Le père de Nour.

Les indices.

Il est le premier personnage qui apparaît à l'incipit:

‘Un seul d'entre eux portait un fusil, une carabine à pierre au long canon de bronze noirci. Il la portait sur sa poitrine, serrée entre ses deux bras, le canon dirigé vers le haut comme la hampe d'un drapeau… Nour, le fils de l'homme au fusil…p9 ’

Il est cité, donc, le premier dès l'incipit, et certains indices font que le lecteur infère qu'il est un chef guerrier avec une mise en avant du fusil qu'il porte: "un seul d'entre eux portait un fusil, une carabine à pierre au long canon de bronze noirci"; "serrée entre ses deux bras"; "le canon dirigé vers le haut comme la hampe d'un drapeau", et "l'homme au fusil", (page 9).

Cela constitue un premier indice sur l'importance de ce personnage, puisqu'il apparaît comme le seul qui se trouve pourvu d'une arme, témoignant l'emploi de "un seul" dans "un seul d'entre eux": ceci le singularise et le détache par rapport au groupe.

Ce personnage apparaît comme un initiateur détenant un savoir avec le verbe "montrait" répété deux fois, et "connaissait":

‘L'homme au fusil, celui qui guidait la troupe, appelait Nour et il lui montrait la pointe de la petite Ourse, l'étoile solitaire qu'on nomme le Cabri, puis, à l'autre extrémité de la constellation, Kochab, la bleue. Vers l'est, il montrait à Nour le pont où brillent les cinq étoiles Alkaïd, Mizar, Alioth, Megrez, Fecda…Il connaissait toutes les étoiles, il leur donnait parfois des noms étranges, qui étaient comme des commencements d'histoires. Alors il montrait à Nour la route qu'ils suivraient le jour, comme si les lumières qui s'allumaient dans le ciel traçaient les chemins…p11 ’

Son savoir est tellement large qu'il lui donne le pouvoir de donner des noms aux étoiles: "il leur donnait parfois des noms étranges".

En plus des rôles actantiels67 de "guerrier" et de "savant", ce personnage cumule un autre rôle: celui de "guide" (voir exemple de la page 11: "celui qui guidait la troupe").

Le cumul de quatre rôles actantiels: "guerrier", de "père", de "guide" et de "savant", constitue un indice de plus qui conforte le lecteur dans l'idée que ce personnage postule au statut de personnage principal.

‘Dans la lumière grise de l'aube, l'homme et Nour se lavaient selon l'ordre rituel…p21 ’ ‘L'homme et l'enfant baignaient encore leur face…p21 ’ ‘C'est là que le guide et Nour s'installèrent d'abord pour prier…p28’ ‘Longtemps ils restèrent ainsi, le guide allongé sur la terre, et Nour accroupi, les yeux ouverts, immobile. Puis, quand tout fut fini, l'homme se releva lentement et fit sortir son fils. p31 ’

Ces quatre exemples montrent bien que le "père" apparaît toujours en première position: "l'homme et Nour": (page 21); "l'homme et l'enfant": (page 21); "le guide et Nour": (page 28); "le guide allongé sur la terre, et Nour accroupi", "l'homme se releva lentement et fit sortir son fils":(page 31).

Nour apparaît toujours en dépendance par rapport à son père comme dans les exemples qui suivent avec "il avait fait un signe à Nour" dans l'exemple de la page 25, et "Nour avait du mal à suivre son père", dans celui de la page 26:

‘Puis, quand le campement avait été calme, il avait fait un signe à Nour, et ensemble ils étaient partis le long de la piste…p25 ’ ‘C'était difficile de marcher, à cause des cailloux aigus qui sortaient de la terre rouge, et Nour avait du mal à suivre son père. p26 ’

La succession des points de vue concernant le père de Nour constitue un autre indice prouvant qu'il est le personnage principal; en effet, dans l'exemple qui suit, c'est le narrateur qui regarde le père (le paragraphe ne fournit pas le nom d'un personnage qui regarde le père, mais le lecteur infère que c'est le narrateur qui perçoit, en lui attribuant le PDV68, par défaut); le focalisé est donc le "père" "expansé" et développé: "visage brun, son nez en bec d'aigle, ses longs cheveux bouclés couleur de cuivre":

‘Le soleil éclairait son visage brun, son nez en bec d'aigle, ses longs cheveux bouclés couleur de cuivre. p25’

Même remarque dans l'exemple qui suit, où le lecteur infère qu'il s'agit du PDV du narrateur puisque aucun personnage n'est cité comme percevant "le père"; le terme "père" se trouve expansé, comme dans l'exemple précédent:

‘Il se penchait en avant, prenait de la poussière rouge dans le creux de ses mains et la laissait couler sur son visage, sur son front, sur ses paupières, sur ses lèvres. p29 ’

