7.8. Le savoir de Lalla.

Nous rappelons que dans la perspective de A. J. Greimas, l'investissement modal constitue l'une des composantes rattachées au "rôle actantiel", et nous pouvons dire que le savoir (ou la compétence épistémique) représente l'une des modalités qui définit un "rôle actantiel".

Lalla est un personnage en devenir, dont les connaissances ne sont pas encore achevées, c'est pourquoi elle apparaît au lecteur dans la position d'une initiée vis-à-vis du Hartani:

‘C'est lui qui montre à Lalla toutes les belles odeurs, parce qu'il connaît leurs cachettes… Le Hartani a montré à Lalla comment il faut faire. Autrefois, elle ne savait pas. Autrefois, elle pouvait passer à côté d'un buisson, ou d'une racine, ou d'un rayon de miel sans rien percevoir. p130 ’

, et de Naman:

‘Naman sait très bien faire le feu, et Lalla regarde tous ses gestes avec attention, pour apprendre. p143 ’
‘Il y a les gens d'Afrique du Nord, les Maghrébins, Marocains, Algériens, Tunisiens, Mauritaniens, et puis les gens d'Afrique, les Sénégalais, les Maliens…des gens étranges, qui ne ressemblent pas aux autres, des Yougoslaves, des Turcs, des Arméniens, des Lithuaniens; Lalla ne sait pas ce que veulent dire ces noms, mais c'est comme cela qu'on les appelle, ici et Aamma sait bien tous ces noms. p283’ ‘Il y a aussi un vieil homme qui vit dans une chambre très petite, à l'autre bout du couloir…C'est un vieil homme dont le visage a été mangé par une maladie terrible, sans nez ni bouche, avec juste deux trous à la place des narines et une cicatrice à la place des lèvres. p319 ’

Même remarque dans l'exemple qui suit, où Lalla croyait que c'était l'un des membres de la famille du patron de l'hôtel qui s'occupait du magasin des pompes funèbres:

‘Quand il y a quelqu'un qui meurt au Panier, c'est le magasin des pompes funèbres, au rez-de-chaussée de l'hôtel, qui s'occupe de tout. Au début, Lalla croyait que c'était quelqu'un de la famille du patron de l'hôtel; mais c'est un commerçant comme les autres. Au début, Lalla pensait que les gens venaient mourir à l'hôtel et qu'on les envoyait en suite aux pompes funèbres…p322’

Dans l'exemple qui suit, Lalla essaie de trouver le nom de la mouette, ce qui prouve qu'elle est dans le non-savoir:

‘Lalla lui fait des signes avec les bras, elle essaie de l'appeler, elle cherche tous les noms, dans l'espoir de dire le vrai, celui qui peut-être lui rendra sa forme première, qui fera apparaître au milieu de l'écume le prince de la mer aux cheveux de lumière, aux yeux brillants, comme des flammes. ’ ‘"Souleïman !" ’ ‘"Moumine !" ’ ‘"Daniel !" ’ ‘Mais la grande mouette blanche continue à tournoyer dans le ciel, vers la mer, frôlant les vagues de la pointe de son aile, son œil dur fixé sur la silhouette de Lalla, sans répondre. Quelquefois, parce qu'elle est un peu dépitée, Lalla court derrière les mouettes, en agitant les bras, et elle crie des noms au hasard, pour énerver celui qui est le prince de la mer: ’ ‘"Poulets ! moineaux ! Petits pigeons !" ’ ‘Et même: ’ ‘"Éperviers ! Vautours !"…Mais lui, l'oiseau blanc, qui n'a pas de nom, continue son vol très lent, indifférent, il s'éloigne le long du rivage…p159 ’

Lalla ne trouve pas le nom de la mouette: "mais la grande mouette blanche continue à tournoyer dans le ciel…sans répondre", "mais lui, l'oiseau blanc, qui n'a pas de nom, continue son vol très lent, indifférent", et Lalla est "dépitée" parce qu'elle n'a pas découvert son nom.

