4.1. Dépendance du "récit" par rapport aux "Chroniques".

Il faut dire que "le récit", tel que défini par F. Revaz, n'est pas totalement exclu dans le deuxième texte, mais reste annexe et secondaire par rapport au texte-pivot: en l'occurrence "les Chroniques (ou les étapes) de la vie de Lalla".

Il y a deux types de récits:

Exemples:

Situation initiale. Nœuds. Actions. Dénouement. Situation finale.
-Aamma emmène Lalla travailler dans un atelier de tapis, car l'argent manque dans la maison. -Zora, la patronne donne des coups de canne aux petites filles quand celles-ci s'arrêtent de travailler;
-le jour d'après, Mina, à peine âgée de dix ans, reçoit de violents coups de canne: Lalla ne supporte pas le comportement de la patronne.
-Lalla se lève, et ordonne deux fois à la patronne d'arrêter de frapper la petite fille;
-la patronne, réagit en frappant Lalla à l'épaule;
-Lalla empoigne la canne de Zora, et la brise.
-Lalla s'enfuit de l'atelier. -Elle est "libre" maintenant, mais ne rapporte pas l'argent à sa tante.
Situation initiale. Nœud. Action. Dénouement. Situation finale.
Un policier en civil frappe chez Aamma pour vérifier les papiers. -Le policier se sent mal à l'aise, à cause de Lalla, qui n'arrête pas de le fixer durement de son regard. -Lalla avance vers lui, et lui intime de quitter l'appartement. Le policer dévale l'escalier. Enfin Aamma et Lalla se trouvent seules dans l'appartement.
Situation initiale. Nœud. Action. Dénouement. Situation finale.
Un jour, Lalla est entrée dans la chambre d'un Yougoslave. Il l'a prise par le bras et a voulu la faire tomber sur son lit. Lalla a crié: le Yougoslave a eu peur. Il l'a laissée partir. Lalla est sauve, après avoir quitté la chambre.

Comme nous le remarquons, ce qui oriente le lecteur dans son interprétation que ces trois textes adoptent la forme du récit, c'est la présence des deux déclencheurs, "le nœud" et "le dénouement" qui sont, pour F. Revaz les deux critères déterminants pour pouvoir parler de récit, (comme nous l'avons vu plus haut dans la partie théorique consacrée à la définition du récit).

Il y a encore d'autres "récits" dans le deuxième texte: il s'agit de ces histoires racontées par Aamma et Naman sous forme enchâssée; mais ils restent aussi dépendants de la structure de base, en l'occurrence les "Chroniques de la vie de Lalla":

Exemples:

Par un jour de tempête, un bateau au bord duquel se trouve un pêcheur, se perd dans la mer: les nuages sont descendus sur la mer; un vent violent brise le mât du bateau; la tempête emporte si loin le bateau que le pêcheur ne sait plus où se trouve la côte; le bateau a dérivé pendant deux jours; les vagues menacent de faire chavirer le bateau; un dauphin est apparu, il a commencé à guider le bateau; il pousse le bateau avec son front; comme cela le dauphin et le pêcheur naviguent pendant un jour; la tempête se calme et les nuages disparaissent ce qui a permis au pêcheur d'apercevoir la lumière de la côte; il a crié et pleuré de joie; le bateau est arrivé au port.

Situation initiale. Nœud. Action. Dénouement. Situation finale.
-un jour, un pêcheur prend le large -un vent violent brise le mât du bateau qui dérive loin de la côte: les vagues menacent de le faire chavirer -un dauphin apparaît: il commence à guider le bateau en le poussant avec son front -le pêcheur pleure de joie: en effet dans une déchirure de nuage, il a aperçu la lumière de la côte -retour au port: le pêcheur est sauvé

Une femme va chercher l'eau à la fontaine; quand elle y arrive elle pleure parce qu'elle est vieille et sans force, et qu'elle a beaucoup de chemin à faire pour rapporter l'eau chez elle; tout d'un coup, sans qu'elle l'entende arriver, Al Azraq est debout devant elle; il lui demande pour quelle raison elle pleure; elle lui explique la cause de sa tristesse: sa maison est loin et elle n'a plus de force pour porter la cruche; Al Azraq décide de l'aider et il la guide jusqu'à chez elle; en arrivant devant sa maison, il lui demande de soulever une pierre; en la soulevant la femme découvre une source d'eau très claire jaillit de sous la pierre; la femme a remercié son bienfaiteur.

