7.2. Lalla: un personnage défini par le regard 81 .

Pour commencer, nous proposons cet exemple comme introducteur à cette partie:

‘Ils sentent sur leurs visages se poser le dessin des constellations comme s'ils n'étaient plus que par leur regard…p220’

Dans cet exemple, le pronom personnel "ils" réfère à Lalla et le Hartani; et nous, nous ajoutons et considérons que Lalla seule n'est que par son regard, et cela sans "comme si".

Pour V. Jouve

‘les personnages focalisateurs sont ceux qui attirent notre attention sur un objet, un évènement ou un autre personnage à travers leur propre regard. (Ibid. : 127) ’

, et le fait que Lalla soit sélectionnée pour attirer l'attention du lecteur sur un focalisé quelle que soit sa nature, crée ce que V. Jouve appelle "une identification" du lecteur au personnage.

Le lecteur ne manque pas de noter que Lalla est dotée d'un grand sens de l'observation, qui lui permet de construire son point de vue:

‘Lalla attend, comme tous les matins, assise à l'ombre du grand figuier. Elle regarde la mer grise et bleue où avancent les crêtes pointues des vagues. Les vagues tombent sur la plage, en suivant un chemin un peu oblique; elles déferlent d'abord à l'est, vers le cap rocheux, puis à l'ouest, du côté de la rivière. Enfin elles déferlent au centre. Le vent bondit, attrape des paquets d'écume et les projette au loin, vers les dunes; l'écume se mêle au sable et à la poussière. p85’

Dans cet exemple, Lalla observe le focalisé "la mer" et ce qui la compose, en l'occurrence les vagues et l'écume:

Lalla voit que les vagues se déplacent vers l'est, puis à l'ouest, et enfin au centre. Elle observe encore que le vent "attrape des paquets d'écume", les projette dans les dunes pour se mélanger avec le sable.

Ce que nous notons d'abord, dans cet exemple, c'est une sorte de gradation dans l'observation où Lalla passe de l'élément le plus grand à l'élément le plus petit: de "la mer", elle passe à "la vague", qui est une partie de la mer, puis elle arrive à "l'écume" qui est elle-même une partie de la vague.

Dans l'exemple qui suit, elle regarde l'espace:

‘En bas, tout en bas de la falaise, elle aperçoit dans la brume la grande plaine déserte, les torrents asséchés. À l'horizon, il y a une vapeur ocre qui s'étale: c'est le commencent du désert. p127’

L'exemple qui suit, conforte le lecteur dans son interprétation que l'observation visuelle constitue l'une des caractéristiques de Lalla:

‘Quand elle entre dans la salle qui sert d'atelier, Lalla entend le bruit des métiers à tisser. Il y en a vingt, peut-être plus, alignés les uns derrière les autres, dans la pénombre laiteuse de la grande salle, où clignotent trois barres de néon. Devant les métiers, de petites filles sont accroupies, ou assises sur des tabourets. Elles travaillent vite, poussent la navette entre les fils de la chaîne, prennent les petits ciseaux d'acier, coupent les mèches, tassent la laine sur la trame. p187’

Tout d'abord, elle commence par noter que l'espace est meublé par des métiers: ces derniers sont alignés les uns derrière les autres, et ensuite par remarquer que cette salle est allumée par trois barres de néon.

Ce qui suggère encore que Lalla est dotée d'un grand sens de l'observation, c'est la présence des chiffres: son œil lui permet d'estimer qu'il y a, à peu près, vingt métiers dans la salle, mais elle est certaine, par contre, quant au nombre des néons (il y en a trois); (l'œil ne peut pas compter en une fraction de secondes un nombre élevé d'objets, mais peut compter un nombre réduit d'objets).

L'observation se poursuit, et Lalla regarde les filles (on a un passage de l'inanimé comme les "métiers" et les "néons", à l'animé avec "filles"):

Dans l'exemple qui suit, Lalla entre dans l'appartement de M. Ceresola qui est mort:

‘Il n'y a personne dans l'appartement, et Lalla avance vers la grande pièce, là où il y a une table recouverte de toile cirée, avec une corbeille de fruits. Au fond de la pièce, il y a l'alcôve avec le lit. Quand elle s'approche, Lalla aperçoit Monsieur Ceresola qui est couché sur le dos, dans le lit, comme s'il dormait. p325 ’

D'abord, Lalla remarque qu'il n'y a personne dans l'appartement, et note en même temps que cet appartement est "grand". Après, elle observe que cette pièce est meublée par une table recouverte de toile: la table comporte une propriété: elle est "cirée".

