2.2 L'évitement du récit.

Si dans la dernière partie, nous avons démontré que le récit est perturbé de l'intérieur, avec des Pn désorganisées, où:

  • soit elles ne sont pas conformes à l'ordre du schéma donné par F. Revaz comme pour la Pn actions (à travers la sous-action affluence à Smara)qui se trouve utilisée la première bien avant le nœud et la situationinitiale;
  • soit ces Pn se trouvent virtualisées et suspendues comme nous l'avons vu pour la sous-action 3 "projet d'attaquer", et le dénouement;

, dans cette partie nous allons démontrer comment des facteurs concourent cette fois-ci à freiner la progression du récit en occupant sa place pour le remplacer.

Chapitre premier.

Selon nous, la répétition de certains thèmes contribue énormément à ralentir la progression du récit; cette répétition des thèmes concerne:

  • la descente des nomades vers la vallée:
‘Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés par la brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement ils sont descendus dans la vallée...p7 ’ ‘Maintenant, ils étaient apparus au-dessus de la vallée de la Saguiet el Hamra, ils descendaient lentement les pentes...p14 ’ ‘Les voyageurs commençaient à arriver dans la Saguiet el Hamra, caravanes d'hommes et de bêtes qui descendaient les dunes en soulevant des nuages de poussière rouge. p22 ’
  • les nomades viennent de tous les points du désert:
‘Ils étaient venus de tous les points du désert, au-delà de la Hamada de pierres, des montagnes du Cheheïba et de Ouarkziz...au-delà même des grandes oasis du Sud, du lac souterrain de Gourara...p15 ’ ‘Les hommes venaient del'est, au-delà des montagnes de l'Aadme Rieh, au-delà du Yetti, de Tabelbala. p24 ’
  • la halte des nomades:
‘Le soir, quand le soleil était près de l'horizon et que l'ombre des buissons s'allongeait démesurément, les hommes et les bêtes cessaient de marcher. Les hommes déchargeaient les chameaux, construisaient la grande tente de laine brune, debout sur son unique poteau en bois de cèdre. Les femmes allumaient le feu, préparaient la bouillie de mil, le lait caillé, le beurre, les dattes. p10 ’ ‘ Tous,ils marchaient sur le sol de pierres et de poussière rouge, ils allaient vers les murs de la ville sainte de Smara...Ils avaient déployé la toile lourde de leurs tentes, ils s'étaient enroulés dans leurs manteaux de laine...Ils mangeaient, maintenant, la bouillie de mil arrosé de lait caillé, le pain, les dattes séchées...p18 ’
  • l'affluence des nomades vers les puits:
‘Ils se hâtaient vers les puits, sans entendre les cris des bêtes ni la rumeur des autres hommes. Quand ils sont arrivés devant les puits, devant le mur de pierre qui retenait la terre molle, ils se sont arrêtés. Les enfants ont éloigné les bêtes à coups de pierres...Puis chacun a plongé son visage dans l'eau et a bu longuement. pp16-17 ’ ‘Les voyageurs commençaient à arriver dans la Saguiet el Hamra, caravanes d'hommes et de bêtes qui descendaient les dunes en soulevant des nuages de poussière rouge. Ils passaient devant les campements, sans même tourner la tête, encore lointains et seuls comme s'ils étaient au milieu du désert. Ils marchaient lentement vers l'eau des puits, pour abreuver leurs bouches saignantes. pp22-23 ’

Après avoir mis en exergue le rôle de la répétition dans le ralentissement du récit, nous pensons qu'il y a une autre manière de freiner sa progression (toujours au premier chapitre): c'est quand le lecteur apprend que Nour et son père sont allés au tombeau de l'homme saint pour prier: ce qui fait problème ici c'est que le lecteur se rend compte qu'il n'y a aucun lien causal56 entre cette prière qui occupe quatre pages (de la page 26 à la page 28), et le récit qui, dans ce chapitre, s'articule autour de l'affluence des nomades vers la ville de Saguiet el Hamra.

Chapitre deux.

