7.1.2. Sur le plan psychologique:

Pour V. Jouve, le fait que le lecteur se trouve devant les rêves lui permet de pénétrer dans la vie intime du personnage, et de "sympathiser" avec lui:

‘Pénétrer le rêve d'un personnage, c'est communiquer avec lui dans ce qu'il a de plus intime. (Ibid. : 139) ’

et nous, nous ajoutons aux rêves, les souvenirs qui aussi eux ouvrent également sur la vie intime du personnage.

Comme pour l'aspect physique, Lalla connaît un changement au niveau psychologique, et cela en comparant la première partie, appelée "le Bonheur", à la deuxième partie qui s'intitule: "la vie chez les esclaves".

Première partie.

Dans cette partie, le lecteur remarque que les rêves et les souvenirs sont fréquents; au chapitre deux, le souvenir de Lalla se rapporte au désert:

‘Lalla voit devant elle…le grand désert où resplendit la lumière… Elle voit d'autres formes, des silhouettes d'enfants, des hommes, des femmes, des chevaux, des chameaux, des troupeaux de chèvres… Elle voit cela, car ce n'est pas un rêve, mais le souvenir d'une autre mémoire…p98 ’

, et au chapitre treize elle rêve, toujours du désert:

‘Lalla le regarde de toutes ses forces, qui avance dans son rêve… Elle voit ce qu'il y a dans le regard de l'Homme Bleu. C'est autour d'elle, à l'infini, le désert qui rutile et ondoie…p203 ’

Au chapitre neuf, Lalla essaie de se souvenir des mots que sa mère prononçait avant sa mort:

‘Lalla cherche dans sa mémoire la trace des mots que sa mère disait, autrefois, les mots qu'elle chantait. p153 ’

Et au même chapitre, elle se souvient, ou rêve d'une scène quand elle était petite:

‘La petite fille marche vers l'arbre, lentement, sans savoir pourquoi, elle s'approche du tronc calciné, elle le touche avec ses mains. Et d'un seul coup, la peur la glace tout entière: du haut de l'arbre sec, très longuement, un serpent se déroule et descend… Mais quand elle rouvre les yeux, il n'y a personne sur le rivage. Sa peur s'est effacée. L'arbre sec, le serpent, le grand champ de pierres rouges et de poussières se sont effacés…pp156-157’

Ce qui aide le lecteur à interpréter ce dernier fragment comme un souvenir ou un rêve, c'est l'emploi de "quand elle rouvre les yeux", appuyé par "l'arbre sec, le serpent…se sont effacés".

Mais un autre détail conforte le lecteur dans son hypothèse qu'il est devant ce qui peut être considéré comme du rêve ou du souvenir: cet indice est "petite fille" qui fait remonter le lecteur au passé de Lalla (une scène qui a eu lieu antérieurement), puisque ce lecteur sait bien que l'indice "petite fille" n'est plus utilisé depuis le premier chapitre de la première partie, et qu'au chapitre sept (première partie) c'est l'indice "jeune fille" qui se trouve employé deux fois pages 130 et 132, ce qui démontre que ce personnage a grandi.

Deuxième partie.

Ce qui ne manque pas d'attirer l'attention du lecteur dans cette partie, c'est la disparition des rêves et des souvenirs comme l'illustre l'exemple qui suit, (nous insistons sur le fait que si ces rêves et souvenirs sont absents tout au long des six premiers chapitres de cette partie, ils resurgissent par contre à partir du septième chapitre):

‘Lalla pense un peu au ciel constellé, à la grande nuit du désert, quand elle était étendue sur le sable dur à côté du Hartani, et qu'ils respiraient doucement, comme s'ils n'avaient qu'un seul corps. Mais c'est difficile de se souvenir. Il faut marcher, ici, marcher avec les autres, comme si on savait où on allait…p309 ’

Dans le dernier extrait, il est clairement dit que le fait de se souvenir du désert est difficile "ici", à Marseille, et le lecteur infère que les rêves sont, eux aussi, inexistants.

Cela constitue un premier changement relevé par le lecteur.

Le deuxième changement s'opère quand le lecteur constate que les souvenirs et les rêves sont remplacés par ce que nous avons décidé d'appeler "hallucination" (le terme est choisi par nous, en l'absence d'un terme explicite dans le texte).

Donc, à défaut de souvenirs et de rêves, l'on dispose d' "hallucination", au chapitre trois:

‘L'ombre reste opaque, le vide est grand, si grand, dans la chambre, que cela tourne la tête et creuse un entonnoir devant le corps de Lalla, et la bouche du vertige s'applique sur elle et l'attire en avant. De toutes ses forces, elle s'agrippe au divan, elle résiste, son corps tendu à se rompre. p287 ’

Ici, l'hallucination est suggérée à travers: "un entonnoir" qui se forme devant Lalla : "le vide est grand…que cela tourne la tête et creuse un entonnoir devant le corps de Lalla", et à travers une sorte d'anthropomorphisme, avec "la bouche" qui se trouve dotée d'intentionnalité humaine: "et la bouche du vertige s'applique sur elle et l'attire en avant".

L'image d'un "entonnoir" se répète au chapitre cinq, relayée cette fois-ci par la "peur":

‘Lalla descend jusqu'au bout de l'avenue, puis elle remonte une autre avenue, une autre encore. Il y a toujours les lumières, et le bruit des hommes et de leurs moteurs rugit sans cesse. Alors, tout d'un coup, la peur revient, l'angoisse, comme si tous les bruits de pneus et de pas traçaient de grands cercles concentriques sur les bords d'un gigantesque entonnoir. p309 ’

Après "l'hallucination" où Lalla avait éprouvé "le vertige" et "la peur", le rêve marque son retour à partir du chapitre sept, et renvoie au désert:

‘Elle voit autour d'elle, aujourd'hui, pour la première fois depuis si longtemps, la blancheur éternelle des pierres et du sable, les éclats coupants comme le silex, les étoiles. Loin devant elle, au bout de la grande avenue, dans le brouillard de lumière apparaissent les mirages, les dômes, les tours, les minarets, et les caravanes qui se mêlent au grouillement des gens et des autos… Peut-être qu'elle rêve en marchant, à cause de la lumière et du vent, et que la grande ville va bientôt se dissoudre, s'évaporer dans la chaleur du soleil levant, après la terrible nuit ? p330 ’

La réapparition du rêve lié au désert est mise en avant à travers: "la blancheur éternelle des pierres et du sable", et "les mirages, les dômes, les tours, les minarets, et les caravanes".