2. Le récit dans le premier texte.

2.1 Un récit perturbé.

Nous allons voir dans cette partie que si dans le premier texte les cinq propositions narratives sont toutes employées pour former le "récit", par contre, leur disposition présente des écarts par rapport au schéma de F. Revaz, ce qui pose des problèmes d'interprétation au lecteur.

Une première lecture tendrait à poser ce tableau pour le récit:

Situation initiale. Nœud. Actions. Dénouement. Situation finale.
-Les nomades possèdent des terres et des puits. -Les Chrétiens (les Français) donnent la chasse aux nomades en occupant leurs terres, et en contrôlant les puits. -Les nomades chassés de leurs terres, se dirigent vers Saguiet el Hamra pour s'unir à Ma el Aïnine: ce dernier projette de marcher vers le nord;
-Une longue marche commence vers le nord;
-les deux fils du cheikh veulent affronter l'ennemi;
-deux batailles contre les Chrétiens (ou l'affrontement).
-Double défaite des nomades. -Définitivement, les nomades n'ont plus aucune terre.

Comme nous le remarquons, la situation initiale pose les nomades comme possédant des terres et des puits; ce qui donne cette formule: le sujet a X, ou le sujet est en "conjonction" avec l' "objet de valeur53".

Le nœud, défini comme ce qui viole et entame l'immobilité de cette situationinitiale, se résume ainsi: les Chrétiens occupent les terres et les points d'eau qui appartiennent aux nomades.

Pour avoir des terres et des puits (retour à la situationinitiale), les nomades se doivent d'accomplir certaines actions (la Pn actions):

  • ils affluent à la Saguiet el Hamra pour rejoindre Ma el Aïnine: ce dernier projette de marcher vers le nord;
  • une longue marche s'ensuit;
  • les fils du cheikh projettent de combattre les Chrétiens;
  • deux batailles livrées aux Chrétiens (ou l'affrontement).

Le dénouement "qui conduit au contraire à une Situationfinale encore plus compliquée" selon F. Revaz,(1997: 177), peut être décrit comme suit: les nomades subissent une double défaite aux chapitres cinq et sept.

Enfin la situation finale est à l'opposé de la situation initiale, puisqu'un renversement s'est opéré: les nomades se trouvent définitivement sans terres et sans puits.

Contrairement à ce que laisse transparaître ce tableau , les choses ne sont pas aussi faciles qu'on ne le pense, puisque des difficultés surgissent pour le lecteur qui note que les cinq propositions narratives se trouvent perturbées, et n'apparaissent pas dans l'ordre tel que présenté dans le schéma par F. Revaz.

Ainsi la situation initiale n'est exposée qu'au deuxième chapitre, et cela bien après la Pnactions:

‘Ils étaient venus parce que la terre manquait sous leurs pieds, comme si elle s'était écroulée derrière eux...p46 ’

Le lecteur comprend que cette dernière proposition contient un présupposé: <avant, la terre ne manquait pas sous les pieds des nomades>; pour résumer, disons que cette situation n'est pas explicitement exposée par le texte, et c'est au lecteur de la trouver.

Cette situation se caractérisée par "l'euphorie", témoignant ces deux extraits tirés du chapitre trois:

‘Le guerrier aveugle continuait à parler, maintenant, mais il ne parlait plus de la guerre. Il racontait à voix presque basse son enfance à Chinguetti, la route du sel, avec son père et ses frères.... Il parlait de cela doucement, presque en chantonnant...p232’

Quand l'aveugle se rappelle de sa ville, avant qu'elle soit occupée par les Chrétiens, sa voix se radoucit, "il parlait de cela doucement", ce qui signifie que cette situation était euphorique.

