7.1.3. Sur le plan de la passion:

Nous entendons par "passion" ce que A J Greimas désigne par catégorie thymique:

‘Une catégorie sémantique peut être axiologisée par la projection, sur le carré qui l'articule, de la catégorie thymique dont les termes contraires sont dénommés /euphorie/ vs /dysphorie/. Il s'agit d'une catégorie "primitive", dite aussi proprio- ceptive, à l'aide de laquelle on cherche à formuler...la manière dont tout être vivant, inscrit dans un milieu, "se sent" lui-même et réagit à son environnement, un être vivant étant considéré comme un "système d'attractions et de répulsions". (1983 : 93) ’

Cette "catégorie thymique" concerne le "sujet d'état" et non "le sujet de faire": en effet si ce dernier est défini par la relation de transformations (ce sujet dispose d'une compétence modale et d'une position syntagmatique), le premier se caractérise par la relation de jonction avec les objets de valeur (ce sujet est dit "doté d'une existence modale"):

‘Le sujet de faire se présente comme un agent, comme un élément actif, cumulant en lui toutes les potentialités du faire; le sujet d'état, au contraire, apparaît comme un patient, il recueille, passif, toutes les excitations du monde, inscrites dans les objets qui l'environnent. (Ibid. : 97). ’

Il s'agit donc dans cette partie d'examiner la "passion" de Lalla, d'étudier cette part du sujet d'état pour voir comment les deux termes /euphorie/ vs /dysphorie/se répartissent tout au long du texte.

Rappelons que dans le Dictionnaire raisonné "euphorie" est définie comme le terme positif, alors que "dysphorie" est le terme négatif: tous les deux renvoient à l'axiologie:

‘On peut considérer que toute catégorie sémantique, représentée sur le carré sémiotique (vie/ mort, par exemple), est susceptible d'être axiologisée du fait de l'investissement des deixis positive et négative par la catégorie thymique euphorie/dysphorie 78 .

Première partie, "le Bonheur".

Nous pouvons dire que cette première partie est dominée par l'axe euphorique (l'axe dysphorique est faiblement présent) puisque Lalla est présentée comme" heureuse" (un terme qui revient fréquemment): en effet, elle est heureuse quand le vent arrive (page 79), et quand elle se trouve sur le plateau de pierres dans l'attente d'Es Ser (page 96); elle est contente, parce que Naman vient manger chez Aamma et parce qu'il va raconter de belles histoires (pages 102 et 145); elle éprouve la même passion quand Aamma raconte les histoires (page 123).

‘Quand elle laisse les mains du Hartani toucher son visage, elle éprouve du bonheur: Et Lalla sent la chaleur des paumes contre ses joues et contre ses tempes, comme s'il y avait un feu qui la chauffait. C'est une impression étrange, qui la remplit de bonheur à son tour, qui entre jusqu'au fond d'elle, qui la dénoue, l'apaise. p132 ’

Elle est heureuse quand elle entend la pluie tomber, ou quand elle accompagne Aamma à l'établissement des bains, parce qu'il "n'y a pas de tâches à faire" (page 162).

Comme nous venons de le dire, l'axe dysphorique est faiblement présent dans la première partie, sauf à la fin (au chapitre treize):

  • quand Lalla a eu peur en apprenant qu'Aamma voulait la faire marier à l'homme riche:
‘Quand elle a appris, un peu plus tard, que l'homme était venu pour la demander en mariage, Lalla a eu très peur. Cela a fait comme un étourdissement dans sa tête, et son cœur s'est mis à battre très fort. p192’
  • et quand elle est devenue triste car elle a appris que Naman est tombé malade, toujours au chapitre treize:
‘Lalla était triste, parce qu'elle pensait à ceux que le vent allait emmener avec lui. Alors, quand elle a entendu dire que le vieux Naman était malade, son cœur s'est serré et elle n'a plus pu respirer pendant un instant. p196 ’

Pour conclure, disons que dans cette première partie, la passion se rattachant à Lalla est située dans l'axe euphorique.

Deuxième partie, "la vie chez les esclaves".

