Après "l'éviction" du père du statut de personnage principal, le lecteur constate, au deuxième chapitre, l'apparition d'un autre personnage qui peut postuler à ce statut, en l'occurrence le cheikh Ma el Aïnine.
De ce fait, il y a des indices qui orientent le lecteur dans cette interprétation:
Dans l'extrait qui suit, le lecteur est conforté dans son hypothèse que le cheikh est important, puisque son père et son frère sont allés le saluer aussi:
‘Nour reconnut la silhouette du vieil homme. C'était le grand cheikh Ma el Aïnine, celui qu'il avait déjà aperçu quand son père et son frère aîné étaient venus le saluer, à leur arrivée au puits de Smara. p37 ’Dans l'exemple qui suit, le verbe de perception est "regarder", le focalisateur est toujours Nour, et le terme "cheikh" se trouve développé en "l'étrange frêle silhouette":
‘Quand son père toucha son épaule, Nour se leva et s'en alla lui aussi. Avant de quitter la place, il se retourna pour regarder l'étrange frêle silhouette du vieil homme...p43 ’Même remarque dans l'exemple suivant avec "Nour continuait à regarder le vieil homme" qui confirme encore le lecteur dans l'idée que le cheikh est le personnage principal:
‘Nour continuait à regarder le vieil homme assis près du tombeau blanc, en train de chanter doucement, dans le silence de la nuit, comme s'il berçait un enfant. p248 ’Outre le fait que le cheikh se trouve focalisé par Nour et les hommes nomades dans ce dernier exemple: "comme Nour, tous les hommes regardaient vers lui, avec leurs yeux brûlants", il y a une autre indication à travers laquelle le lecteur infère que le cheikh est un personnage principal (toujours dans l'exemple de la page 40): c'est la présence de la modalité du "pouvoir" dont il se trouve pourvu: "Nour pensait que seul lui, Ma el Aïnine, pouvait changer le cours de cette nuit, calmer la colère de la foule d'un geste de la main, ou au contraire, la déchaîner"; une modalité qui se trouve réalisée quelques lignes après, puisque la rumeur des nomades a cessé:
‘Le vieil homme restait immobile, comme s'il pensait à autre chose… Enfin il sortit de sa robe son chapelet d'ébène et il s'accroupit dans la poussière, très lentement, la tête penchée en avant. Puis il commença à prier…Bientôt, comme si ce simple geste avait suffi, la rumeur avait cessé, et le silence vint sur la place…pp42-43 ’La modalité du "pouvoir" se retrouve, encore au troisième chapitre, et le lecteur infère encore que le cheikh est le personnage principal:
‘Alors ses compagnons l'avaient emmené vers le nord, vers la ville sainte de Smara, parce qu'ils disaient que le grand cheikh savait guérir les blessures faites par les Chrétiens, qu'il avait le pouvoir de rendre la vue. p231 ’Cette modalité "il avait le pouvoir de rendre la vue" est doublée d'une autre, en l'occurrence celle du savoir: le grand cheikh savait guérir les blessures".
Ce pouvoir se trouve réalisé au chapitre quatre, quand le cheikh Ma el Aïnine a rendu la vue au soldat aveugle:
‘...et son regard était plein de la lumière dorée du soleil qui touchait l'horizon. p372 ’Le cheikh apparaît comme initiateur de tous les nomades, et détenteur de la modalité du savoir, avec les verbes "avait montré" et "avait enseigné", dans l'exemple qui suit:
‘Assis au centre de la place, dans la poussière, Ma el Aïnine ne regardait personne. Ses mains serraient les grains du chapelet d'ébène, faisant tomber un grain à chaque expiration de la foule. C'était lui le centre du souffle, celui qui avait montré aux hommes la voie du désert, celui qui avait enseigné chaque rythme. p71 ’Même remarque dans l'extrait qui suit où le cheikh donnait son enseignement:
‘Alors le grand cheikh s'est installé dans la ville sainte de Chinguetti, au puits de Nazaran, près d'Ed Dakhla, pour donner son enseignement, car il savait la science des astres et des nombres, et la parole de Dieu. p367 ’Il y a d'autres indices qui renforcent l'idée selon laquelle le cheikh est le personnage principal:
Dans ces derniers exemples, le cheikh apparaît comme un chef religieux, alors que dans l'exemple qui suit, il apparaît comme un chef militaire avec "pour chasser les étrangers des terres des Croyants":
‘…et qui avaient appris que le grand cheikh Ma el Aïnine était en route pour la guerre sainte, pour chasser les étrangers des terres des Croyants. p242’En apprenant que le cheikh est un chef religieux, et en même temps qu'il est un chef militaire, le lecteur ne fait que se rendre à l'évidence qu'il est devant le personnage principal.
Larhdaf renonce à attaquer les ennemis français et espagnols, à cause du refus de son père le cheikh, et cela constitue un autre indice de l'importance de ce personnage:
‘Larhdaf voulait quand même aller à Goulimine, pour se battre contre les Français et les Espagnols, mais le cheikh lui a montré les hommes qui campaient sur la plaine, et il lui a demandé seulement: "Est-ce que ce sont tes soldats ?" Alors Larhdaf a baissé la tête, et le grand cheikh a donné l'ordre du départ, au large de Goulimine…p246’Au vouloir de Larhdaf: "Larhdaf voulait quand même aller à Goulimine, pour se battre contre les Français", s'oppose celui de son père, et c'est ce dernier qui a fini par imposer le sien: "alors Larhdaf a baissé la tête" (le fils a obéi à son père), démontrant, si besoin est, (et c'est un autre indice) que le cheikh postule au statut de personnage principal.
Même remarque dans l'exemple qui suit, où le cheikh ordonne à ses deux fils de ne pas attaquer la ville de Taroudant, et de poursuivre la marche vers le nord:
‘Malgré leur désespoir, Larhdaf et Saadbou voulaient attaquer la ville, mais le cheikh refusait cette violence…Ma el Aïnine a donné le signal du départ vers le nord…p360’Le lecteur se rend compte, encore plus, que le cheikh est important:
"La tête de la rébellion" et "qui a entraîné derrière lui tous les loqueteux du Draa" sont autant d'indices sur le fait que le cheikh est le dirigeant des nomades, et donc qu'il est le personnage principal.
En plus des divers indices que nous venons de voir, d'autres viennent appuyer le lecteur dans sa conviction que le cheikh est le personnage principal, en effet:
Malgré la profusion d'indices qui orientent, temporairement, vers l'interprétation que le cheikh est le personnage principal, le lecteur se rendra compte que le cheikh n'en est pas un, pour la simple raison que son point de vue n'est pas étendu, et demeure rare; par conséquent ce personnage n'est pas investi de "l'autorité narrative", comme on l'a vu plus haut avec le père de Nour.
En effet, le cheikh est une personnalité qui a existé dans la réalité: voir à cet effet le livre de T. di Scanno La vision du monde chez le Clézio.