Même remarque pour l'extrait suivant, où le lecteur note qu'en racontant la vie dans sa ville avant l'arrivée des Chrétiens, la voix de l'aveugle "chantonnait un peu, comme s'il se berçait lui-même pour atténuer sa souffrance":

‘Alors, comme chaque soir, le guerrier aveugle buvait quelques gorgées à l'outre, mangeait quelques dattes et du pain, puis il s'étendait sur la terre, et il continuait à parler des choses de son pays, de la grande ville sainte de Chinguetti, près du lac Chinchan. Il parlait de l'oasis où l'eau est verte, où les palmiers sont immenses et donnent des fruits doux comme le miel, où l'ombre est pleine du chant des oiseaux et du rire des jeunes filles qui vont puiser l'eau. Il racontait cela avec sa voix qui chantonnait un peu, comme s'il se berçait lui-même pour atténuer sa souffrance. pp234-235 ’

Le nœud pose problème aussi: en effet comme pour la situationinitiale, il n'est posé qu'au deuxième chapitre, après la Pnactions:

‘Les autres cheikhs, les chefs de grande tente, et les guerriers bleus sont venus, l'un après l'autre. Tous disaient la même parole, la voix brisée par la fatigue et par la sécheresse. Ils parlaient des soldats des Chrétiens qui entraient dans les oasis du Sud, et qui apportaient la guerre aux nomades; ils parlaient des villes fortifiées que les Chrétiens construisaient dans le désert, et qui fermaient l'accès des puits jusqu'aux rivages de la mer. Ils parlaient des batailles perdues, des hommes morts, si nombreux qu'on ne se souvenait même plus de leurs noms...p39’

Dans cet extrait, le lecteur apprend que les <soldats des Chrétiens ont occupé les terres et les puits, ce qui a obligé les nomades à se déplacer>: comme nous l'avons vu avec F. Revaz , il s'agit ici d'un élément qui provoque une "perturbation" et rompt l'immobilité de la situationinitiale.

La proposition narrative "actions" (Pn3)est celle qui pose le plus de problèmes au lecteur: rappelons qu'elle se résume ainsi:

  • l'affluence des nomades vers Saguiet el Hamra pour s'unir aux troupes du cheikh Ma el Aïnine: sous-action 1;
  • la longue marche vers le nord: sous-action 2;
  • la volonté des fils de Ma el Aïnine d'attaquer l'ennemi: sous-action 3;
  • deux batailles livrées aux Chrétiens: sous-action 4 .

Pour ce qui concerne la sous-action "affluence vers Saguiet el Hamra pour s'unir aux troupes de Ma el Aïnine", elle se trouve posée:

  • dès le début du premier chapitre:
‘Les hommes, les bêtes, tous avançaient sur la terre desséchée, au fond de cette grande blessure de la vallée de la Saguiet. p16’ ‘Les hommes venaient de l'est, au-delà des montagnes de l'Aadme Rieh, au-delà du Yetti, de Tabelbala...Ils étaient revenus, chargés de vivres et de munitions, jusqu'à la terre sainte, la grande vallée de la Saguiet el Hamra...p24’
  • et une partie du deuxième chapitre:
‘Alors ils sont venus de plus en plus nombreux dans la vallée de la Saguiet el Hamra. p33 ’

Le problème dans cette proposition narrative:

  • c'est qu'elle se trouve exposée la première bien avant la situation initiale et le nœud, ce qui va à l'encontre du schéma présenté par F. Revaz;
  • le lecteur ne peut pas interpréter "l'affluence des nomades à la ville de Saguiet el Hamra" comme faisant partie de la proposition narrative actions, que quand il aura lu le deuxième chapitre où sont exposés la situation initiale et le nœud.

Pour résumer, le problème pour le lecteur se présente ainsi: le statut de "l'affluence vers Saguiet el Hamra" reste indéterminé, et ne sera interprété comme faisant partie de la proposition narrative (Pn) actions, qu'après l'exposition de la situationinitiale et du nœud54 au chapitre deux.