En lisant cette deuxième partie, le lecteur ne manque pas de remarquer que la passion concernant Lalla, est dominée par l'axe dysphorique:

‘Elle ne savait pas bien ce qu'était la peur, parce que là-bas, chez le Hartani, il n'y avait que des serpents et des scorpions, à la rigueur les mauvais esprits qui font des gestes d'ombre dans la nuit; mais ici c'est la peur du vide, de la détresse, de la faim, la peur qui n'a pas de nom et qui semble sourdre des vasistas entrouverts sur les sous-sols affreux, puants, qui semble monter des cours obscures…p279 ’

Lalla fait de la peur l'une des caractéristiques de la ville de Marseille: "ici c'est la peur du vide", et cela contrairement à l'endroit où vivait le Hartani, où c'était uniquement les serpents et les scorpions qui faisaient peur79.

Cette peur se trouve présente dans les chapitres deux, trois, cinq et six:

Chapitre deux Chapitre trois Chapitre cinq Chapitre six
Elle ne savait pas bien ce qu'était la peur…mais ici c'est la peur du vide, de la détresse, de la faim… p279. Et pour la première fois elle ressent l'angoisse d'avoir fait mal à quelqu'un qui dépend d'elle. p288 Mais aujourd'hui, même le dôme rose lui fait peur…p301
Alors, tout d'un coup, la peur revient…p309
Alors, soudain, la peur revient sur Lalla, la peur qui brûle la peau: p326

D'autres indices guident le lecteur dans son interprétation, et prouve que Lalla a connu une évolution au niveau de la passion avec la domination de l'axe dysphorique: en effet, se trouvant au port de la ville, Lalla échappe momentanément à la "tristesse" et la "noirceur":

  • de l'appartement d'Aamma;
  • de l'hôtel où elle travaille;
  • et des rues de la ville Marseille:
‘Lalla sent le soleil la pénétrer, l'emplir peu à peu, chasser tout ce qu'il y a de noir et de triste au fond d'elle. Elle ne pense plus à la maison d'Aamma, aux cours noires où dégoulinent les lessives. Elle ne pense plus à l'hôtel Sainte Blanche, ni même à toutes ces rues, avenues, boulevards où les gens marchent et grondent sans arrêt. p294 ’

Quand elle se trouve dans l'un des boulevards de la ville, elle oublie durant un laps de temps court la peur, mais après cette dernière revient aussitôt vite:

‘Ici, pendant un instant, Lalla ne sent plus la peur, ni la tristesse… Lalla descend jusqu'au bout de l'avenue, puis elle remonte une autre avenue, une autre encore. Il y a toujours les lumières, et le bruit des hommes et de leurs moteurs rugit sans cesse. Alors, tout d'un coup, la peur revient, l'angoisse…p309’

À partir du chapitre sept, la composante passionnelle évolue encore une fois (comme pour les rêves et les souvenirs), et c'est l'axe euphorique qui réapparaît:

  • quand Lalla annonce à Radicz qu'elle a quitté l'hôtel à cause de la mort de M. Ceresola, l' "ivresse" de liberté se lit sur son visage:
‘Alors, maintenant, Lalla est ivre de liberté. p331 ’
  • Radicz remarque que Lalla est contente:
‘Radicz la regarde et la trouve belle, mais il n'ose pas le lui dire. Ses yeux sont brillants de joie. p332 ’

Même remarque dans l'exemple qui suit où il y a mise en avant de la joie de Lalla:

‘Lalla est contente de marcher, comme cela, en tenant la main de Radicz, sans rien dire, comme s'ils allaient vers l'autre bout du monde pour ne plus jamais revenir. p334 ’

Comme nous le constatons, le chapitre sept marque un tournant, puisque à l'axe dysphorique (lié à des passions comme la peur, la tristesse, le vide…) succède le terme opposé, c'est-à-dire l'axe euphorique.

Notes
78.

Voir dans le Dictionnaire raisonné (1979) les entrées euphorie, dysphorie, et axiologie.

79.
La peur est bel et bien présente dans la première partie, mais pas de façon aussi "envahissante" que dans la deuxième partie:
Les grandes mantes religieuses font peur, et Lalla attend qu'elles s'en
aillent, ou bien elle fait un détour sans les quitter des yeux…p78

Lalla est entrée comme cela, à plat ventre, en suivant le Hartani. Au
commencement, elle ne voyait plus rien, et elle avait peur…p138

La différence entre la première et la deuxième partie est, selon nous, située dans la constatation faite par Lalla:
en effet, dans la première partie, Lalla ne constate et n'affirme rien puisqu'elle ne fait pas de la peur la
caractéristique de la vie à la Cité, contrairement à la deuxième partie où cette peur est considérée comme
permanente:
…mais ici c'est la peur du vide, de la détresse, de la faim, la peur qui
n'a pas de nom et qui semble sourdre des vasistas entrouverts…p279