Le lecteur observe le même mécanisme dans ce chapitre avec l'emploi de la répétition qui concerne:

  • l'état de détresse des voyageurs:
‘La plupart de ceux qui arrivaient maintenant étaient des vieux, des femmes et des enfants, fatigués par les marches forcées à travers le désert, les vêtements déchirés, les pieds nus ou entourés de chiffons. Les visages étaient noirs, brûlés par la lumière, les yeux pareils à des morceaux de charbon. p34 ’ ‘À chaque heure du jour arrivaient de nouvelles cohortes de nomades, harassés par la fatigue et par la soif, venus du sud par marches forcées, et leurs silhouettes se confondaient à l'horizon avec les fourmillements des mirages. Ils marchaient lentement, les pieds bandés dans des lanières de peau de chèvre... Parfois arrivaient les restes d'une armée, décimée, sans chefs, sans femmes, des hommes à la peau noire, presque nus dans leurs vêtements en loques, le regard vide et brillant de fièvre et de folie. p44 ’
  • la focalisation du cheikh Ma el Aïnine par Nour et les hommes:
‘Nour ne cherchait pas à entendre les paroles des deux jeunes guerriers; il regardait de toutes ses forces la figure frêle du vieil homme... Tous les hommes le regardaient aussi, comme avec un seul regard...p38’ ‘Presque sans ciller, il regardait maintenant la silhouette blanche du vieil homme... Comme Nour, tous les hommes regardaient vers lui, avec leurs yeux brûlants de fatigue...p40 ’
  • l'immobilité du cheikh, et la suspension de ses sens:
‘Ma el Aïnine ne bougeait pas. Il ne semblait pas entendre les paroles de ses fils, ni la rumeur continue...p38 ’ ‘...la silhouette blanche du vieil homme, immobile entre ses fils...p40’ ‘Mais Ma el Aïnine ne semblait pas s'en apercevoir. p41’
  • la focalisation du ciel par Nour:
‘Au-dessus de Smara, le ciel était sans fond, glacé, aux étoiles noyées par la nuée blanche de la lumière lunaire. p38 ’ ‘Seule la planète Jupiter apparaissait, figée dans le ciel glacé. La lumière de la lune avait tout recouvert de son brouillard. p41 ’
  • l'insistance sur l'inquiétude des nomades:
‘Les jours suivants, l'inquiétude grandit encore dans le campement de Smara. p43 ’ ‘Mais l'inquiétude grandissait toujours, dans les bruits du campement, dans les cris des bêtes...p45’ ‘L'inquiétude grandissait dans les bouches sèches et dans les doigts qui saignaient...p46 ’

Et comme pour donner encore un coup d'arrêt au récit:

  • nous avons la rencontre entre Nour et le cheikh (page 53), et la bénédiction reçue par Nour; juste après cette bénédiction, le cheikh Ma el Aïnine raconte la vie de l'Homme Bleu, et sa rencontre avec lui, (de la page 54 jusqu'à la page 56).
  • un autre coup d'arrêt se met en place dans ce chapitre avec l'invocation ou le chant religieux, qui prend dix pages (de la page 57 jusqu'à la page 67); enfin après le chant, c'est la danse ou la transe qui s'ensuit, et cela de la page 68 à la page71.

Le lecteur se rend compte que la rencontre entre Nour et le cheikh, la vie de l'Homme Bleu racontée par Ma el Aïnine, et l'invocation n'ont aucun rapport causal, de près ou de loin, avec le récit qui s'articule autour de l'arrivée des nomades à la ville de Saguiet el Hamra pour rejoindre le cheikh dans son projet de marche vers le nord: il s'agit ici du développement de tout ce qui entrave et diffère la progression normale du récit.

Chapitre trois.