La sous-action "longue marche vers le nord" commence dès la fin du deuxième chapitre:

‘Le soleil n'était pas très haut dans le ciel quand Nour et son frère ont commencé à marcher sur la route de poussière, vers le nord. p72 ’

Mais elle pose aussi difficulté pour le lecteur: en effet, elle est anormalement la plus longue des sous-actions -on peut parler de "mise en avant", "d'emphase" ou "d'amplification" de cette marche puisqu'elle se poursuit:

  • au chapitre trois:
‘Chaque jour, ils marchaient dans le fond de la vallée immense...p222’ ‘Ils ont recommencé à marcher sur la piste...p229 ’ ‘Comme cela ils ont traversé les monts du Ouarkziz...La caravane s'étirait sur tout le plateau, d'un bout à l'autre de l'horizon. p235 ’ ‘Ils continuaient leur marche vers le nord, à travers les montagnes déchiquetées du Taïssa...p245’ ‘Au lever du jour, la caravane est repartie, accompagnée des Aït ou Moussa et des montagnards venus d'Illirh...p248 ’
  • au chapitre quatre:
‘Alors, quand il a compris qu'il n'y avait plus rien à espérer, qu'ils allaient mourir tous...Ma el Aïnine a donné le signal du départ vers le nord. p360 ’ ‘Ils ont franchi les montagnes pendant des jours. p363’

De même qu'entre le chapitre six où le lecteur apprend que le cheikh se meurt dans la ville de Tiznit, et le chapitre sept, les nomades ont poursuivi leur marche vers la ville d'Agadir.

Toujours dans la proposition narrative "actions", un autre problème se pose au lecteur: il a trait au vouloir des nomades, en effet comme nous l'avons vu plus haut, F. Revaz postule que l'un des fondements de la Pn"actions" est le personnage qui doit être "doté d'une volonté qui provoque le changement ou tente de l'empêcher, (Ibid. : 75).

Or, "le vouloir" qui sous-tend la Pnactions reste imprécis pour le lecteur, au moins durant les trois premiers chapitres:

  • ainsi dès l'incipit, le lecteur est dérouté quand il lit que les nomades "ne voulaient rien" ce qui sape "le récit" dans l'un de ses fondements:
‘Ils ne disaient rien. Ils ne voulaient rien. p8 ’
  • au même chapitre, et quelques lignes après, un "vouloir" est enfin prêté aux nomades: ces derniers marchent "pour trouver autre chose", mais l'emploi du terme "chose" ne fait pas avancer le lecteur qui ne sait pas encore pourquoi les nomades ont entrepris cette marche:
‘...alors ils marchaient sans s'arrêter, sur les chemins que d'autres pieds avaient déjà parcourus, pour trouver autre chose. p13’

Ce "vouloir" est enfin dévoilé au deuxième chapitre où lecteur apprend que les nomades marchent vers le nord pour être "en conjonction" avec la terre et l'eau:

‘"Nous allons partir bientôt, notre cheikh l'a dit..."’ ‘"Où ?" avait demandé Nour. ’ ‘"Vers le nord, au-delà des montagnes du Draa, vers Souss, Tiznit; là-bas, il y a de l'eau et des terres pour nous tous, qui nous attendent..."p49’

Le lecteur qui croit que le vouloir est cette fois-ci posé définitivement, est vite désorienté puisqu'il apprend, au chapitre trois, que les nomades se trouvent dotés d'un autre vouloir qui consiste à marcher vers le nord pour livrer la guerre sainte aux Chrétiens:

‘Il y avait beaucoup d'hommes et de bêtes, car aux hommes et aux troupeaux de la caravane du grand cheikh s'étaient joints les nomades du Draa, ceux des puits du Tassouf, les hommes de Messeïed... tous ceux que la misère et la menace de l'arrivée des Français avaient chassés des régions de la côte, et qui avaient appris que le grand cheikh Ma el Aïnine était en route pour la guerre sainte, pour chasser les étrangers des terres des Croyants. pp241-242’

Un vouloir qui se trouve confirmé quelques pages plus loin, au même chapitre :

