est tenté de rattacher ce DDL à Lalla dont le nom apparaît au début du paragraphe commençant à partir de "Lalla aime regarder le ciel": ce qui aide le lecteur dans cette interprétation c'est la présence du terme "ciel" aussi bien dans ce paragraphe que dans le précédent qui comporte un DDL sans une source déterminée: "parfois, la tempête est très dure...le ciel au-dessus d'eux est encore plus grand".

À notre sens, cette dernière hypothèse reste faible, tout simplement à cause de l'absence d'autres indices (à part "ciel") pour l'appuyer.

Le fragment suivant pose le même type de difficulté d'interprétation au lecteur:

‘Les jours sont tous les jours les mêmes, ici, dans la Cité, et parfois on n'est pas bien sûr du jour qu'on est en train de vivre. C'est un temps déjà ancien, et comme s'il n'y avait rien d'écrit, rien de sûr. Personne d'ailleurs ne pense vraiment à cela, ici, personne ne se demande vraiment qui il est. Mais Lalla y pense souvent, quand elle va sur le plateau de pierres où vit l'homme bleu qu'elle appelle Es Ser. C'est peut-être à cause des guêpes aussi. Il y a tellement de guêpes dans la Cité, beaucoup plus que d'hommes et de femmes. Depuis l'aurore jusqu'au crépuscule elles vrombissent dans l'air, à la recherche de leur nourriture, elles dansent dans la lumière du soleil. Pourtant, dans un sens, les heures ne sont jamais toutes pareilles, comme les mots que dit Aamma, comme les visages des filles qui se retrouvent autour de la fontaine. Il y a des heures torrides, quand le soleil brûle la peau à travers les habits, quand la lumière enfonce des aiguilles dans les yeux et fait saigner les lèvres. Alors Lalla s'enveloppe complètement dans les toiles bleues, elle attache un grand mouchoir derrière sa tête, qui couvre son visage jusqu'aux yeux…p115 ’

, malgré la présence d'indications qui renvoient à un DDL comme:

  • "ici, dans la Cité", "personne d'ailleurs ne pense vraiment à cela, ici", "c'est peut-être à cause des guêpes aussi", "il y a tellement de guêpes","pourtant, dans un sens, les heures ne sont jamais toutes pareilles"...;

, malgré, donc, la présence de ces indices, le lecteur reste dans l'impossibilité de les rattacher de façon univoque à Lalla, bien que son nom figure dans "alors Lalla s'enveloppe".

Dans l'exemple qui suit, outre le constat que le point de vue qui commence dès "les guêpes sont venues, maintenant" jusqu'à "comme des papillons de nuit, et elles meurent", est difficilement rattachable, car le focalisateur et le verbe de perception ne sont pas mentionnés explicitement; le lecteur constate aussi que certains indices qui renvoient à un DDL sont dépourvus d'une source:

‘La voix étrangère s'éteint en murmurant, elle disparaît dans le feu et la fumée bleue, et Lalla doit attendre longtemps, sans bouger, avant de comprendre que la voix ne reviendra plus. Ses yeux sont pleins de larmes et son cœur lui fait mal, mais elle ne dit rien, tandis qu'Aamma recommence à découper des lanières de viande, et à les placer sur le treillis de bois, au milieu de la fumée. ’ ‘"Parle-moi encore d'elle, Aamma ." ’ ‘"Elle savait beaucoup de chansons, Lalla Hawa, elle avait une jolie voix, comme toi, et elle savait jouer de la guitare..."’ ‘Les guêpes sont venues, maintenant. L'odeur de la viande grillée les a attirées, et elles sont venues par centaines. Elles vrombissent autour du foyer, en cherchant à se poser sur les lanières de viande. Mais la fumée les chasse, les étouffe, et elles traversent le feu, ivres. Certaines tombent dans les braises et brûlent d'une brève flamme jaune, d'autres tombent par terre, assommées, à demi brûlées. Pauvres guêpes ! Elles sont venues pour avoir leur part de la viande, mais elles ne savent pas s'y prendre. La fumée âcre les saoule et les rend furieuses, parce qu'elles ne peuvent pas se poser sur le treillis de bois. Alors elles vont droit devant elles, aveuglées, stupides comme des papillons de nuit, et elles meurent. Lalla leur jette un morceau de viande, pour calmer leur faim, pour les éloigner du feu. Mais l'une d'elles frappe Lalla, la pique au cou. "Aïe !" crie Lalla, qui l'arrache et la jette au loin, tout endolorie mais pleine de pitié, parce qu'elle aime bien les guêpes dans le fond. p177 ’

Dans le dernier exemple, les indices sont:

  • les discordanciels comme l'exclamation dans "Pauvres guêpes !", et les connecteurs mais dans "mais la fumée les chasse", et alors dans "alors elles vont droit devant elles";
  • et les indices de l'énonciation comme le déictique temporel maintenant dans "les guêpes sont venues, maintenant"; il faut noter aussi que dans cet exemple, le lecteur est tenté d'attribuer ce DDL à Lalla dont le nom apparaît dès "Lalla leur jette un morceau de viande", mais cette interprétation reste peu fondée à cause de l'absence d'indication suffisante et explicite.

