7.9. Le vouloir de Lalla.

Nous avons vu plus haut que pour P. Hamon le vouloir

‘transforme n'importe quel acteur, à n'importe quel moment du récit, en un sujet virtuel doté d'un programme local ou global. (1998: 236). ’

Ce qu'il faut souligner ici c'est que tout vouloir fonde un sujet à travers son programme.

Le lecteur remarque que le vouloir de Lalla est différent des autres personnages; interviewée par une journaliste, elle affirme ce qui suit:

‘-Et le cinéma ? Avez vous des projets ?’ ‘-Non. p353 ’

Alors que d'autres jeunes filles, célèbres comme elles, ont certainement des projets de film.

Cette idée d'un vouloir distinct des autres est confirmée; en effet:

‘"Tu as l'intention de travailler en France ?" ’ ‘"Oui", dit Lalla. ’ ‘"Quel travail ?"’ ‘"Je ne sais pas ."’ ‘"Employée de maison." Le policier dit cela, et il l'écrit sur sa feuille. p262 ’

, et effectivement Lalla est devenue femme de ménage à l'Hôtel Sainte Blanche.

‘"Voilà, je suis photographe, et j'aimerais bien faire des photos de vous, quand vous voudrez."p338’

,et Lalla a accepté.

Mais, comme pour montrer que le vouloir de "l'autre" n'a pas de prise sur elle, (même si elle l'accepte temporairement), le lecteur remarque qu'à chaque fois Lalla finit par rompre "le contrat" qui la lie aux autres personnages, peut-être, parce que tout simplement, ce n'était pas son vouloir, en effet:

Il semble que le vouloir de Lalla consiste, surtout, à préserver sa liberté:

‘La liberté est belle. On peut regarder de nouveau les nuages qui glissent à l'envers, les guêpes qui s'affairent autour des petits tas d'ordures, les lézards, les caméléons, les herbes qui tremblotent dans le vent. p189’ ‘"Il va falloir partir". p194 ’ ‘Elle ne ressent plus la fatigue, ni la douleur, mais seulement l'ivresse de cette liberté, au milieu du champ de pierres, dans le silence de la nuit. p219 ’ ‘Alors, maintenant, Lalla est ivre de liberté. p331 ’ ‘Il ne faut pas qu'elle hésite, sinon l'ivresse du vent et de la lumière va partir, les laisser à eux-mêmes, et ils n'auront plus le courage d'être libres. p334 ’

Nous pensons que la meilleure façon de bien connaître "le vouloir" de Lalla, consiste à chercher les indices disséminés dans la deuxième partie appelée "la vie chez les esclaves", où le lecteur se rend compte que Lalla n'est pas contente de son séjour à Marseille, et où transparaît une volonté de quitter la ville pour être en "conjonction86" avec un autre objet tant voulu et recherché:

‘Elle voudrait tant s'en aller, marcher à travers les rues de la ville jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de maisons, plus de jardins, même plus de routes, ni de rivage, mais un sentier, comme autrefois, qui irait en s'amenuisant jusqu'au désert. p273’

Dans l'exemple qui précède, il est clair que Lalla veut quitter la ville de Marseille avec "elle voudrait tant s'en aller, marcher à travers les rues de la ville jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de maisons, plus de jardins", et cela pour trouver un endroit comme avant de partir de chez elle: "mais un sentier, comme autrefois, qui irait en s'amenuisant jusqu'au désert."

Dans l'exemple qui suit le vouloir consiste à être entourée par la nuit, à sentir la terre dure, entendre les craquements du froid et les cris des engoulevents, à marcher jusqu'aux collines de pierres, comme dans la première partie:

‘Elle pense qu'elle aimerait pousser la porte et être dehors tout de suite, comme autrefois, entourée par la nuit profonde aux milliers d'étoiles. Elle sentirait la terre dure et glacée sous ses pieds nus. Elle entendrait les craquements du froid, les cris des engoulevents, le hululement de la chouette, et les aboiements des chiens sauvages. Elle pense qu'elle marcherait, comme cela, seule dans la nuit, jusqu'aux collines de pierres, au milieu du chant des criquets, ou bien le long du sentier des dunes, guidée par la respiration de la mer. p286 Elle pense un instant à l'arbre qu'elle aimait là-bas, lorsque le vieux Naman allait réparer ses filets en racontant des histoires. p303 ’