‘Au lever du jour, la caravane est repartie, accompagnée des Aït ou Moussa et des montagnards venus d'Illirh, de Tafermit...tous ceux qui voulaient suivre Ma el Aïnine dans sa guerre pour le royaume de Dieu. p248 ’

Un troisième vouloir différent est prêté aux nomades qui marchent vers le nord pour renverser le sultan allié des Français:

‘"Ils marchent vers le Nord, vers la ville sainte de Fez, pour renverser le sultan, et faire nommer à sa place Moulay Hiba..." p382 ’

Nous pensons que la multiplication des "vouloirs" prêtés aux nomades déstabilise le récit, et désoriente, par conséquent, le lecteur qui ne sait pas exactement pour quelle raison les nomades ont entrepris leur marche, en effet:

  • au chapitre premier, et dès l'incipit, le lecteur lit que les nomades "ne voulaient rien", puis apprend qu'ils marchent pour trouver "autre chose";
  • au chapitre deux, il lit que les nomades marchent vers le nord pour trouver la terre et l'eau;
  • au chapitre trois, les nomades sont dotés d'un autre vouloir, et le lecteur apprend que le but de leur marche consiste à chasser les Chrétiens de leur terre;
  • enfin au chapitre cinq, un autre vouloir apparaît: les nomades marchent pour renverser le roi jugé trop complaisant avec les Français.

La Pn actions se trouve mise à mal aussi, quand par deux fois les fils de Ma el Aïnine ont voulu passer à l'action en attaquant les ennemis, mais à chaque fois leur père virtualise ces deux actions en refusant d'affronter les troupes ennemies:

  • dans l'exemple qui suit c'est Larhdaf qui a voulu se battre contre les Français au chapitre trois, mais son père a refusé:
‘Avant d'arriver à la ville, les troupes des fils de Ma el Aïnine sont parties en avant. Ils sont revenus deux jours plus tard, apportant les mauvaises nouvelles: les soldats des Chrétiens avaient débarqué à Sidi Ifni, et ils remontaient eux aussi vers le nord. Larhdaf voulait quand même aller à Goulimine, pour se battre contre les Français et les Espagnols, mais le cheikh lui a montré les hommes qui campaient sur la plaine, et il lui a demandé seulement: "Est-ce que ce sont tes soldats ?" Alors Larhdaf a baissé la tête, et le grand cheikh a donné l'ordre du départ, au large de Goulimine, vers la palmeraie des Aït Boukha...p246 ’
  • dans l'extrait suivant ce sont les deux fils qui ont voulu attaquer la ville de Taroudant, mais le cheikh a refusé aussi:
‘Ces terres rouges, ces champs desséchés, ces maigres terrasses plantées d'oliviers et d'orangers, ces palmeraies sombres, tout cela leur était étranger, lointain, pareil aux mirages. Malgré leur désespoir, Larhdaf et Saadbou voulaient attaquer la ville, mais le cheikh refusait cette violence. p360 ’

Dans les deux exemples, la sous-action "attaquer l'ennemi" est restée une virtualité non actualisée55.

Quand enfin la bataille entre les nomades et les Chrétiens s'est trouvée "actualisée" par deux fois aux chapitres cinq et sept, le lecteur est déçu, car il se rend compte qu'elle a été brève et concise: cette concision de "l'affrontement" peut s'expliquer par le dénuement des guerriers du cheikh Ma el Aïnine incapables de se battre:

  • ainsi dans l'exemple qui suit (chapitre deux), l'armée est décrite comme "décimée" et "sans chefs":
‘Parfois arrivaient les restes d'une armée, décimée, sans chefs, sans femmes, des hommes à la peau noire presque nus dans leurs vêtements en loques, le regard vide et brillant de fièvre et de folie. p44’
  • dans l'extrait qui suit les guerriers sont "malades", alors que leurs armes sont "hors d'usage":
‘Les hommes bleus du désert étaient trop fatigués maintenant, il y avait trop longtemps qu'ils marchaient et jeûnaient. La plupart des guerriers étaient fiévreux, malades du scorbut, leurs jambes couvertes de plaies envenimées. Même leurs armes étaient hors d'usage. p360 ’