Un autre indice oriente le lecteur dans l'interprétation que ce personnage peut accéder au statut de personnage principal: c'est quand il se trouve pourvu d'un point de vue, comme dans l'exemple qui suit, où le verbe de perception "regardait" lui réfère, alors que le focalisé est tout ce qui annonce l'aube, en l'occurrence "la brume qui remontait lentement le long de la vallée, vers la Hamada" et la nuit qui "s'effaçait":

‘Le guide se réveillait avant les autres, il se tenait immobile devant la tente. Il regardait la brume qui remontait lentement le long de la vallée, vers la Hamada. La nuit s'effaçait au passage de la brume. Les bras croisés sur sa poitrine, le guide respirait à peine, ses paupières restaient fixes. Il attendait comme cela la première lumière de l'aube, la fijar, la tache blanche qui naît à l'est, au-dessus des collines. pp20-21’

Même remarque dans l'exemple qui suit, où le focalisateur est "guide" (le guide réfère au père) le verbe de perception est "a vu", et le focalisée est le terme "ombre", qui se trouve développé en "puissante et froide":

‘Par la porte ronde, quand il a fait basculer la large pierre, le guide a vu l'ombre puissante et froide, et il lui a semblé sentir sur son visage comme un souffle. p28 ’

S'appuyant sur un exemple tiré d'une nouvelle qui s'appelle La chatte, V. Jouve affirme qu'en passant du point de vue du narrateur pour celui du personnage "Camille", le lecteur

‘investit cette dernière de l'autorité narrative habituellement réservée à l'instance d'énonciation. (1992: 128) ’

, et justement, dans notre cas, le lecteur investit le père de Nour de cette "autorité narrative", puisqu'il se trouve à plusieurs reprises devant son point de vue.

Mais ce même lecteur se trouve pris au dépourvu, quand il se rend compte, progressivement, que le père n'est pas le personnage principal, parce qu'il disparaîtra presque complètement dans les autres chapitres, et sera relégué en un simple personnage comme les autres personnages secondaires et anonymes, sans un véritable rôle actantiel décisif pour la suite du texte; ce personnage ne conservera que le rôle de "père", et perdra bien sûr celui de "guide", de "savant", et de "guerrier".

Le fragment suivant, tiré du premier chapitre constitue une sorte d'annonce de "l'effacement" de ce personnage avec "étranger à l'ordre des hommes", et "n'attendait plus rien":

‘Il était plein d'une autre force, d'un autre temps, qui l'avaient rendu étranger à l'ordre des hommes. Peut-être qu'il n'attendait plus rien, qu'il ne savait plus rien…pp31-32 ’

Pour conclure, le désarroi du lecteur vient, d'une part de la multiplication des indices qui font qu'il interprète que le père est le personnage principal -surtout avec l'indice du point de vue qui l'investit de l'autorité narrative- et d'autre part de leur absence totale dans les autres chapitres.

Notes
67.

Le "rôle actantiel" est une notion empruntée à la sémiotique de A. J. Greimas; ce rôle suppose:

-une position de l'actant à l'intérieur du parcours narratif;

-et un investissement modal particulier du même actant.

"On appellera rôle actantiel cette double définition de l'actant syntaxique par sa position et par son être sémiotique : la définition de son "être sémiotique" correspondant à son statut de sujet d'état (en jonction avec les valeurs modales ou les modes d'existence), tandis que la définition par sa position dans le parcours signifie que le rôle actantiel n'est pas caractérisé seulement par le dernier programme narratif réalisé et par la dernière valeur acquise (ou perdue), mais qu'il subsume l'ensemble du parcours déjà effectué, qu'il porte en lui l'augmentation (ou la déperdition) de son être." Voir les entrées "actantiel" et narratif dans A. J. Greimas, Courtés J. 1979 : Le Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette.

68.

Voir pour des mots comme "expansé", "développé", et "focalisé", la partie consacrée au point de vue.

Rappelons que pour A. Rabatel, pour avoir un point de vue, il faut un verbe de perception, un focalisateur, et un focalisé "expansé", c'est-à-dire détaillé.

Exemples: (a) Elle vit son père.

(b) Elle vit son père partir.

Ces deux exemples n'expriment pas de point de vue, bien qu'on ait un focalisateur à travers le pronom personnel "elle", un focalisé "père", et le verbe de perception "vit"; ce qui manque à ces exemples pour véhiculer un point de vue, toujours dans l'optique de A. Rabatel, c'est un focalisé "développé" comme dans l'exemple qui suit (le focalisé développée est en italique):

PIERRE déduisit que Jean était malade: il était facilement à vif et se laissait aller à des mouvements d'humeur inaccoutumés. ( A. Rabatel ; 1998: 26)