Sur cette table se trouve une corbeille remplie de fruits, puis Lalla ajuste son regard pour se rendre compte qu'au fond de la pièce: "il y a l'alcôve avec le lit"; enfin on a passage de l'inanimé (la table, la toile, la corbeille…) à l'humain en apercevant M. Ceresola couché sur le dos sur le lit: tous ces objets vus en un seul coup d'œil, témoignent d'un sens visuel aigu.

Même remarque dans l'exemple qui suit:

‘Elle entre sans hésiter, en poussant la porte de verre. La grande salle est sombre, mais sur les tables rondes, les nappes font des taches éblouissantes. En un instant, Lalla voit tout, distinctement: les bouquets de fleurs roses dans des vases de cristal, les couverts en argent, les verres à facettes, les serviettes immaculées, puis les chaises couvertes de velours bleu marine, et le parquet de bois ciré où passent les garçons vêtus de blanc. p335 ’

Lalla note bien qu'à l'aspect "sombre" de la grande salle s'oppose les nappes"éblouissantes" ("éblouir": signifie une lumière vive, à l'opposé de "sombre").

La force d'observation de Lalla se confirme avec le reste de l'exemple, puisqu'en "un instant, Lalla voit tout, et distinctement":

Sur ces tables, il y a des vases avec des fleurs roses, des couverts, des verres, et des serviettes. Ces divers objets ont des propriétés, et cela constitue une autre preuve que Lalla est un personnage dont le regard enregistre tout jusqu'au moindre détail: les vases sont "en cristal", les couverts "en argent", les verres sont pourvus de "facettes", et enfin les serviettes sont "immaculées".

Autour des tables, il y des chaises qui sont pareillement pourvues de propriétés: elles sont "en velours bleu marine".

Le parquet se trouve aussi sous l'œil examinateur de Lalla qui note qu'il est en "bois ciré".

Ce qui est important à relever, après avoir étudié ces exemples, c'est que tout ce qui est observé par Lalla est examiné de manière minutieuse et détaillée, de façon à ce qu'aucune propriété ou aucun détail ne soit oublié.

Nous pensons, aussi, que l'abondance des propriétés concernant les focalisés (objets et personnages) constitue un autre indice fiable prouvant que rien n'échappe à l'œil de Lalla:

Comme ces tables rondes, et tout ce qui se trouve sur ces tables: des vases en cristal, des couverts en argent, et encore des verres à facettes, le parquet en bois ciré, (exemple de la page 335); ou comme la plaine qui est grande et déserte, les torrents qui sont asséchés, et la vapeur qui est ocre, (exemple de la page 127);

Dès que Lalla focalise un autre personnage, le lecteur en a droit une description minutieuse et détaillée; c'est le cas:

‘Il est long et mince comme une liane, avec de belles mains brunes aux ongles couleur d'ivoire, et des pieds faits pour la course. Mais c'est son visage que Lalla aime surtout, parce qu'il ne ressemble à personne de ceux qui vivent ici, à la Cité. C'est un visage très mince et lisse, un front bombé et des sourcils très droits et de grands yeux sombres couleur de métal. Ses cheveux sont courts, presque crépus, et il n'a ni moustache ni barbe. p109 ’ ‘Il a de beaux cheveux très noirs et raides, et la peau cuivrée. Il a des yeux verts, et une petite moustache comme une ombre au-dessus de ses lèvres. Il a surtout un beau sourire parfois, qui fait briller ses incisives très blanches. Il porte un petit anneau à l'oreille gauche, et il prétend que c'est de l'or. Mais il est pauvrement vêtu, avec un vieux pantalon taché et déchiré, des tas de vieux tricots enfilés les uns par-dessus les autres, et un veston d'homme trop grand pour lui. Il est pieds nus dans des chaussures de cuir noir. p276 ’

Après avoir quitté définitivement l'hôtel où elle a travaillé comme femme de ménage, et dès qu'elle a vu Radicz, Lalla a noté que ce dernier a changé physiquement, et le lecteur a droit à une description après ce changement: "Lalla a du mal à le reconnaître, parce que le jeune garçon est devenu semblable à un homme":