C'est au chapitre onze qu'enfin Lalla découvre (+savoir) le nom de l'oiseau: il s'appelle "Haïm":

‘Alors la mouette toute blanche que Lalla aime bien passe lentement au- dessus de sa tête, en criant un peu. Lalla lui fait signe, et elle crie au hasard des noms, pour la faire venir: ’ ‘"Hé ! Kalla ! Illa ! Zemzar ! Horriya ! Habib ! Cherara ! Haïm !…" ’ ‘Quand elle crie le dernier nom, la mouette penche sa tête et la regarde, et elle se met à faire des cercles au-dessus de la jeune fille. ’ ‘"Haïm ! Haïm !" crie encore Lalla, et elle est sûre maintenant que c'est le nom du marin qui s'est perdu autrefois, en mer, parce que c'est un nom qui veut dire: l'Errant. p171 ’

Le savoir de Lalla paraît parfois si fluctuant qu'il déstabilise le lecteur: ainsi au chapitre premier de la première partie, le lecteur apprend que la tante de Lalla est devenue cuisinière dans un hôpital:

‘Aamma a dit à Lalla qu'elle a eu beaucoup de chance de trouver cet appartement, et beaucoup de chance de trouver ce travail de cuisinière à la cantine de l'Hôpital. p265 ’

, mais au chapitre cinq, il apprend, à travers une interrogative attribuée à Lalla, que la tante est une femme de ménage avec "en train de passer son éponge sur les dalles noires":

‘Peut-être qu'Aamma est là, dans la grande cuisine souterraine aux vasistas crasseux, en train de passer son balai éponge sur les dalles noires que rien ne nettoiera jamais ? p307’

Dans les deux exemples qui suivent, le lecteur apprend que Lalla a acheté son manteau chez un fripier juif (deuxième partie, chapitre premier), mais dans l'exemple de la page 411, il est surpris avec l'affirmation que c'est Aamma qui lui a donné le manteau:

‘Et puis il y a ce manteau marron qu'elle a trouvé chez un fripier juif, près de la Cathédrale. p268 ’

Maintenant, elle n'a plus rien que ses vêtements, et le manteau marron

‘qu'Aamma lui a donné quand elle est arrivée. p411’

Ces quelques exemples démontrent que Lalla est un personnage qui se remet constamment en cause, ou qui oublie, d'où l'effet d'instabilité et de fluctuation qui ne manque pas de désorienter le lecteur84.

Il y a une autre manière de présenter le savoir de Lalla: c'est quand cette dernière affirme une chose et son contraire; c'est le cas de l'exemple qui suit où le lecteur apprend que Lalla affirme qu'elle ne retournera plus à la Cité (chapitre quatorze, première partie):

‘Les idées se bousculent un peu dans sa tête, tandis qu'elle marche sur les rochers. C'est parce qu'elle sait qu'elle ne reviendra plus à la Cité, qu'elle ne reverra plus tout cela qu'elle aimait bien, la grande plaine aride, l'étendue de la plage blanche, où les vagues tombent l'une après l'autre; elle est triste, parce qu'elle pense aux dunes immobiles où elle avait l'habitude de s'asseoir pour regarder les nuages avancer dans le ciel. p211’

, mais à la fin elle y est retournée:

‘C'est toujours le même regard qui guide, ici, dans les rues de la Cité… Là, rien n'a changé. Elle marche le long des dunes grises, comme autrefois. p414 ’ ‘Elle marche maintenant sur le sable dur de la plage, tout près de l'écume de la mer. Le vent ne souffle pas très fort, et le bruit des vagues est doux dans la nuit… p415’

Le tableau suivant permet de mieux saisir les contradictions de Lalla dans le dernier exemple:

Exemple de la page 211:
avant de partir de la Cité.
Exemples des pages 414 et 415:
après son retour à la Cité.
-Lalla sait qu'elle ne reviendra plus à la Cité;


-Elle sait qu'elle ne reverra plus l'étendue de la plage blanche

-où les vagues tombent l'une après l'autre

-Elle est triste, parce qu'elle pense aux dunes immobiles où elle avait l'habitude de s'asseoir
-C'est toujours le même regard…dans les rues de la Cité: p414

-Elle marche maintenant sur le sable dur de la plage: p415

-et le bruit des vagues est doux dans la nuit: p415

-Elle marche le long des dunes grises: p414

Tout s'oppose dans ce tableau: ainsi, et pour prendre un exemple, la proposition "Lalla sait qu'elle ne reviendra plus à la Cité" contraste avec "c'est toujours le même regard…dans les rues de la Cité", montrant que Lalla est bel et bien retournée à la Cité.

