7.7. Lalla: un personnage différent des autres.

Il y a dans le deuxième texte des indices récurrents qui font que le lecteur "sympathise83" avec Lalla, et se rapproche encore plus d'elle, et cela dans sa différence par rapport aux autres.

Ainsi, si les enfants suivent les crabes c'est pour les chasser, alors que Lalla les suit sans leur faire du mal:

‘Mais elle n'essaie pas de les attraper, comme font les autres enfants; elle les laisse se sauver dans la mer...p82’

Même remarque dans l'exemple qui suit où Lalla laisse les guêpes inoffensives voler autour de ses cheveux, et cela contrairement aux enfants qui cherchent à les tuer:

‘Ensuite les guêpes arrivent, parce qu'elles ont senti l'odeur de la viande de mouton en train de cuire dans la marmite en fer. Les autres enfants ont peur des guêpes, ils veulent les chasser, ils cherchent à les tuer à coups de pierres. Mais Lalla les laisse voler autour de ses cheveux, elle essaie de comprendre ce qu'elles chantonnent en faisant vrombir leurs ailes. p101 ’

Si elle écoute les histoires de Naman, c'est juste pour entendre les noms des villes qui lui permettent de rêver:

‘Lalla aime bien entendre les noms des villes, et elle demande souvent à Naman de les lui dire, comme cela, rien que les noms…: ’ ‘"Algésiras" ’ ‘"Granada" ’ ‘"Sevilla" ’ ‘"Madrid". ’ ‘Les garçons d'Aamma veulent en savoir davantage. Ils attendent que le vieux Naman ait fini de manger, et ils posent toutes sortes de questions, sur la vie là-bas, de l'autre côté de la mer. Eux, ce sont des choses sérieuses qu'ils veulent savoir, pas des noms pour rêver. Ils demandent à Naman l'argent qu'on peut gagner, le travail, combien coûtent les habits, la nourriture, combien coûte une auto, s'il y a beaucoup de cinémas. p102 ’

Comme nous le remarquons, Lalla n'apparaît pas du tout opportuniste à l'opposé des fils d'Aamma qui eux veulent savoir combien on gagne d'argent, combien coûtent les habits..., et ne voient dans les relations entre les hommes que fondées sur les intérêts: ainsi ils veulent connaître le frère de Naman qui est resté à Marseille, car il peut leur être utile:

‘Alors les garçons haussent les épaules, mais ils ne disent rien, parce que Naman a un frère qui est resté à Marseille et qui peut leur être utile un jour. p103 ’

Les deux fils n'hésitent pas à se moquer de Naman quand ce dernier part, ce qui fait que le lecteur les déconsidère par rapport à Lalla qui ne dit rien:

‘Les deux garçons n'écoutent pas trop cela, parce qu'ils ne croient pas le vieux Naman. Quand Naman s'en va, ils disent que tout le monde sait qu'il était cuisinier à Marseille, et pour se moquer de lui, ils l'appellent Tayyeb, parce que ça veut dire: "Il a fait la cuisine". p104 ’

Ce qui contribue encore à rapprocher le lecteur de Lalla c'est quand cette dernière a rendu visite à Naman tombé gravement malade, alors que personne n'était venu pour l'aider:

‘Ensuite elle a marché et couru jusqu'à la maison du pêcheur. Elle pensait qu'il y aurait du monde auprès de lui, pour l'aider, pour le soigner, mais Naman était tout seul, couché sur sa natte de paille...p196 ’

Le lecteur se rapproche un peu plus de Lalla qui ne donne aucun crédit à ce que "les autres" disent sur le Hartani, en affirmant qu'il est"mejnoun", qu'il sait commander aux serpents…:

‘Les gens ont un peu peur du Hartani, ils disent qu'il est mejnoun, qu'il a des pouvoirs qui viennent des démons. Ils disent qu'il sait commander aux serpents et aux scorpions, qu'il peut les envoyer pour donner la mort aux bêtes des autres bergers. Mais Lalla ne croit pas cela, elle n'a pas peur de lui. p112’

, ou qu'il est sourd-muet:

‘Le fils aîné d'Aamma dit que le Hartani ne sait pas parler parce qu'il est sourd. C'est en tout cas ce que le maître d'école lui a dit un jour; cela s'appelle des sourds-muets. Mais Lalla sait bien que ce n'est pas vrai, parce que le Hartani entend mieux que personne. p131’

Mais Lalla se démarque d'eux, et refuse leurs préjugés: "Lalla ne croit pas cela", et "sait bien que ce n'est pas vrai".

