Nour.

L'incipit donne au lecteur un autre personnage qui peut postuler au statut de "personnage principal": il s'agit de Nour; et les indices sont nombreux.

‘Derrière le troupeau exténué, Nour, le fils de l'homme au fusil, marchait devant sa mère et ses sœurs. Son visage était sombre, noirci par le soleil, mais ses yeux brillaient, et la lumière de son regard était presque surnaturelle. p9 ’

Le lecteur se rend compte à travers cet extrait de l'importance du regard chez Nour: pour preuve, il en dispose de deux mentions: "ses yeux brillaient" et "la lumière de son regard était presque surnaturelle", et comme nous le savons la perception du regard contribue énormément à construire le point de vue.

Le premier point de vue qui apparaît au premier chapitre est celui de Nour: ainsi dans l'exemple qui suit, "cherchait" indique que Nour regardait tout autour les palmiers et les habitations de la ville dans laquelle il entrait:

‘Nour cherchait les hauts palmiers vert sombre jaillissant du sol, en rangs serrés autour du lac d'eau claire, il cherchait les palais blancs, les minarets, tout ce qu'on lui avait dit depuis son enfance, quand on lui avait parlé de la ville de Smara. p14’

Un point de vue qui se poursuit, comme dans l'exemple qui suit, où l'on a un verbe de perception "regardait", et deux objets focalisés70:

, et un discours indirect libre sous la forme d'une interrogation toujours attribuée à Nour:

‘Accroupi dans le sable, immobile, Nour regardait lui aussi le jour qui emplissait le ciel au-dessus des campements. Des vols de perdrix traversaient lentement l'espace, remontaient la vallée rouge. Où allaient-ils ? Peut-être qu'ils iraient jusqu'à la tête de la Saguiet…p22 ’

Dans les exemples qui suivent, c'est encore le point de vue de Nour qui est à l'œuvre, ainsi il observe:

‘Presque sans ciller, il regardait maintenant la silhouette blanche du vieil homme, immobile entre ses fils malgré la fatigue et le froid de la nuit.p40 ’ ‘De temps à autre, Nour s'arrêtait pour attendre la troupe où étaient sa mère et ses sœurs. Il s'asseyait sur les pierres brûlantes, le pan de son manteau rabattu sur sa tête, et il regardait le troupeau qui avançait lentement sur la piste. Les guerriers sans monture marchaient courbés en avant, écrasés par les fardeaux sur leurs épaules. Certains s'appuyaient sur leurs longs fusils, sur leurs lances. Leurs visages étaient noirs, et à travers le crissement de leurs pas dans le sable, Nour entendait le bruit douloureux de leur respiration. pp225-226’ ‘Nour écoutait les récits des miracles, les sources jaillies du désert, les pluies qui recouvraient les champs arides, et les paroles du grand cheikh, sur la place de Chinguetti…Il écoutait la légende de ses combats contre les Espagnols, à El Aaiun, à Ifni…pp367-368 ’ ‘Quelque part, sur la pente de la vallée, au milieu des buissons d'épines, un jeune garçon est assis à côté du corps d'un guerrier mort, et il regarde de toutes ses forces le visage ensanglanté où les yeux se sont éteints. p385 ’ ‘Par moments, Nour voyait passer les cavaliers, dans leur nuage rouge, entourés d'éclairs de lumière, les cavaliers du Lion qui brandissaient les lances. p428’

Le lecteur n'hésite pas à investir ce personnage de "l'autorité narrative72" que nous avons vue plus haut avec V. Jouve, une autorité qui se trouve renforcée et appuyée par l'ampleur et l'extension de ce point de vue du début jusqu'à la fin du premier texte.

Il y a un autre indice qui prouve définitivement que Nour est le personnage principal:

en effet, le lecteur sait que le père "a perdu" ses trois rôles actantiels de "guerrier", de "guide", et de "savant" et cela dès la fin du premier chapitre, pour n'en conserver que celui de "père"; au troisième chapitre, quand Nour rencontre le guerrier aveugle, il devient son "guide", s'appropriant l'un des rôles de son père:

‘"Viens, c'est moi qui te guiderai maintenant."p229’ ‘Il marchait sans se plaindre, et depuis que Nour le guidait, il n'avait plus peur de se perdre. p234 ’

À la fin du chapitre six, et avant que le cheikh Ma el Aïnine ne meure, Nour lui donne la bénédiction, "s'emparant" ainsi de l'un des rôles du cheikh, en l'occurrence celui de chef religieux comme nous l'avons constaté dans la partie consacrée à ce personnage:

‘La souffrance que ressent Nour est si grande qu'il voudrait s'en aller, quitter cette maison d'ombre et de mort, s'enfuir en courant sur la plaine poussiéreuse, vers la lumière dorée du couchant. Mais soudain, c'est dans ses mains qu'il ressent la puissance, dans son souffle. Lentement, comme s'il cherchait à se souvenir de gestes anciens, Nour passe la paume de sa main sur le front de Ma el Aïnine, sans prononcer de parole. Il mouille le bout de ses doigts avec sa salive, et il touche les paupières qui tremblent d'inquiétude. p405 ’

Ce cumul de deux rôles actantiels, qui avaient été l'apanage d'autres personnages, constitue un autre indice illustrant que c'est Nour qui est le personnage principal.

Notes
70.

Sachant qu'au premier chapitre deux points de vue sont en concurrence: celui de Nour et celui de son père; mais comme nous le savons, le père disparaît presque complètement à partir du premier chapitre pour laisser la place à son fils.

71.

Pour A. Rabatel, "l'ouïe" tout (comme "le regard) est une perception parmi d'autres qui contribue à construire un point de vue.

72.

Le lecteur a attribué momentanément cette "autorité narrative" au père durant le premier chapitre, mais il la lui a "retiré", car le père disparaît presque complètement à partir du premier chapitre.