Ce qui confirme encore le lecteur dans son interprétation que Lalla est un personnage contradictoire (dans l'exemple de la page 211) c'est l'emploi:

Dans les deux exemples qui suivent, ce qui construit la contradiction, ce sont les deux expressions: "du bois mort" (page 168), et "du bois vert" (page 173):

‘Elle a tout son temps, parce que pendant la période du jeûne, il n'y a plus besoin d'aller chercher de l'eau ou du bois mort pour faire la cuisine. p168’ ‘Elle s'assoit près du feu, pas très loin d'Aamma. Lalla regarde son visage à travers les flammes et les fumées. De temps en temps, il y a des volutes de fumée noire, quand Aamma jette dans le feu une poignée d'herbes humides, ou du bois vert. p173 ’

Dans les exemples qui suivent la contradiction est bâtie entre le souhait de devenir "géante"(page 199), mais aussi "petite" (page 339):

‘"...comme si la lumière ardente du ciel entrait dans ses poumons et les dilatait, et que tout son corps devenait semblable à celui d'une géante, qui vivrait très longuement, très lentement". p199 ’ ‘Elle pense qu'elle voudrait devenir si petite qu'elle pourrait vivre dans un bosquet de ces petites plantes...p339 ’

Au chapitre quatorze (première partie), le lecteur apprend que Lalla a décidé de s'enfuir vers le désert:

‘Pourtant, hier, Lalla a dit qu'elle viendrait, et elle lui a montré l'étendue lointaine, la grande barre de craie qui semble soutenir le ciel, là où commence le désert. p212 ’

, mais quelques lignes après, le même lecteur lit que Lalla s'enfuit sans savoir où:

‘Il y a longtemps qu'elle marche. Combien de temps ? Des heures, sans doute, sans savoir où elle va, simplement dans la direction opposée à son ombre, vers l'autre bout de l'horizon. p213 ’

Au chapitre sept de la première partie, Lalla rigole à l'idée d'épouser le Hartani, mais au chapitre quatorze elle déclare qu'il est désormais son mari85:

‘À l'idée qu'elle pourrait se marier avec la Hartani, elle se met à rire. p136 ’ ‘Maintenant que c'est toi que j'ai choisi pour mari, plus personne ne pourra m'enlever, ni m'emmener de force devant le juge pour me marier. p219 ’

Enfin dans l'extrait suivant, Lalla affirme à Radicz qu'elle ne retournera plus à l'hôtel où elle a travaillé comme femme de ménage:

‘Lalla voudrait lui parler, lui dire que Monsieur Ceresola est mort, et qu'elle ne retournera plus jamais travailler à l'hôtel Sainte-Blanche, ni dans aucune de ces chambres où la mort peut venir à chaque instant...p330’

, mais quelques paragraphes après, et au même chapitre le lecteur apprend qu'elle habite toujours l'hôtel :

‘"Alors dites-moi où vous habitez ? demande le photographe...’ ‘"J'habite à l'hôtel Sainte-Blanche", dit Lalla. pp338-339 ’

Comme nous l'avons déjà dit, c'est dans la contradiction au niveau de la "compétence épistémique" de Lalla que naît le désarroi du lecteur.

Notes
84.
Le lecteur relève la même remarque pour ce qui concerne Radicz: en effet, il y a "instabilité" au niveau de son savoir dans les exemples qui suivent, puisque au désir d'aller travailler à Paris, on a, quelques chapitres après, un changement du lieu où Radicz désire travailler:
L'année prochaine, je partirai, j'irai travailler à Paris. p278

Moi j'aimerais mieux aller vers Nice, mais je crois que le
patron préfère l'Espagne. p344
85.
Le lecteur note la même contradiction avec Radicz:
Ensuite ils fument, une cigarette pour deux, le dos appuyé contre la
bâche bleue…p297

Il dit qu'il ne fume jamais devant les autres, mais seulement quand il
est dans un endroit qu'il aime. Il dit qu'avec Lalla, c'est la première fois
qu'il fume devant quelqu'un. p340

Ces deux exemples sont évidemment en totale contradiction: à "ensuite ils fument, une cigarette pour deux" de la page 297, (où le pronom personnel "ils" réfère à Lalla et Radicz), on a l'affirmation de Radicz que c'est la première qu'il fume devant Lalla.