Cette extrême pauvreté de l'armée est telle qu'elle aura des conséquences sur la sous-action "affrontement":

‘Les coups de feu résonnent à nouveau dans le silence torride. Le général Moinier donne l'ordre de charger vers le creux de la vallée. Les Sénégalais tirent genou en terre, puis ils courent, baïonnette en avant. La tribu des Beni Moussa a tué douze soldats noirs avant de s'enfuir à travers les broussailles, en laissant sur le terrain des dizaines de morts. Alors la troupe des Sénégalais continue sa charge, vers le bas de la vallée. Les soldats débusquent des hommes bleus partout, mais ce ne sont pas les guerriers invincibles qu'on attendait. Ce sont des hommes en haillons, hirsutes, sans armes, qui courent en boitant, qui tombent sur le sol caillouteux. Des mendiants, plutôt, maigres, brûlés par le soleil, rongés par la fièvre, qui se heurtent les uns aux autres et poussent des cris de détresse, tandis que les Sénégalais, en proie à une vengeance meurtrière, déchargent sur eux leurs fusils, les clouent à coups de baïonnette dans la terre rouge. En vain le général Moinier fait sonner le rappel. Devant les soldats noirs, les hommes et les femmes fuient en désordre, tombent sur le sol. Les enfants courent au milieu des buissons, muets de peur, et les troupeaux de moutons et de chèvres se bousculent en criant. Partout les corps des hommes bleus jonchent le sol. Les derniers coups de feu résonnent, puis l'on n'entend plus rien, à nouveau, le silence torride pèse sur le paysage. p384 ’

Dans le dernier fragment, l'état de pauvreté de cette armée est relayé par plusieurs indices:

  • ce ne sont pas les guerriers invincibles qu'on attendait";
  • des hommes en haillons, hirsutes, sans armes";
  • qui courent en boitant";
  • des mendiants, plutôt, maigres, brûlés par le soleil, rongés par la fièvre, qui se heurtent les uns aux autres et poussent des cris de détresse"; la déroute des guerriers nomades est telle que le général Moinier a aussitôt fait sonner le rappel à cause du déséquilibre des forces.

Au septième chapitre, la deuxième bataille sera tout aussi rapidement gagnée par les Français, parce que leur matériel de guerre est moderne avec des fusils et des mitrailleuses:

‘Mais c'étaient les quatre bataillons du colonel Mangin, venus par marche forcée jusqu'à la ville rebelle d'Agadir – quatre mille hommes vêtus des uniformes, des tirailleurs africains, sénégalais, soudanais, sahariens, armés de fusils Lebel et d'une dizaine de mitrailleuses Nordenfeldt. p434 ’

, alors que celui des guerriers nomades est archaïque avec "des lances" et des "fusils à pierre":

‘Les trois mille cavaliers ont chargé en formation serrée, comme pour une parade, brandissant leurs fusils à pierre et leurs longues lances. Quand ils sont arrivés sur le lit du fleuve, les sous-officiers commandant les mitrailleuses ont regardé le colonel Mangin qui avait levé son bras. Il a laissé passer les premiers cavaliers, puis, tout à coup, il a baissé son bras, et les canons d'acier ont commencé à tirer leur flot de balles, six cents à la minute, avec un bruit sinistre... Quand les cavaliers ont compris qu'ils étaient dans un piège, qu'ils ne franchiraient pas ce mur de balles, ils ont voulu rebrousser chemin, mais c'était trop tard. Les rafales des mitrailleuses balayaient le lit du fleuve, et les corps des hommes et des chevaux ne cessaient de tomber, comme si une grande lame invisible les fauchait. Sur les galets, des ruisseaux de sang coulaient, se mêlant aux minces filets d'eau. Puis le silence est revenu, tandis que les derniers cavaliers s'échappaient vers les collines, éclaboussés de sang, sur leurs chevaux au poil hérissé par la peur. p436 ’

Le fait que le matériel de guerre des Français soit moderne, alors que celui des nomades est archaïque a pour conséquence de "condamner" la sous-action "affrontement" à être courte, et par conséquent à décevoir le lecteur.