Comme nous l'avons vu plus haut avec l'analyse de la sous-action "la marche", cette dernière se trouve amplifiée à l'extrême, puisqu'elle s'étend du chapitre trois au chapitre sept; cette amplification se trouve mise en avant de façon accentuée au chapitre trois à travers la répétition de ce thème de la marche qui bloque la progression du récit:

‘Chaque jour, ils marchaient dans le fond de la vallée immense...p222 ’ ‘Ils ont recommencé à marcher sur la piste, au-devant du grand nuage de poussière rouge...p229 ’ ‘Les jours ont passé comme cela, brûlants et terribles, tandis que le troupeau des hommes et des bêtes remontait la vallée, vers le nord... Maintenant ils marchaient sur l'immense plateau de pierres... p233’ ‘Comme cela ils ont traversé les monts du Ouarkziz, en suivant les failles et les lits des torrents...p235’ ‘Pendant des jours ils ont remonté l'immense vallée du Draa...p242’ ‘Ils continuaient leur marche vers le nord, à travers les montagnes déchiquetées du Taïssa...p245’ ‘Malgré leur fatigue, les hommes et les femmes ont cheminé pendant des semaines à travers les montagnes rouges...p246’ ‘Ils longeaient maintenant une vraie rivière, où coulait un filet d'eau. Les rives étaient peuplées d'acacias blancs et d'aganiers. Puis ils marchaient sur une immense plaine de sable...p250 ’
  • la répétition concernant la halte des nomades:
‘Quand le soleil arrivait au zénith, le vent se levait et balayait l'espace, chassant des murailles de poussière rouge et de sable. Les hommes arrêtaient les troupeaux en demi-cercle, et ils s'abritaient derrière les chameaux accroupis...p223 ’ ‘Ils étaient maintenant au pied des falaises rouges, là où commencent les mesas du Haua, et la vallée qui va vers le nord. Ici, toutes les caravanes s'étaient retrouvées, celles de Larhdaf et de Saadbou et les hommes bleus du grand cheikh. Dans la lumière du crépuscule, Nour regardait les milliers d'hommes assis sur la terre desséchée, autour de la tache noire du puits. p229’ ‘Seulement, quand il sentait venir le soir, quand les hommes de Larhdaf et de Saadbou, loin au-devant dans les vallées, criaient avec leurs voix chantantes le signal de la halte, le guerrier aveugle demandait, toujours avec la même inquiétude: "Est-ce que c'est ici ?..." p234’ ‘Chaque soir, le guerrier aveugle disait à Nour, quand il entendait les cris de la halte: ’ ‘"Est-ce que c'est ici ?..." p237’ ‘Le soir même, la caravane atteignit le puits profond, celui qu'on appelait Aïn Rhatra...Comme chaque soir, Nour alla chercher l'eau pour le guerrier aveugle, et ils firent leurs ablutions et leur prière. Puis Nour s'installa pour la nuit, non loin des guerriers du cheikh...p243 ’ ‘Comme cela, ils sont arrivés à la ville sainte de Sidi Ahmed ou Moussa, le patron des acrobates et des jongleurs. La caravane s'est installée partout dans la vallée aride. p247’ ‘Un soir, tandis que la caravane s'installait pour la nuit, une troupe de guerriers est arrivée au nord...p250’
  • la répétition concernant la détresse, et la misère des nomades:
‘Il s'asseyait sur les pierres brûlantes, le pan de son manteau rabattu sur sa tête, et il regardait le troupeau qui avançait lentement sur la piste. Les guerriers sans monture marchaient courbés en avant, écrasés par les fardeaux sur leurs épaules. Certains s'appuyaient sur leurs longs fusils, sur leurs lances. Leurs visages étaient noirs, et à travers le crissement de leurs pas dans le sable, Nour entendait le bruit douloureux de leur respiration... Les femmes marchaient à côté des chameaux de bât, certaines portant leurs bébés dans leurs manteaux, cheminant lentement, pieds nus sur la terre brûlante. p226’ ‘Debout au bord de la piste, il les voyait marcher lentement, levant à peine leurs jambes alourdies par la fatigue. ils avaient des visages gris, émaciés, aux yeux qui brillaient de fièvre. Leurs lèvres saignaient, leurs mains et leur poitrine étaient marquées de plaies où le sang caillé s'était mêlé à l'or de la poussière...Les femmes n'avaient pas de chaussures, et leurs pieds nus étaient brûlés par le sable. p227’ ‘Arrivait un groupe d'hommes du désert, des guerriers de Chinguetti. Leurs grands manteaux bleu ciel étaient en lambeaux. Ils avaient bandé leurs jambes et leurs pieds avec des chiffons tachés de sang. p228 Les hommes avaient usé leurs chaussures en cuir de chèvre, et beaucoup avaient bandé leurs pieds avec des lambeaux de leurs habits, pour arrêter le sang qui coulait. Les femmes allaient pieds nus, parce qu'elles étaient habituées depuis leur enfance...pp233-234 ’ ‘Maintenant, pour la première fois depuis le commencement de leur voyage, ils sentaient combien ils étaient las, leurs vêtements en lambeaux, leurs pieds enveloppés de chiffons sanglants, leurs lèvres et leurs paupières brûlées par le soleil du désert. p252’
  • L'homme aveugle, le compagnon de Nour, répète la même question:
‘Quand il est passé près de Nour et qu'il a entendu la voix du jeune garçon qui les saluait, il a lâché le manteau de son camarade et il s'est arrêté: "Est-ce que nous sommes arrivés ?" a-t-il demandé. p228 ’ ‘...le guerrier aveugle demandait, toujours avec la même inquiétude: ’ ‘"Est-ce que c'est ici ? Est-ce que nous y sommes ? Dis-moi, est-ce que nous sommes arrivés à l'endroit où nous devons nous arrêter pour toujours ?" p234’ ‘Chaque soir, le guerrier aveugle disait à Nour, quand il entendait les cris de la halte: "Est-ce que c'est ici ? Est-ce que nous sommes arrivés ?" p237 ’ ‘"Où est-ce que nous sommes ? Est-ce que c'est ici ?" demandait le guerrier aveugle. p241’

