2.2. La motivation de la répétition dans la description.

Le lecteur note qu'il y a insistance au chapitre huit de la deuxième partie sur la difficulté que rencontre le photographe à fixer Lalla à travers ses photos:

‘Lui, pour ne pas ressentir le vide, va continuer à la regarder encore pendant des heures, dans la nuit du laboratoire improvisé dans la salle de bains de sa chambre d'hôtel, attendant en comptant les coups de son cœur que le beau visage apparaisse dans le bac d'acide, surtout le regard, la lumière profonde qui jaillit des yeux obliques, la lumière couleur d'ombre. Du plus loin, comme si quelqu'un d'autre, de secret, regardait par ces pupilles, jugeait en silence. Et puis ce qui vient ensuite, lentement, pareil à un nuage qui se forme, le front, la ligne des pommettes hautes, le grain de la peau cuivrée, usée par le soleil et par le vent. Il y a quelque chose de secret en elle, qui se dévoile au hasard sur le papier, quelque chose qu'on peut voir, mais jamais posséder, même si on prenait des photographies à chaque seconde de son existence, jusqu'à la mort. Il y a le sourire aussi, très doux, un peu ironique qui creuse les coins des lèvres, qui rétrécit les yeux obliques. C'est tout cela que le photographe voudrait prendre, avec ses appareils de photo, puis faire renaître dans l'obscurité de son laboratoire. Quelquefois, il a l'impression que cela va apparaître réellement, le sourire, la lumière des yeux, la beauté des traits. Mais cela ne dure qu'un très bref instant. Sur la feuille de papier plongée dans l'acide le dessin bouge, se modifie, se trouble, se couvre d'ombre, et comme si l'image effaçait la personne en train de vivre… Il regarde la ligne de la nuque, le dos souple, les mains et les pieds larges, les épaules, et la lourde chevelure noire aux reflets cendrés, qui tombe en boucles épaisses sur les épaules. Il regarde Lalla Hawa, et comme si, par instants, il apercevait une autre figure, affleurant le visage de la jeune femme, un autre corps derrière son corps; à peine perceptible, léger, passager, l'autre personne apparaît dans la profondeur, puis s'efface, laissant un souvenir qui tremble. pp349-350-351’

Cette difficulté, ou cette impossibilité à figer le personnage, dans le dernier exemple, est soulignée avec force: "il y a quelque chose de secret en elle...qu'on peut voir, mais jamais posséder, même si on prenait des photographies à chaque seconde de son existence, jusqu'à la mort", "quelquefois, il a l'impression que cela va apparaître réellement, le sourire, la lumière des yeux, la beauté des traits. Mais cela ne dure qu'un très bref instant. Sur la feuille de papier plongée dans l'acide le dessin bouge, se modifie, se trouble, se couvre d'ombre, et comme si l'image effaçait la personne en train de vivre", "l'autre personne apparaît dans la profondeur, puis s'efface, laissant un souvenir qui tremble".

L'écrivain se trouve devant la même illusion consistant à tenter d'immobiliser le personnage, et quoiqu'il entreprenne pour l'appréhender -comme à travers la répétition de certains indices (voir la partie précédente)- ses descriptions n'arriveront jamais à le "fixer", car il est soumis constamment au changement; d'ailleurs, dans le dernier exemple, il est bien dit que: "le dessin bouge, se modifie, se trouble…".

Même remarque dans l'exemple suivant qui insiste sur l'idée que ce que les photos représentent n'est rien d'autre que "forme", "image", c'est-à-dire une représentation approximative:

‘Le photographe s'enferme tout seul dans son laboratoire, sous la petite lampe orange, et il regarde indéfiniment le visage qui prend forme sur le papier dans le bain d'acide. D'abord les yeux, immenses taches qui s'approfondissent, puis les cheveux noirs, la courbe des lèvres, la forme du nez, l'ombre sous le menton. Les yeux regardent ailleurs, comme fait toujours Lalla Hawa, ailleurs, de l'autre côté du monde, et le cœur du photographe se met à battre plus vite, chaque fois, comme la première fois qu'il a capté la lumière de son regard, au restaurant des Galères, ou bien quand il l'a retrouvée, plus tard, au hasard des escaliers de la vieille ville. Elle lui donne sa forme, son image, rien d'autre. p348 ’

Nous pouvons dire la même chose à propos de l'écrivain dont le travail ne donne qu'une "image" et une transposition approximative de ses personnages, et l'exemple qui suit accentue encore ce rapprochement entre ces deux métiers:

‘Le plus extraordinaire de tout cela, ce sont les lettres: elles arrivent de tous les côtés, qui portent le nom de Hawa sur l'enveloppe… Les lettres disent quelquefois des choses extraordinaires, des choses très bêtes qu'écrivent des jeunes filles qui ont vu la photo de Hawa quelque part et qui lui parlent comme si elles la connaissaient depuis toujours. Ou bien des lettres de jeunes garçons qui sont tombés amoureux d'elle, et qui disent qu'elle est belle comme Nefertiti ou comme une princesse inca, et qu'ils aimeraient bien la rencontrer un jour. Lalla se met à rire: ’ ‘"Quels menteurs !" ’ ‘Quand le photographe lui montre des photos qu'il vient de faire, Hawa avec ses yeux en amande, brillants comme des gemmes, et sa peau couleur d'ambre, pleine d'étincelles de lumière, et ses lèvres au sourire un peu ironique, et son profil aigu, Lalla Hawa se met à rire encore, elle répète: ’ ‘"Quel menteur! Quel menteur!"’ ‘Parce qu'elle pense que ça ne lui ressemble pas. p347 ’

Le lecteur note bien qu'aux lettres écrites par les jeunes filles et les jeunes garçons, exprimant leur admiration pour la beauté de Lalla: "belle comme Nefertiti ou comme une princesse inca", succèdent les photos que le photographe montre à la même Lalla.

Mais cette dernière se met à rire en regardant ces photos "parce qu'elle pense que ça ne lui ressemble pas"; elle rit aussi de ces lettres, car l'écrit ne peut jamais donner une représentation exacte et fidèle de l'être humain: c'est ce qui explique que Lalla traite le photographe et les jeunes de menteurs.

Il apparaît donc que la répétition que nous avons analysée plus haut, et qui concerne la description de Lalla, n'est qu'une tentative incomplète, ou une demi-solution qui essaie à travers l'écriture d'esquisser approximativement les contours fuyants et insaisissables du personnage.