5. Les modalités dans le premier texte.

5.1. Le vouloir.

Pour la sémiotique de Greimas, un rôle actantiel est défini par:

  • sa position à l'intérieur du parcours narratif,
  • et son investissement modal.73

Il se trouve que cette dernière composante a une grande importante dans le premier texte, surtout à travers la modalité du vouloir.

Pour P. Hamon, le vouloir

‘transforme n'importe quel acteur, à n'importe quel moment du récit, en un sujet virtuel doté d'un programme local ou global et en relation déjà finalisée avec un objet auquel il attribue une valeur soit positive (il désire l'obtenir), soit négative (il désire l'éviter), (P. Hamon; 1998: 236). ’

Nous allons voir que si le vouloir existe dans le premier texte de Désert, il n'en demeure pas moins que certains indices font que le lecteur soit dérouté.

Dès l'incipit, le lecteur se trouve surpris et désorienté en lisant que les voyageurs n'ont pas de "programme", et ne manque pas de se demander par conséquent pourquoi les nomades font le voyage:

‘Ils ne voulaient rien. p8 ’

Quelques lignes après, on a ceci:

‘Les hommes savaient bien que le désert ne voulait pas d'eux: alors ils marchaient sans s'arrêter, sur les chemins que d'autres pieds avaient déjà parcourus, pour trouver autre chose. p13 ’

Après la négation de l'existence d'un "programme", et donc d'un vouloir, voilà que le dernier exemple démontre que le programme des voyageurs consiste à trouver "autre chose"; mais cette "chose" reste vague, et ne fait pas avancer le lecteur dans son interprétation.

Le lecteur doit attendre une quarantaine de pages pour que le programme soit enfin dévoilé:

‘"Nous allons partir bientôt, notre cheikh l'a dit, nous allons partir bientôt." ’ ‘"Où ?" avait demandé Nour. ’ ‘"Vers le nord, au-delà des montagnes du Draa, vers Souss, Tiznit. Là- bas, il y a de l'eau et des terres pour nous tous qui nous attendent..." p49 ’

Jusque-là, le lecteur est soumis à une sorte de dévoilement "graduel", puisque de l'absence totale du programme, constatée à l'incipit, il se trouve enfin devant un vouloir: les nomades marchent vers le nord à la recherche de la terre et de l'eau.

Au chapitre trois, le lecteur est désorienté puisqu'il apprend que les nomades disposent d'un autre vouloir: il s'agit de livrer la guerre sainte aux Chrétiens:

‘Il y avait beaucoup d'hommes et de bêtes, car aux hommes et aux troupeaux de la caravane du grand cheikh s'étaient joints les nomades du Draa…tous ceux que la misère et la menace de l'arrivée des Français avaient chassés des régions de la côte, et qui avaient appris que le grand cheikh Ma el Aïnine était en route pour la guerre sainte, pour chasser les étrangers des terres des Croyants. pp241-242 ’

Un vouloir qui sera repris et rappelé quelques pages après (toujours au même chapitre):

‘Au lever du jour, la caravane est repartie, accompagnée des Aït ou Moussa et des montagnards…tous ceux qui voulaient suivre Ma el Aïnine dans sa guerre pour le royaume de Dieu. p248 ’

Les choses se compliquent pour le lecteur, qui de la recherche de la terre et de l'eau se trouve devant un autre vouloir en l'occurrence la guerre que les nomades se devaient de livrer aux Chrétiens.

Il faut dire qu'une contradiction dans le programme "guerre sainte du cheikh contre les Chrétiens" (exemple de la page 248), ne manque pas d'attirer l'attention du lecteur qui apprend au deuxième chapitre, que le cheikh "n'attendait plus rien" et ne dispose plus de ce fait d'un vouloir:

‘Il n'attendait plus rien, maintenant. p71 ’

Le lecteur est bien sûr interpellé par la contradiction entre cette dernière citation, où le cheikh est en "disjonction"74 avec le vouloir, et la citation des pages 241 et 248 (plus haut), où le lecteur apprend que le vouloir du cheikh consiste à faire la guerre pour chasser les Chrétiens des terres des croyants:

‘…tous ceux…qui avaient appris que le grand cheikh Ma el Aïnine était en route pour la guerre sainte, pour chasser les étrangers des terres des Croyants. pp241-242 ’

À la fin du chapitre trois, le lecteur apprend que les nomades sont arrivés à la ville de Taroudant, et qu'ils ont trouvé la terre, et l'eau: d'où le constat fait par le lecteur que le programme de "la guerre sainte" n'a plus raison d'être, et qu'il y a eu conjonction avec "l'objet de valeur"75, pour reprendre A. J. Greimas:

‘Alors, les hommes ont compris que le voyage touchait à sa fin, car on arrivait dans la vallée du grand fleuve Souss, là où il y aurait de l'eau et des pâturages pour les bêtes, et de la terre pour tous les hommes. p250 ’

Dans ce fragment, ce qui suggère cette conjonction, c'est: "alors, les hommes ont compris que le voyage touchait à sa fin", et le lecteur comprend que le véritable programme des nomades était donc la recherche de la terre et de l'eau: "là où il y aurait de l'eau…et de la terre pour tous les hommes".