La Pn dénouement connaît aussi une perturbation: en effet, en apprenant au chapitre trois que les nomades n'étaient pas très loin des terres promises et donc de leur but, le lecteur infère que cette Pn est toute prête à se déclencher:

‘La caravane de Ma el Aïnine est arrivée un soir au bord du Draa, de l'autre côté des montagnes. Là, en descendant vers l'ouest, ils ont aperçu les fumées des campements des troupes de Larhdaf et de Saadbou. Quand les hommes se sont retrouvés, il y a eu un regain d'espoir. Le père de Nour est venu à sa rencontre, et il l'a aidé à porter sa charge. "Où est-ce que nous sommes ? Est-ce que c'est ici ?" demandait le guerrier aveugle. Nour lui expliqua qu'on avait franchi le désert, et qu'on n'était plus très loin du but. Il y eut une fête cette nuit-là. Pour la première fois depuis longtemps, on entendait le son des guitares et des tambours, et le chant clair des flûtes. p241’

Dans le dernier exemple, certains indices orientent le lecteur vers l'interprétation que le dénouement est imminent: "il y a eu un regain d'espoir", "il y eut une fête cette nuit-là", et "Nour lui expliqua qu'on avait franchi le désert, et qu'on n'était plus très loin du but."

Mais voilà que quelques lignes après, le lecteur apprend que la marche des nomades se poursuivait, laissant suggérer que le processus du déclenchement du dénouement ait été retardécomme l'indiquent les exemples suivants:

‘Pendant des jours ils ont remonté l'immense vallée du Draa, sur l'étendue de sable craquelé...p242’ ‘Chaque jour, quand le soleil se levait, les hommes étaient debout. Ils prenaient leur charge sans rien dire...Ils continuaient leur marche vers le nord, à travers les montagnes déchiquetées du Taïssa...p245’

Même remarque dans l'exemple qui suit, où "la fatigue" contraste avec "l'espoir" de l'exemple de la page 241:

‘Malgré leur fatigue, les hommes et les femmes ont cheminé pendant des semaines à travers les montagnes rouges, le long des torrents sans eau. p246’

Le même mécanisme se reproduit une deuxième fois à la fin du même chapitre (le chapitre trois) quand le lecteur apprend que les nomades sont arrivés en vue de la ville de Taroudant, et apprend qu'ils "ont compris que le voyage touchait à sa fin"; de même que Nour lui aussi pensait "que c'était la fin du voyage", et il était "heureux"; tous ces indices contribuent à faire croire au lecteur que la Pndénouement est toute prête de se réaliser:

‘Un soir, tandis que la caravane s'installait pour la nuit, une troupe de guerriers est arrivée au nord, accompagnant un homme à cheval, vêtu d'un grand manteau blanc. C'était le grand cheikh Lahoussine qui venait apporter l'aide de ses guerriers, et distribuer de la nourriture pour les voyageurs. Alors, les hommes ont compris que le voyage touchait à sa fin, car on arrivait dans la vallée du grand fleuve Souss, là où il y aurait de l'eau et des pâturages pour les bêtes, et de la terre pour tous les hommes. p250 ’ ‘Nour avait oublié déjà l'impression de mort. Il était heureux parce qu'il pensait, lui aussi, que c'était la fin du voyage, que c'était ici la terre que Ma el Aïnine leur avait promise, avant de quitter Smara. p251 ’