‘À l'angle d'une rue, près de l'escalier qui conduit à la gare, Radicz le mendiant est debout devant elle. Son visage est fatigué et anxieux, et Lalla a du mal à le reconnaître, parce que le jeune garçon est devenu semblable à un homme. Il porte des habits que Lalla ne connaît pas, un complet veston marron qui flotte sur son corps osseux, et de grandes chaussures de cuir noir qui doivent blesser ses pieds nus. p330 ’

Ces éléments focalisés qui se trouvent développés en propriétés (en italique) sont en fait des indices destinés au lecteur dans son interprétation que Lalla est un personnage dont le regard examine et inspecte tout ce qui passe par ses yeux.

Nous avons remarqué, à travers ces exemples, que Lalla observe tout et cela dès que son œil commencer à focaliser (et cela quelle que soit la nature du focalisé: un homme, un groupe d'hommes, des tables, une falaise, le visage..).

Ce que nous avons voulu démontrer aussi, c'est que le regard définit Lalla, et qu'il constitue l'une des indices essentiels pour "saisir" ce personnage.

D'autres exemples viennent appuyer l'idée que le regard est très important pour Lalla, comme dans l'extrait qui suit:

‘Mais le policier sent le regard dur de Lalla posé sur lui, et cela le met mal à l'aise. Il ne dit plus rien pendant quelques secondes, et le silence devient intolérable. Alors le gros homme éclate, et il recommence, avec une voix rageuse, les yeux tout étrécis de colère… Elle le regarde durement, elle avance vers lui et elle lui dit seulement: ’ ‘"Allez vous-en."’ ‘Le policier la regarde éberlué, comme si elle avait dit une insulte. Il va ouvrir la bouche, il va se lever, il va gifler Lalla peut-être. Mais le regard de la jeune fille est dur comme du métal, difficile à soutenir. Alors le policier se lève brutalement, et en instant il est dehors, il dévale l'escalier. Lalla entend claquer la porte qui donne sur la rue. Il est parti. pp285-286 ’

Dans le dernier exemple, il y a d'abord une mise en avant du regard de Lalla: "le regard dur de Lalla", "elle le regardedurement" le "regard de la jeune fille est dur comme du métal, difficile à soutenir".

Ce regard met "mal à l'aise" le policier: "il ne dit plus rien pendant quelques secondes", il est "éberlué", "se lève brutalement, et en instant il est dehors, il dévale l'escalier. Lalla entend claquer la porte qui donne sur la rue. Il est parti".

Même remarque dans l'extrait qui suit, mais cette fois-ci avec le serveur dans le restaurant, à Marseille:

‘Un homme de haute stature est debout devant leur table… Justement, il va ouvrir la bouche pour dire aux deux enfants de partir tout de suite, et sans faire d'histoires, quand son regard triste rencontre celui de Lalla, et d'un coup il oublie ce qu'il allait dire. Le regard de Lalla est dur comme le silex, plein d'une telle force que l'homme en noir doit détourner les yeux. Il fait un pas en arrière, comme s'il allait partir, puis il dit, d'une drôle de voix qui s'étrangle un peu: ’ ‘"Vous…Vous voulez boire quelque chose ?"’ ‘Lalla le regarde toujours fixement, sans ciller.’ ‘"Nous avons faim", dit-elle seulement. "Apportez-nous à manger".’ ‘L'homme en noir s'éloigne et revient avec la carte, qu'il dépose sur la table. Mais Lalla rend le carton, et ses yeux ne cessent pas de fixer ceux de l'homme. p336’

Il faut dire que Lalla et Radicz sont entrés dans un endroit non réservé à des gens pauvres comme eux, ce qui explique la décision du serveur de les expulser, mais c'était sans compter avec le regard de Lalla: quand son regard rencontre celui de Lalla "il oublie ce qu'il allait dire", "il doit détourner les yeux", "il fait un pas en arrière", "sa voix s'étrangle", il balbutie et hésite:"Vous…Vous voulez boire quelque chose?".

Le regard de Lalla "est dur comme le silex, plein d'une telle force, elle "le regarde toujoursfixement, sans ciller", "ses yeux ne cessent pas de fixer ceux de l'homme".