Même mécanisme dans l'exemple qui suit:

‘Et puis il y a eu le vent de malheur qui a soufflé sur le pays, plusieurs jours de suite. Le vent de malheur est un vent étrange, qui ne vient ici qu'une ou deux fois dans l'année, à la fin de l'hiver, ou en automne. Ce qui est le plus étrange, c'est qu'on ne le sent pas bien au début. Il ne souffle pas très fort, et par moments il s'éteint complètement et on l'oublie. Ce n'est pas un vent froid comme celui des tempêtes, au cœur de l'hiver, quand la mer lève ses vagues furieuses. Ce n'est pas non plus un vent brûlant et desséchant comme celui qui vient du désert, et qui allume la lueur rouge des maisons, qui fait crisser le sable sur les toits de tôle et de papier goudronné. Non, le vent de malheur est un vent très doux qui tourbillonne, qui lance quelques rafales, puis qui pèse sur les toits des maisons, qui pèse sur les épaules et sur la poitrine des hommes. Quand il est là, l'air devient plus chaud et plus lourd, comme s'il y avait du gris partout. Quand il vient, ce vent lent et doux, les gens tombent malades, un peu partout, les petits enfants et les gens âgés surtout, et ils meurent. C'est pour cela qu'on l'appelle le vent de malheur. Quand il a commencé à souffler, cette année-là, sur la Cité, Lalla l'a tout de suite reconnu. pp195-196 ’

, où nonobstant la présence:

  • des déictiques comme ici et ce dans "qui ne vient ici", "ce n'est pas un vent froid";
  • du discordanciel non dans "Non, le vent de malheur";
  • et des connecteurs non plus dans "ce n'est pas non plus un vent brûlant", et puis dans "et puis il y a eu le vent de malheur";

, le lecteur reste dans l'impossibilité de déterminer de façon précise la source énonciative de ce DDL.

Dans le DDL qui suit, le discordanciel interrogatif "mais qui est Hawa ?" reste sans source déterminée puisque le lecteur ne sait pas s'il doit le rattacher au narrateur, ou bien au photographe qui est présent aussi:

‘Mais qui est Hawa ? Chaque jour, quand elle se réveille, dans le grand living-room gris-blanc où elle dort sur un matelas pneumatique, à même le sol, elle va se laver dans la salle de bains sans bruit, puis elle sort par la fenêtre, et elle s'en va à travers les rues du quartier, au hasard, elle marche jusqu'à la mer. Le photographe se réveille, il ouvre les yeux, mais il ne bouge pas, il fait comme s'il n'avait rien entendu, pour ne pas déranger Hawa. Il sait qu'elle est comme cela, qu'il ne faut pas essayer de la retenir. Simplement, il laisse la fenêtre ouverte, pour qu'elle puisse entrer, comme un chat. p346’

Il se trouve que quelques pages après, le même discordanciel interrogatif, et par-delà le même DDL, est répété presque avec les mêmes termes, mais cette fois-ci le lecteur sait que c'est le photographe qui est l'auteur de ces interrogations:

‘Il regarde Lalla Hawa, et c'est comme si, par instants, il apercevait une autre figure, affleurant le visage de la jeune femme, un autre corps derrière son corps; à peine perceptible, léger, passager, l'autre personne apparaît dans la profondeur, puis s'efface, laissant un souvenir qui tremble. Qui est-ce ? Celle qu'il appelle Hawa, qui est-elle, quel nom porte-t-elle vraiment ? pp350-351 ’

Si le lecteur sait dans le dernier fragment que c'est le photographe qui se pose la question sur l'identité de Lalla "qui est-ce ? Celle qu'il appelle Hawa...", il rencontre des difficultés quand il essaie de trouver la source énonciative du DDL, dans l'exemple de la page 346.

Il est clair que le travail interprétatif du lecteur n'est pas aisé du tout, puisque toutes les caractéristiques du DDL: les discordanciels, les déictiques, l'absence du verbe introductif et de la conjonction de subordination "que", et l'emploi du temps verbal présent, sont autant de signaux d'un DDL, mais le problème c'est que, dans certains exemples le lecteur n'arrive pas à les rattacher à une source énonciative précise.

En effet, comme pour la problématique du PDV, Désert ne fournit pas l'information nécessaire pour l'attribution des différents DDL, ce qui va à l'encontre du postulat de coopération (U. Eco), et d'interaction (W. Iser ) entre le texte et le lecteur.