5.2. Le savoir.

Il s'agit, ici, de s'intéresser à tout ce qui renvoie "au savoir" des personnages, qui est parfois touché par la contradiction; cette contradiction se répercute sur l'interprétation du lecteur qui se trouve pris au piège de l'affirmation d'une chose, et en même temps de sa négation.

L'incipit commence par le non-savoir des voyageurs concernant leur destination:

‘Personne ne savait où on allait. p8 ’

Le lecteur remarque bien qu'à l'incipit le "non-savoir" s'ajoute au "non-vouloir" étudié plus haut, et il ne manque pas de se demander si les personnages qui évoluent dans le premier texte de Désert correspondent aux personnages rencontrés dans les romans dits classiques.

Ce non-savoir se prolonge dans les pages qui suivent:

‘Ils étaient revenus chargés de vivres et de munitions, jusqu'à la terre sainte, la grande vallée de la Saguiet el Hamra, sans savoir vers où ils allaient repartir. p24 ’

Au chapitre trois, Nour ne sait pas vers où il se dirige:

Mais le lecteur a déjà lu au chapitre deux que Nour était au courant de la destination de leur voyage, informé en cela par son père, d'où la contradiction:

‘Les yeux du père de Nour brillaient d'une sorte de joie fiévreuse. ’ ‘"Nous allons partir bientôt, notre cheikh l'a dit, nous allons partir bientôt."’ ‘"Où ?" avait demandé Nour.’ ‘"Vers le nord, au-delà des montagnes du Draa, vers Souss, Tiznit. Là- bas, il y a de l'eau et des terres pour nous tous, qui nous attendent, c'est Moulay Hiba, notre vrai roi, le fils de Ma el Aïnine qui l'a dit, et Ahmed Ech Chems aussi." p49 ’

Dans les deux derniers extraits, la confusion du lecteur naît de l'affirmation d'une proposition et de sa négation.

Les voyageurs, jusqu'au dernier chapitre, ne savent pas pour quelle raison ils ont entrepris la marche:

‘Pour la plupart, ils ne savaient pas pourquoi ils étaient venus ici, sur le lit du fleuve Souss. Peut-être que c'étaient seulement la faim, la fatigue, le désespoir qui les avaient conduits là, à l'embouchure du fleuve, devant la mer. Où pouvaient-ils aller ? Depuis des mois, des années, ils erraient à la recherche d'une terre, d'une rivière, d'un puits où ils pourraient installer leurs tentes et faire leurs corrals pour leurs moutons. p425 ’

Ce non-savoir est matérialisé par la négation qui accompagne le verbe savoir: "ils ne savaient pas pourquoi ils étaient venus ici", et par le modalisateur "peut-être".

Mais au même paragraphe, le lecteur apprend que ces mêmes voyageurs ont entrepris la marche "à la recherche d'une terre, d'une rivière, d'un puits où ils pourraient installer leurs tentes et faire leurs corrals pour leurs moutons": cela démontre que les nomades savent pourquoi ils ont entrepris la marche.

Le désarroi du lecteur naît de l'affirmation du savoir [+savoir], et en même temps de sa négation [-savoir].

Toujours à la fin du chapitre sept (page 428), le lecteur apprend que les nomades ne savaient pas:

‘…ils venaient de leurs champs, de leurs villages, sans savoir pour quoi et contre qui ils allaient se battre. p428 ’

Ceci déconcerte le lecteur qui avait lu quelques lignes avant (exemple de la page 425, voir plus haut) qu'ils ont entrepris la marche:

‘…et qui avaient appris que le grand cheikh Ma el Aïnine était en route pour la guerre sainte, pour chasser les étrangers des terres des Croyants. pp241-242 ’

Dans l'exemple qui suit, ce qui appuie l'idée que Nour détient un [+savoir] sur l'arrivée aux terres promises, c'est l'emploi du futur proche avec l'adverbe "bientôt": "nous allons bientôt arriver", et du futur de l'indicatif qui indique que "l'arrivée" est certaine d'être réalisée dans l'avenir: " là où nous ne manquerons pas de rien":

‘"Sais-tu où nous sommes?" Est-ce que nous sommes encore loin de l'endroit où nous pourrons nous arrêter?"’ ‘"Non", disait Nour, "nous allons bientôt arriver dans les terres que le cheikh a promises, là où nous ne manquerons pas de rien, là où ce sera comme le royaume de Dieu." Mais il n'en savait rien, et au fond de son cœur, il pensait qu'ils n'arriveraient peut-être jamais dans ce pays…p231 ’

Mais quelques lignes après, et au même paragraphe, le lecteur note qu'au [+savoir] s'oppose un [-savoir]: "mais il n'en savait rien, et au fond de son cœur, il pensait qu'ils n'arriveraient peut-être jamais".

