7.6. Lalla: un personnage sartrien.

En lisant le deuxième texte de Désert le lecteur ne manque pas de relever que l'emploi de certains termes renvoie à la Nausée 82 , de Jean Paul Sartre, et à son personnage Roquentin: c'est ce qui nous a motivé dans l'hypothèse que Lalla est un personnage sartrien.

Dans l'extrait qui suit Lalla aime entendre les noms des villes:

‘Lalla aime bien entendre les noms des villes, et elle demande souvent à Naman de les lui dire, comme cela, rien que les noms, lentement, pour avoir le temps de voir les choses qu'ils cachent: ’ ‘"Algésiras ’ ‘Granada ’ ‘Sevilla’ ‘Madrid". p102 ’

, alors que Roquentin, lui, aime prononcer les noms des villes:

‘Quelquefois, dans mon récit, il arrive que je prononce de ces beaux noms qu'on lit dans les atlas, Aranjuez ou Canterbury...je rêve sur des mots, voilà tout. p54 ’

En s'enfuyant vers le désert avec le Hartani, Lalla découvre un galet de la mer:

‘Mais quelquefois, sur la terre poussiéreuse, au hasard, il y a un caillou rond, gris et mat, un simple galet de la mer, et Lalla le regarde de toutes ses forces; elle le prend dans sa main et elle le tient serré pour se sauver. Le caillou est brûlant, tout strié de veines blanches qui dessinent une route en son centre, où viennent se ramifier d'autres routes fines comme des cheveux d'enfant. En le tenant dans son poing, Lalla va droit devant elle. p216 ’

, comme Roquentin qui lui aussi découvre un galet au bord de la mer:

‘...je me rappelle mieux ce que j'ai senti, l'autre jour, au bord de la mer, quand je tenais ce galet. C'était une espèce d'écœurement douceâtre. Que c'était donc désagréable ! Et cela venait du galet, j'en suis sûr, cela passait du galet dans mes mains. Oui, c'est cela, c'est bien cela: une sorte de nausée dans les mains. p25 ’

Dans le dernier extrait Roquentin sent la nausée, comme Lalla dans l'exemple qui suit:

‘C'est comme une nausée, qui monte du centre de son ventre, qui vient dans sa gorge, qui emplit sa bouche d'amertume. p299’

Dans le livre de Sartre, il y a emploi de termes comme "vide" et "vertige": "à présent je me sentais vide" (page 18); "je me sentais vide" (page 94); "comme un vertige" (page 140); des termes que le lecteur retrouve dans le deuxième texte de Désert:

‘L'ombre reste opaque, le vide est grand, si grand, dans la chambre, que cela tourne et creuse un entonnoir devant le corps de Lalla, et la bouche du vertige s'applique sur elle et l'attire en avant. p287 ’

Quand elle a terminé son travail, et après avoir eu l'expérience de la nausée, Lalla voit des taches rouges de sang, et des "choses blanches mêlées aux taches rouges, comme des cartilages, des os brisés, de la peau":

‘Par terre, il y a plusieurs taches rouges comme le sang, où rôdent des mouches. La couleur rouge résonne dans la tête de Lalla… Il y a de drôles de choses blanches mêlées aux taches rouges, comme des cartilages, des os brisés, de la peau…p300 ’

, tout comme Roquentin quand il voit, dans une sorte d'hallucination un "chiffon rouge", et un "quartier de viande":

‘Par exemple, un père de famille en promenade verra venir à lui, à travers la rue, un chiffon rouge comme poussé par le vent. Et quand le chiffon sera tout près de lui, il verra que c'est un quartier de viande pourrie, maculé de poussière, qui se traîne en rampant en sautillant. p217’

Même si les termes ne sont pas identiques dans les deux derniers exemples -en effet, il n'y a pas de viande, mais des os brisés, et de la peau dans l'exemple de Lalla- le lecteur n'hésite pas à rapprocher ces deux exemples, parce qu'ils véhiculent la même idée: allusion à ce qui est déchiqueté, morcelé, et découpé.

Le lecteur remarque aussi la présence de termes comme "exister" dans le deuxième texte de Désert:

‘Les seuls qui la connaissent ici, ce sont le patron de l'hôtel, et le veilleur de nuit qui reste jusqu'au matin, un Algérien grand et maigre… Il est peut-être le seul ici qui se soit aperçu que Lalla est une jeune fille, le seul qui ait vu sous l'ombre de ses chiffons son beau visage couleur de cuivre et ses yeux pleins de lumière. Pour les autres, comme si elle n'existait pas. pp292-293’ ‘Mais tous, ils n'existent pas vraiment, sauf le vieil homme au visage mangé. Ils n'existent pas, parce qu'ils ne laissent pas de traces de leur passage, comme s'ils n'étaient que des ombres, des fantômes. p321’

, des termes qui rappellent au lecteur la Nausée:

‘J'existe. Je pense que j'existe. p140’ ‘Exister lentement, doucement, comme ces arbres…p215 ’

Le lecteur s'est trouvé fortement sollicité dans ses connaissances encyclopédiques pour établir un rapprochement entre le personnage de Le Clézio et celui de Sartre; selon V. Jouve le fait qu'un personnage rappelle un autre relève de l'intertextualité; il ajoute ceci:

‘Du point de vue du lecteur, la figure romanesque est rarement perçue comme une créature originelle, mais rappelle souvent, de manière plus ou moins implicite, d'autres figures issues d'autres textes. (Ibid. : 48) ’
Notes
82.

-J. P. Sartre; la Nausée, Paris, Gallimard, 1965.