Situation initiale Nœud Action Dénouement Situation finale
Une vieille femme est allée chercher l'eau, loin de sa maison. Elle pleure parce qu'elle n'a pas la force de faire un long chemin pour rapporter l'eau chez elle. Al Azraq fait son apparition: quand il apprend ce qui rend cette femme triste, il décide de l'aider en la guidant jusqu'à chez elle. La vieille femme est retournée chez elle avec l'eau; Al Azraq lui montre, une source d'eau, sous une pierre. La femme n'a plus besoin d'aller loin pour chercher l'eau, car une source d'eau coule près de sa maison.

Dans une grande ville d'Orient, il y a un émir puissant qui n'a pour enfant qu'une fille, Leila: elle est la plus belle, la plus sage et la plus douce fille du royaume; il est arrivé quelque chose de terrible: cette ville connaît une grande sécheresse:

L'émir fait convoquer les sages pour prendre leur conseil, mais personne ne sait comment faire pour arrêter la sécheresse; un Égyptien est arrivé dans le royaume: il sait la magie; l'émir le convoque et lui demande de faire cesser la malédiction.

En regardant dans une tache d'encre, l'Égyptien a peur et se met à trembler; il refuse une première fois de parler.

Alors l'émir le menace de mort; l'Égyptien parle: autrefois l'émir a puni un homme faussement accusé d'avoir volé de l'or; cet homme était l'allié des esprits et des démons: la malédiction qui s'abat sur la ville est l'œuvre de cet homme; pour chasser la malédiction l'émir se doit de sacrifier sa fille unique; l'émir triste se met à pleurer et à crier de douleur; l'émir est obligé de donner sa fille en pâture aux bêtes sauvages pour conjurer la malédiction.

Il y a dans la ville un jeune homme qui aime beaucoup Leila, et décide de la sauver: en effet il a hérité d'un parent magicien un anneau qui donne à celui qui le possède le pouvoir de se transformer en animal.

Quand la nuit du sacrifice arrive, l'émir se dirige vers la forêt et attache sa fille à l'arbre; les bêtes commencent à s'approcher de Leila: celle-ci a peur.

Tout a coup, on entend une musique, si belle et pure, que Leila cesse de trembler et que les bêtes se couchent par terre et deviennent douces comme des agneaux; les liens se défont d'eux-mêmes et Leila se met à marcher dans la forêt jusqu'à ce qu'elle rejoigne la maison de son père: la pluie commence à tomber:

Situation initiale Nœud Actions Dénouement Situation finale
Un émir puissant est à la tête d'un royaume: il n'a qu'une seule fille. La sécheresse s'abat sur le royaume: pas d'eau ni dans les rivières ni dans les réservoirs; les plantes, les animaux et les hommes meurent de soif. -L'émir convoque tous les sages du royaume: mais ces derniers sont dans l'impossibilité de savoir la cause de cette sécheresse;
-un jour, un Égyptien, lui dévoile le secret de cette sécheresse: il s'agit d'une malédiction;
-pour conjurer le mal, l'émir se doit de sacrifier sa fille unique en la donnant en pâture aux animaux;
-un jeune homme décide de sauver la fille de l'émir: avec un anneau magique hérité, il se transforme en un oiseau au chant envoûtant.
-les animaux qui s'apprêtent à dévorer Leila, écoutent la musique envoûtante de l'oiseau et se couchent;
-les liens qui l'attachent à l'arbre se défont;
-la jeune fille se dirige vers la maison de son père;
-il recommence à pleuvoir.
La fille unique est sauvée.

Comme nous le remarquons ces récits enchâssés se trouvent structurellement en dépendance par rapport à la forme de base dans le deuxième texte de Désert, en l'occurrence les "Chroniques de la vie de Lalla": cette dépendance de la structure enchâssée vis-à-vis dela structure enchâssante est confirmée par G. Genette dans Nouveau discours du récit:

‘Il est de fait que le récit enchâssé est narrativement subordonné au récit enchâssant, puisqu'il lui doit l'existence et repose sur lui. (1983: 60). ’

Cette dépendance vis-à-vis d'une autre structure est significative: elle implique que le récit n'est plus le pivot du roman, et que désormais d'autres types de textes sont candidats à le remplacer62, entre autres les Chroniques d'une vie.

Notes
60.

On se reportera à l'intégralité des textes dans la partie des annexes.

61.

Voir la partie "annexes" pour l'intégralité des textes.

62.

Comme l'affirme M. Labbé, "avec le personnage et la représentation du temps, le récit est l'une des composantes majeures du roman", qui s'est trouvée déstabilisé dans les œuvres de le Clézio; (1999: 165).