6. Le système de sympathie dans le premier texte.

Cette notion de "sympathie" est mise en exergue par V. Jouve dans son étude L'effet-personnage dans le roman: elle inclut la participation du lecteur en provoquant son/ou ses sentiment(s); ou pour le dire autrement le texte littéraire notifie au lecteur qui "aimer" et qui "haïr"; ce système de sympathie repose donc

‘sur la participation du lecteur orientée et déterminée par le montage textuel. (V. Jouve; 1992: 122) ’

Pour V. Jouve, il y a trois codes qui entrent dans la composition du "système de sympathie": il s'agit du code narratif, affectif et culturel; pour notre part nous allons nous intéresser dans cette partie au code affectif défini ainsi:

‘Le code affectif provoque un sentiment de sympathie pour les personnages. (Ibid. : 132)’

Il y a dans le premier texte du Désert beaucoup d'indices qui font que le lecteur "sympathise" avec les nomades en se rapprochant d'eux:

‘Ils portaient avec eux la faim, la soif qui fait saigner les lèvres, le silence dur où luit le soleil...p9 ’ ‘À chaque heure du jour arrivaient de nouvelles cohortes de nomades, harassés par la fatigue et par la soif, venus du sud par marches forcées, et leurs silhouettes se confondaient à l'horizon avec les fourmillements des mirages. Ils marchaient lentement, les pieds bandés dans des lanières de peau de chèvre, portant sur leur dos leurs maigres fardeaux. p44 ’ ‘Maintenant c'étaient les guerriers de Ma el Aïnine qui allaient en dernier, montés sur leurs chameaux, et Nour marchait avec eux, guidant le guerrier aveugle. p242 ’ ‘La plupart des guerriers étaient fiévreux, malades du scorbut, leurs jambes couvertes de plaies envenimées. Même leurs armes étaient hors d'usage. p360 ’

Le lecteur compatit au sort des bébés, et des enfants dans cette marche forcée à la recherche de la terre vers le nord:

‘Les jeunes enfants couraient, les bébés pleuraient, enroulés dans la toile bleue sur le dos de leur mère. p8 ’ ‘Les femmes marchaient à côté des chameaux de bât, certaines portant leurs bébés dans leurs manteaux... Mais tout à fait en dernier venaient ceux qui n'en pouvaient plus, les vieillards, les enfants, les blessés...p226 ’

Le malheur et la détresse sont évidents et indiquent la souffrance des nomades avec "mais tout à fait en dernier venaient ceux qui n'en pouvaient plus"; cette idée de "souffrance" est mise en avant par V. Jouve:

‘Le personnage qui souffre en tant que support privilégié de l'investissement affectif, occupe une place de choix dans le personnel romanesque. (Ibid. : 141) ’

, et le lecteur

‘prendra toujours fait et cause pour le personnage porteur du désir contrarié. (Ibid. : 140)’

Ce qui contribue encore à rapprocher le lecteur des nomades c'est le non-bellicisme du cheikh qui a refusé de laisser ses fils s'attaquer:

‘Larhdaf voulait quand même aller à Goulimine pour se battre contre les Français et les Espagnols, mais le cheikh lui a montré les hommes qui campaient sur la plaine, et il lui a demandé seulement: "Est-ce que ce sont tes soldats ?" Alors Larhdaf a baissé la tête...p246 ’ ‘Malgré leur désespoir, Larhdaf et Saadbou voulaient attaquer la ville, mais le cheikh refusait cette violence. p360 ’

Quand les nomades arrivent à la ville de Taroudant, à la fin du chapitre trois, il y a eu un regain d'espoir, avec la promesse d'une nouvelle terre:

‘Alors les hommes ont compris que le voyage touchait à sa fin, car on arrivait dans la vallée du grand fleuve Souss, là où il y aurait de l'eau et des pâturages pour les bêtes, et de la terre pour tous les hommes. p250 ’

Mais voilà qu'au chapitre quatre les habitants de la ville de Taroudant n'ont pas voulu ouvrir les portes de leur ville, ce qui éveille la pitié du lecteur à l'égard des nomades qui avaient espéré avoir une terre:

‘Quelquefois, le grand cheikh et ses fils allaient jusqu'aux remparts de la ville, pour demander des terres, des semences, une part des palmeraies. Mais il n'y avait pas assez de terres pour eux-mêmes, disaient les notables, de la tête du fleuve jusqu'à la mer les terres fertiles étaient prises... Chaque fois, Ma el Aïnine écoutait la réponse des notables sans rien dire, puis il retournait sous sa tente, dans le lit du fleuve. Mais ce n'était plus la colère, ni l'impatience qui grandissaient maintenant dans son cœur. Avec la venue de la mort, chaque jour, et le vent brûlant du désert, c'était le désespoir qu'il partageait avec son peuple. p360 ’

Pour ce qui concerne les Chrétiens (ou les Français), les indices sont nombreux pour les déconsidérer auprès du lecteur:

‘Ils parlaient des soldats des Chrétiens qui entraient dans les oasis du Sud, et qui apportaient la guerre aux nomades; ils parlaient des villes fortifiées que les Chrétiens construisaient dans le désert, et qui fermaient l'accès des puits jusqu'aux rivages de la mer. p39 ’ ‘Ils parlaient aussi des troupes de soldats chrétiens, guidées par les noirs du Sud, si nombreuses qu'elles couvraient les dunes de sable d'un bout à l'autre de l'horizon. Puis les cavaliers qui encerclaient les campements et qui tuaient sur place tous ceux qui leur résistaient, et qui emmenaient ensuite les enfants pour les mettre dans les écoles des Chrétiens. pp39-40 ’ ‘...les soldats des Chrétiens qui avaient attaqué les caravanes, qui avaient brûlé les villages, qui avaient emmené les enfants dans les camps. Quand les soldats des Chrétiens étaient venus de l'ouest, des rivages de la mer, ou bien du sud, des guerriers vêtus de blanc montés sur des chameaux, et des hommes noirs du Niger, les gens du désert avaient dû fuir vers le nord. pp230-231 ’ ‘Le vieux cheikh est resté seul, prisonnier de sa forteresse de Smara, sans comprendre que ce n'étaient pas les armes, mais l'argent qui l'avait vaincu; l'argent des banquiers qui avait payé les soldats du sultan Moulay Hafid et leurs beaux uniformes; l'argent que les soldats des Chrétiens venaient chercher dans les ports, en prélevant leur part sur les droits de douane; l'argent des terres spoliées, des palmeraies usurpées, des forêts données à ceux qui savaient les prendre. p379’

Comme nous le constatons tous ces indices concourent ensemble à orienter le lecteur dans la construction du système de sympathie; en effet:

Ces indices, donnés uniquement par le texte, doivent être sélectionnés par le lecteur dans sa compréhension des personnages.