À côté de la répétition qui affecte certains thèmes, le lecteur note qu'il y a d'autres moyens qui bloquent le récit au troisième chapitre:

  • c'est quand le soldat aveugle raconte les affrontements entre les Chrétiens et les Hommes Bleus, la raison de sa cécité, et sa vie dans sa ville natale: cela prend deux pages, de la page 230 jusqu'à la page 232;
  • c'est quand Nour fait un rêve: de la page 238 à la page 240.

Pour redire ce qui a été remarqué dans les autres chapitres, et selon nous, tous ces éléments n'ont aucun lien causal avec le récit, et contribuent ensemble à freiner la progression du récit, en venant occuper sa place.

Chapitre quatre.

Mis à part la répétition comme dans les deux exemples qui suivent, où les nomades allaient demander de l'aide aux habitants de la ville de Taroudant:

‘Chaque jour, le grand cheikh envoyait ses guerriers devant les murs de la ville, pour demander de la nourriture et des terres pour son peuple. p359 ’ ‘Quelquefois, le grand cheikh et ses fils allaient jusqu'aux remparts de la ville, pour demander des terres, des semences, une part des palmeraies. p359 ’

, la légende de Ma el Aïnine racontée par les nomades qui se prolonge de la page 365 jusqu'à la page 368, et la bénédiction qui s'étend de la page 370 jusqu'à la fin du chapitre, n'ont aucun lien causal avec le récit qui s'articule dans ce chapitre autour de la marche vers le nord.

Le chapitre cinq dans sa majorité est consacré aux circonstances historiques qui ont entouré la conquête du Maroc, alors que tout ce qui renvoie au récit est presque totalement absent de ce chapitre, à l'exception de la sous-action "affrontement" qui se trouve évoquée de façon concise, à cause de la pauvreté des nomades, incapables de faire face aux militaires français.

Tout au long du chapitre six, le lecteur apprend que le cheikh se meurt, alors qu'à la fin du même chapitre Nour lui donne la bénédiction: aussi bien la mort du cheikh que la bénédiction n'ont aucune relation directe avec le récit.

Notes
56.

Pour cette idée de "lien causal ou logique", voir infra dans l'étude consacrée au deuxième texte de Désert.