Il n'est pas rare que certains personnages soient présentés comme étant dans le non-savoir, et cela par rapport à d'autres personnages et au lecteur qui eux savent; ainsi au chapitre cinq le lecteur apprend que le cheikh Ma el Aïnine est en "disjonction" avec le savoir:

‘Savait-il seulement que, pendant qu'il priait et donnait sa bénédiction aux hommes du désert, les gouvernements de la France et de la Grande-Bretagne signaient un accord qui donnait à l'un un pays nommé Maroc, à l'autre un pays nommé Egypte ?…’ ‘Savait-il qu'au moment de l'Acte d'Algésiras qui mettait fin à la guerre sainte dans le Nord, l'endettement du roi Moulay Hafid était de 206 000 000 francs-or, et qu'il était alors évident qu'il ne pourrait jamais rembourser ses créanciers ? Mais le vieux cheikh ne savait pas cela, parce que ses guerriers ne combattaient pas pour l'or, mais seulement pour une bénédiction…p380 ’

Le non-savoir du cheikh est relatif aux circonstances qui ont entouré la colonisation du Maroc avec la signature d'un accord entre les Français et les Anglais donnant "à l'un un pays nommé Maroc, à l'autre un pays nommé Egypte".

Le non-savoir du cheikh est mis en avant aussi avec l'endettement de l'un de ses fils, ce qui a pour conséquence d'accentuer encore la domination des Français.

Ce non-savoir est à opposer au savoir du lecteur qui comprend, en lisant ses lignes, que le cheikh et ses hommes ont déjà perdu la guerre d'avance, à cause de l'argent:

‘Le vieux cheikh est resté seul, prisonnier de sa forteresse de Smara, sans comprendre que ce n'étaient pas les armes, mais l'argent qui l'avait vaincu; l'argent des banquiers qui avait payé les soldats du sultan Moulay Hafid…l'argent des terres spoliées, des palmeraies usurpées, des forêts données…p379 ’

À la fin du chapitre sept, les guerriers nomades s'apprêtent à affronter les Français pour la deuxième fois (la première fois c'était au chapitre cinq), et Moulay Sebaa, leur chef sait bien tout comme le lecteur que les nomades vont perdre:

‘À l'écart du tourbillon, Moulay Sebaa…regardait avec inquiétude la longue ligne des soldats des Chrétiens…Il savait que la bataille était perdue d'avance, comme autrefois à Bou Denib… Plusieurs fois, Moulay Sebaa a essayé de donner l'ordre de la retraite, mais les guerriers des montagnes n'écoutaient pas ses ordres. p343 ’

Le lecteur, comme Moulay Sebaa, sont dans le savoir contrairement aux guerriers qui, malgré l'appel à la retraite donné par leur chef, "n'écoutaient pas ses ordres".

Au chapitre sept les nomades sont vus par Nour comme étant en détresse "des hommes sauvages, hirsutes, aux yeux flamboyants...ceux-ci n'avaient pas été marqués par la faim et la soif, n'avaient pas été brûlés par le désert pendant des jours et des mois ":

‘C'étaient, pour la plupart, des hommes des montagnes, des Chleuhs vêtus de leurs manteaux de bure, des hommes sauvages, hirsutes, aux yeux flamboyants. Nour ne reconnaissait pas les guerriers du désert, les hommes bleus qui avaient suivi Ma el Aïnine jusqu'à sa mort. Ceux-ci n'avaient pas été marqués par la faim et la soif, n'avaient pas été brûlés par le désert pendant des jours et des mois…p427 ’

Mais, le lecteur se rend à l'évidence que le "savoir" de Nour est faux, et se souvient qu'à la "non-soif" et à la "non-faim" des guerriers de l'exemple dernier, s'opposent la "soif" et "la faim" de ces guerriers:

‘Ils marchaient depuis la première aube, sans s'arrêter, la fatigue et la soif les enveloppaient comme une gangue. La sécheresse avait durci leurs lèvres et leur langue. La faim les rongeait. p8 ’ ‘À chaque heure du jour arrivaient de nouvelles cohortes de nomades, harassés par la fatigue et par la soif…p44’ ‘C'est la faim qui rongeait les hommes et faisait mourir les enfants. Depuis des jours qu'ils étaient arrivés devant la ville rouge, les voyageurs n'avaient pas reçu de nourriture, et les provisions touchaient à leur fin. p359 ’

Comme pour le vouloir, l'instabilité du savoir des personnages a des conséquences sur l'interprétation du lecteur, à cause surtout de l'affirmation d'une chose et de sa négation.