Au cinquième chapitre, le lecteur se trouve encore une fois désorienté, quand il apprend que les nomades et à leur tête le cheikh ont entrepris la marche pour un autre programme, en l'occurrence pour renverser le sultan allié des Français (le troisième après celui de la recherche de la terre, et la chasse aux Chrétiens):

‘Ils marchent vers le Nord, vers la ville sainte de Fez, pour renverser le sultan, et faire nommer à sa place Moulay Hiba...p382 ’

Avec la multiplication des vouloirs pour une seule et même action76, le lecteur se trouve dérouté, puisqu'il ne sait pas exactement pour quelle raison les nomades marchent.

Remarques.

Une sorte de "balancement", caractérise le savoir du lecteur, à partir duquel naît son désarroi:

  • tantôt, ce lecteur apprend que les nomades marchent pour "chercher la terre et l'eau" (chapitre deux), et tantôt il apprend que ces mêmes nomades marchent vers le nord avec pour programme "la guerre contre les étrangers" (chapitre trois);
  • ce dernier programme se trouve dans une contradiction, puisque de la négation d'un vouloir du cheikh à la page 71: "il n'attendait plus rien", le lecteur se trouve devant un vouloir: "le grand cheikh était en route pour la guerre sainte, pour chasser les étrangers des terres de Croyants": pages 241 et 242.

C'est de la négation et l'affirmation du "vouloir" que le lecteur se trouve désorienté.

À la fin du chapitre trois, ce "balancement" du savoir du lecteur est encore accentué, puisque ce dernier apprend que les nomades ont trouvé la terre et l'eau, et ne manque pas de se demander pourquoi (toujours au chapitre trois) il avait été dit qu'ils faisaient le voyage pour chasser les Chrétiens (page 248).

Un autre programme se met en place, et fait vaciller encore le savoir du lecteur quand ce dernier apprend que les nomades marchent vers le nord pour renverser le sultan allié des Français (chapitre cinq, page 382).

Un autre programme anime les personnages dans le premier le texte -rappelons que pour P. Hamon un vouloir sous-tend un programme: c'est celui relatif à la recherche de la bénédiction; ainsi:

  • le père demande la bénédiction de l'homme saint dans le tombeau:
‘"Aide-moi, esprit de mon père, esprit de mon grand-père. J'ai traversé le désert, je suis venu pour te demander ta bénédiction avant de mourir." p28 ’
  • Nour cherche la bénédiction du cheikh Ma el Aïnine:
‘Il prit les mains du vieil homme. "S'il te plait, donne-moi ta bénédiction de Dieu." p53 ’
  • tout comme les nomades:
‘C'étaient des hommes nomades du Draa, des bergers en haillons, ou des femmes bleues qui portaient leurs petits enfants enroulés dans leurs manteaux. Ils voulaient voir le cheikh, pour recevoir un peu de force, un peu d'espoir, pour qu'il calme les plaies de leur corps. p244 ’

, et les fidèles guerriers bleus du cheikh:

‘Autour de la maison en ruine, quelques hommes sont assis. Ce sont les guerriers bleus de la tribu des Berik Al-lah… Les autres sont retournés vers le Sud, vers leurs pistes, parce qu'ils ont compris qu'il n'y avait plus rien à espérer, que les terres promises ne leur seraient jamais données. Mais eux, ce n'était pas de la terre qu'ils voulaient. Ils aimaient le grand cheikh, ils le vénéraient à l'égal d'un saint. Il leur avait donné sa bénédiction divine, et cela les avait liés à lui comme les paroles d'un serment. p399 ’

Donc, un autre programme se met en place, et le lecteur ne sait plus quel est des quatre77 est le plus important.

Le lecteur se rend compte que le programme: "recherche de la bénédiction" est le plus important; en effet des indices sont à l'œuvre pour étayer cette hypothèse:

  • après avoir demandé la bénédiction de l'homme saint dans le tombeau, et prié, le bonheur éclairait le regard du père de Nour:
‘Mais au fond de lui il y avait une force nouvelle, un bonheur qui éclairait son regard. p31 ’
  • les nomades veulent avoir la bénédiction du cheikh "pour recevoir…un peu d'espoir":
‘Ils voulaient voir le cheikh, pour recevoir un peu de force, un peu d'espoir…p244 ’
  • et l'homme aveugle qui a reçu la bénédiction du cheikh, n'avait plus de souffrance dans son corps:
‘Il n'y avait plus de souffrance, et maintenant, son visage était calme et doux…p 372’
Notes
73.

Voir à cet effet la définition du rôle actantiel page 56.

74.

"Disjonction" et "conjonction" ont pour terme commun jonction: ces notions appartiennent à la sémiotique de A. J. Greimas: pour ce dernier, dans le cas où un sujet posséderait un objet on parle d'énoncé conjonctif: SO; alors que dans le cas où le sujet est dépossédé de l'objet on dit qu'on a un énoncé disjonctif: SO.

75.

Voir page 126 ce que signifie pour Greimas "l'objet de valeur".

76.

"Action" dans le sens que donne F. Revaz (1997): voir à cet égard la partie consacrée au "récit" dans le premier texte de Désert.

77.

Rappelons que les trois autres programmes sont:

-1- la recherche de la terre et de l'eau;

-2- la guerre sainte contre les Chrétiens;

-3- le renversement du roi compromis avec les Chrétiens.