Quand Radicz a eu le hoquet, Lalla lui demande de le regarder dans ses yeux "jusqu'à ce que son hoquet soit passé":

‘Il a un peu le hoquet, tellement il a mangé. Lalla lui fait boire un verre d'eau et lui dit de la regarder dans les yeux jusqu'à ce que son hoquet soit passé. p338’

Le photographe remarque que les yeux de Lalla jugent les gens:

‘Il ne sait pas ce que c'est. C'est peut-être l'autre être qui vit en Lalla Hawa qui regarde et qui juge le monde, par ses yeux…p351’

Il y a une autre manière de suggérer l'importance du regard pour Lalla: c'est quand elle regarde les autres regarder comme dans l'exemple qui suit:

‘Mais quand il parlait de cela, tout le temps il regardait le ventre et les seins de Lalla, avec ses vilains yeux humides, alors elle a dit qu'elle reviendrait demain, et elle est partie tout de suite.p267 ’

Dans l'exemple précédent, Lalla regarde Asaph qui, lui, regarde son ventre et ses seins "avec ses vilains yeux humides"; ou encore, dans l'exemple suivant, elle regarde les yeux de Radicz quand ce dernier la regarde pour la première fois, "mais on ne pouvait pas lire grand-chose dans son regard": ce qui attire l'attention aussi, c'est le verbe "lire" (dans le sens de deviner, discerner) qui démontre que Lalla interprète le regard des autres, et lui attribue de la signification:

‘…il l'a regardée avec un drôle de regard, pas du tout comme les garçons d'habitude quand ils voient une fille. Il l'a regardée sans baisser les yeux, et on ne pouvait pas lire grand-chose dans son regard, comme dans les yeux des animaux. p275 ’

Au chapitre cinq (deuxième partie), Lalla observe des hommes "immobiles", qui eux observent

‘Sur l'autre trottoir, il y a quelques hommes. Ils sont immobiles, ils ne parlent pas. Ils regardent vers le haut de la rue, l'entrée d'un immeuble sordide, une toute petite porte peinte en vert, à demi ouverte sur un couloir éclairé. Lalla s'arrête, elle aussi, et elle regarde, cachée derrière une voiture. Son cœur bat vite, et le grand vide de l'angoisse souffle dans la rue. L'immeuble est debout, comme une forteresse sale, avec ses fenêtres sans volets, dont les carreaux sont tapissés de feuilles de papier journal. p312’ ‘Puis en haut de la ruelle marche une autre femme. Celle-ci est très grande, au contraire, et très forte… Elle descend lentement la rue, en faisant claquer ses chaussures à hauts talons, elle arrive à côté de la naine…Les Arabes s'approchent d'elle, lui parlent. Mais Lalla n'entend pas ce qu'ils disent. L'un après l'autre, ils s'éloignent, et s'arrêtent à distance, les yeux fixés sur les deux femmes immobiles qui fument. p314 ’

Le lecteur ne manque pas de relever que les yeux des autres personnages (encore pour démontrer que le regard pour Lalla est très important) sont les premiers éléments à être vus par Lalla c'est le cas notamment:

‘Mais ce sont surtout ses yeux qui sont d'une couleur extraordinaire, un bleu-vert mêlé de gris, très clairs et transparents dans son visage brun, comme s'ils avaient gardé la lumière et la transparence de la mer. C'est pour voir ses yeux que Lalla aime attendre le pêcheur sur la plage…p83’ ‘Elle ne voit de lui que ses yeux, parce que son visage est voilé d'un linge bleu, comme celui des guerriers du désert…Ses yeux brûlent d'un feu étrange et sombre, dans l'ombre de son turban bleu, et Lalla sent la chaleur de son regard qui passe sur son visage et sur son corps, comme quand on s'approche d'un brasier. p95 ’ ‘Il a des yeux bleu-gris, très tristes et humides comme les yeux des chiens. Lalla le regarde avec ses yeux pleins de lumière, et l'homme cherche encore quelque chose à dire. pp338-339 ’
Notes
81.

On a vu avec A. Rabatel comment le regard est très important dans la construction du point de vue. Pour ce théoricien, pour disposer d'un point de vue, il faut:

-un focalisateur\ou un sujet qui perçoit;

-un verbe de perception;

-le focalisé perçu doit être développé et "extensé" à travers des propositions; (A Rabatel; 1998).