Dans l'extrait qui précède, Lalla veut être "conjointe" à l'arbre (le figuier) au bord de la mer comme dans la première partie; dans l'exemple qui suit elle veut trouver une cachette comme autrefois, en haut de la falaise:

‘Où aller, où disparaître ? Lalla voudrait trouver une cachette, enfin, comme autrefois, dans la grotte du Hartani, en haut de la falaise, un endroit d'où on verrait seulement la mer et le ciel. p328 ’

Ce vouloir d'être conjointe à un objet se trouve rattaché la plupart du temps à la nature comme "sentiers", "arbre", "étoiles", aux "animaux" comme les cris des engoulevents et les aboiements des chiens, mais aussi à des personnages comme le Hartani:

‘De toutes ses forces, elle scrute l'ombre, comme si son regard allait pouvoir ouvrir à nouveau le ciel, faire resurgir les figures disparues…et eux tous, le vieux Naman, les filles de la fontaine, le Soussi, les fils d'Aamma, et lui surtout le Hartani, tel qu'il était immobile dans la chaleur du désert…p287 ’

Tous ces exemples tirés de la deuxième partie permettent au lecteur d'inférer que le vouloir de Lalla dans la première partie se réfère à tout ce qu'on a vu dans la partie consacrée à l'harmonie avec la nature, en l'occurrence la conjonction avec la nature et les différents éléments qui la composent: les insectes, les animaux les oiseaux, la mer, le désert, le ciel…mais aussi des personnages comme Naman, le Hartani, et Es Ser.

Le vouloir de Lalla se trouve parfois à l'antipode de celui des autres personnages: en effet si les garçons d'Aamma écoutent les histoires de Naman sur la vie Marseille, c'est pour savoir combien on gagne d'argent, combien coûtent les habits et l'auto, alors que Lalla écoute les mêmes histoires juste pour rêver avec les noms des villes (page 102).

Lalla, tout comme le Hartani, aiment bien passer leur temps "à chercher les odeurs", ou "voir voler lesoiseaux ":

‘C'est le Hartani qui lui a appris à rester ainsi sans bouger, à regarder le ciel, les pierres, les arbustes, à regarder voler les guêpes et les mouches, à écouter le chant des insectes cachés, à sentir l'ombre des oiseaux de proie et les tressaillements des lièvres dans les broussailles. p113’

, et cela contrairement aux habitants de la Cité qui eux, n'ont pas le temps de chercher les odeurs:

‘Lalla aime passer les jours avec le Hartani. Elle est la seule à qui il montre toutes ces choses. Les autres, il s'en méfie, parce qu'ils n'ont pas le temps d'attendre, pour chercher les odeurs, ou pour voir voler les oiseaux du désert. p131’

Quand il s'est vu imposer le vouloir de sa mère (chapitre sept, deuxième partie) en l'occurrence, de le vendre à un homme, Radicz l'accepte:

‘…un jour, j'ai voulu m'en aller, et le patron m'a rattrapé et il m'a battu, et il m'a dit que je ne pouvais plus retourner avec ma mère parce qu'elle m'a vendu…alors après cela, je ne suis plus parti de chez lui…p340’

Il est bien dit que Radicz a tenté, au début, de s'enfuir de chez son nouveau patron, mais à la fin il a décidé de rester avec lui, en acceptant le vouloir de sa mère d'être vendu, et le vouloir de son patron de devenir mendiant, puis voleur:

‘Mais maintenant le patron dit que je suis trop vieux pour mendier…il veut que je travaille sérieusement, il m'apprend à piquer dans les poches, dans les magasins…p341 ’

Si Radicz accepte à la fin le vouloir de l'autre, Lalla, par contre:

‘"Tu ne peux pas m'obliger à épouser cet homme !" dit Lalla.’ ‘"Ce sera un bon mari pour toi", dit Aamma…’ ‘"Je ne veux pas me marier, jamais !" p193 ’
Notes
86.

"Conjonction" est un terme qui réfère à la sémiotique de Greimas.

87.

Cette notion de "contrat" est introduite par A. J. Greimas; dans le Dictionnaire raisonné (1979), le "contrat" est défini comme le fait d'établir, de "contracter" une relation intersubjective qui a pour effet de modifier le statut (l'être et/ou le paraître) de chacun des sujets en présence". Voir entrée contrat.

Dans notre exemple, Lalla a rompu le contrat justement parce qu'elle refuse de changer, ou modifier son statut d'être libre.