Mais encore une fois, le lecteur se trouve "dérouté", puisque le dénouement n'est pas accompli (ou se trouve "virtualisé"), témoignant cette indication au chapitre quatre où le lecteur apprend que les nomades ont poursuivi leur marche, après le refus des habitants de Taroudant d'ouvrir les portes de leur ville:

‘Les gens de la ville se méfiaient des hommes du désert, et les portes restaient fermées tout le jour. Ceux qui avaient voulu s'aventurer du côté des remparts avaient reçu des coups de feu: c'était un avertissement. Alors, quand il a compris qu'il n'y avait plus rien à espérer, qu'ils allaient mourir tous, les uns après les autres, sur le lit brûlant de la rivière, devant les remparts de la ville impitoyable, Ma el Aïnine a donné le signal du départ vers le nord. p360 ’

Par deux fois, le lecteur se trouve désorienté; cet effet-désorientation provient selon nous:

  • de l'annonce d'une part de la réalisation proche de l'objectif des nomades, et donc de la réalisation imminente de la Pndénouement,
  • et d'autre part de la suspension et de la virtualisation de cette Pn.

La Situationfinale se résume ainsi: le renversement s'est opéré et de la possession de la terre (la situationinitiale) les nomades s'en trouvent dépossédés définitivement.

Notes
53.

Cette notion d' "objet de valeur" est empruntée à la sémiotique de A. J. Greimas; pour ce dernier tout "objet" comporte une "valeur":

-"L'objet est comparable au concept dont on ne peut manipuler que la compréhension, étant entendu que celle-ci n'est constituée que de valeurs différentielles. L'objet apparaît comme un espace de fixation, comme un lieu de réunion occurrentielle de déterminations-valeurs...En prenant la syntaxe pour ce qu'elle est, c'est-à-dire pour la représentation imaginaire, mais aussi la seule manière d'imaginer la saisie du sens et la manipulation des significations, on peut comprendre que l'objet est un concept syntaxique, un terme-aboutissant de notre relation au monde, mais en même temps un des termes de l'énoncé élémentaire qui est un simulacre sémiotique représentant, sous la forme d'un spectacle, cette relation au monde. Cependant, la saisie de sens, on l'a vu, ne rencontre sur son chemin que des valeurs déterminant l'objet, et non l'objet lui-même. (A. J. Greimas; 1983: 22-23).

Dans le premier texte de Désert, l'objet est "la terre", qui permet de "vivre" ; "vivre" est de ce fait la valeur rattachée par les nomades à la "terre":

-le sujet qui possède un objet de valeur est en conjonction avec cet objet, on a ainsi un énoncé d'état conjonctif: SO;

-alors que le sujet qui est dépossédé de l'objet de valeur se trouve par contre en disjonction avec cet objet, l'énoncé obtenu est dit énoncé d'état disjonctif: S O. (Ibid. : 28).

54.

Le lecteur comprend qu'après l'occupation des terres par les Chrétiens: le nœud au chapitre deux; les nomades affluent vers Saguiet el Hamra pour s'unir au cheikh dans son projet de trouver d'autres terres: la sous-action 1 exposée au chapitre premier.

55.

Cette notion de "virtualité" est empruntée à C. Bremond; ce théoricien considère que le récit obéit à une organisation logique triadique:

-une situation qui "ouvre" la possibilité d'un comportement ou d'un évènement (sous réserve que cette virtualité s'actualise);

-le passage à l'acte, ou actualisation de cette virtualité (par exemple, le comportement qui répond à l'incitation contenue dans la situation "ouvrante");

-l'aboutissement de cette action, qui "clôt" le processus par un succès ou un échec.

Ce qui fait qu'une virtualité (ou la possibilité) peut s'actualiser: on a alors "actualisation de la virtualité"; comme elle peut ne pas s'actualiser: "virtualité non actualisée", (C. Bremond, 1973: 32.

Dans notre cas, la sous-action: "attaquer l'ennemi" est demeurée virtuelle.