De même qu'elle refuse d'accepter ce que dit le fils aîné d'Aamma, quand il prétend que le Hartani a volé l'or qu'il porte dans un petit sac:

‘Mais Lalla sait que ce n'est pas vrai. L'or, c'est le Hartani qui l'a trouvé un jour, dans le lit d'un torrent à sec. p136 ’

Ainsi, de tout cela Lalla prend ses distances, et préserve son indépendance par rapport aux allégations des gens.

Quand la patronne a frappé la petite fille qui a cassé la navette, Lalla a réagi avec force en lui ordonnant d'arrêter de la battre:

‘Le jour suivant, pourtant, Lalla n'en peut plus. Comme la grosse femme pâle recommence à donner des coups de canne à Mina, une petite fille de dix ans à peine, toute maigre et chétive, parce qu'elle a cassé sa navette, Lalla se lève et dit froidement: ’ ‘"Ne la battez plus !" ’

Le lecteur ne manque pas de compatir au sort de la petite fille "toute maigre et chétive" qui est incapable de se défendre, et le fait que Lalla a osé demander à la patronne d'arrêter de la frapper, la rapproche un peu plus du lecteur.

Quand sa tante Aamma lui a proposé de se marier avec l'homme riche, Lalla a refusé et le lecteur apprécie son attitude parce qu'elle veut choisir librement l'homme avec qui elle vivra toute sa vie:

‘"Tu ne peux pas m'obliger à épouser cet homme !" dit Lalla. ’ ‘"Ce sera un bon mari pour toi", dit Aamma. "Il n'est plus très jeune, mais il est riche, il a une grande maison, à la ville, et il connaît beaucoup de gens puissants. Tu dois l'épouser."’ ‘"Je ne veux pas me marier, jamais !" p193 ’

Quand elle se trouve à Marseille, Lalla remarque qu'il y a beaucoup de mendiants, et contrairement aux gens de la ville, Lalla n'oublie pas de les voir:

‘Il y a beaucoup de mendiants. Les premiers temps, quand elle venait d'arriver, Lalla était très étonnée. Maintenant, elle s'est habituée. Mais elle n'oublie pas de les voir, comme la plupart des gens de la ville, qui font juste un détour pour ne pas marcher sur eux, ou bien même qui les enjambent, quand ils sont pressés. p275 ’

Quand elle est devenue une célèbre cover-girl, Lalla distribuait l'argent gagné aux pauvres:

‘Ou bien elle parcourt les rues de la ville, à la recherche des mendiants aux coins des murs, et elle leur donne l'argent, par poignées de pièces aussi, en appuyant bien sa main dans la leur pour qu'ils ne perdent rien. p352 ’

En entrant dans la chambre de l'un des locataires pour la nettoyer, Lalla a failli être violée, et le lecteur sympathise encore plus avec cette jeune femme qui a failli être victime d'un viol, et qui a su se défendre:

‘Il y a celui qui lit ses revues obscènes, et qui laisse traîner toutes ces photos de femmes nues sur son lit défait, pour que Lalla les ramasse et les regarde. C'est un Yougoslave, qui s'appelle Gregori. Un jour, Lalla est entrée dans sa chambre, et il était là. Il l'a prise par le bras et il a voulu la faire tomber sur son lit, mais Lalla s'est mise à crier et il a eu peur. p321 ’
Notes
83.

"Sympathie" est à prendre dans le sens donné par V. Jouve: elle est liée à "la dimension affective" qui fait

qu'émotionnellement, le lecteur se rapproche ou s'éloigne du personnage: cette sympathie est construite à travers les données textuelles.