7.10. Lalla: un personnage animé par des passions contradictoires.

Nous avons vu, plus haut88, que la passion ou la catégorie thymique concerne le sujet d'état (ou l'être de l'actant): ce dernier étant défini par A. J Greimas comme foncièrement inquiet:

‘On dira plutôt que les sujets d'état sont par définition des sujets inquiets. (1983: 102) ’

Il se trouve que Lalla est soumise à la "passion", et le fait que cette passion soit contradictoire prouve au lecteur que ce personnage est inquiet.

Dans l'exemple qui suit, il est dit que Lalla "aime" ce que Naman raconte à propos de la vie à Marseille:

‘Même si ça n'est pas tout à fait vrai, Lalla aime ce qu'il raconte. Elle l'écoute attentivement, quand il parle des grandes villes blanches au bord de la mer, avec toutes ces allées de palmiers, ces jardins qui vont jusqu'en haut des collines…p103’

L'emploi du verbe "aimer", relayé par "elle l'écoute attentivement" démontre que le lecteur se trouve dans l'axe euphorique, mais au même chapitre et à la page105, ce même lecteur est dérouté en passant juste après à l'axe dysphorique avec la "peur" ressentie par Lalla:

‘Naman parle de tout cela avec un air sombre, et Lalla sent le froid qui passe dans les yeux du vieil homme. C'est une impression étrange, qu'elle ne connaît pas bien, mais qui fait peur et menace, comme le passage de la mort, le malheur. p105’

Dans l'exemple qui suit:

‘Le boyau s'enfonce loin sous la terre. Lalla a un peu peur, parce que c'est la première fois qu'elle descend à l'intérieur de la terre. Mais le berger serre fort sa main, et cela lui donne du courage. p126 ’

, le lecteur est surpris de passer en quelques lignes de "la peur", à une passion opposée en l'occurrence le "courage".

Même remarque dans l'extrait qui suit, où Lalla éprouve d'abord l'ivresse(l'axe euphorique), puis la peur "elle a peur"(l'axe dysphorique), ce qui ne manque pas de surprendre le lecteur. Cet axe euphorique est relayé par des expressions, démontrant que Lalla est contente: "elle voudrait bien arriver jusqu'à son règne, être tout à fait avec lui, pour qu'il puisse enfin entendre":

‘Lalla sent la chaleur du corps du berger, tout près d'elle, et la lumière de son regard entre elle peu à peu. Elle voudrait bien arriver jusqu'à lui, jusqu'à son règne, être tout à fait avec lui, pour qu'il puisse enfin l'entendre… C'est une ivresse qu'elle ne connaît pas encore, née de l'ombre de la grotte, en quelques instants, comme si depuis longtemps les murailles de pierre et l'ombre humide attendaient qu'ils viennent, pour libérer son pouvoir… L'odeur de chèvre et de mouton du Hartani se mêle à l'odeur de la jeune fille. Elle sent la chaleur de ses mains, la sueur mouille son front et colle ses cheveux. Tout d'un coup, Lalla ne comprend plus ce qui lui arrive. Elle a peur, elle secoue la tête et cherche à échapper à l'étreinte du berger qui maintient ses bras…pp139-140’

Au chapitre onze, le jour où l'on s'apprête de tuer le mouton, et contrairement aux habitants de la Cité, Lalla n'est pas contente:

‘Les hommes et les femmes sont joyeux, tout le monde est joyeux parce que c'est la fin du jeûne et qu'on va pouvoir manger sans arrêter jusqu'à ce qu'on soit repu. Mais Lalla n'arrive pas à être tout à fait contente à cause du mouton… Lalla s'échappe jusqu'à la mer, pour ne pas entendre les cris déchirants du mouton qu'on tire jusqu'à la place de terre battue…pp172-173’

Mais quelques paragraphes après, le lecteur apprend que Lalla est retournée à la Cité:

‘Mais Lalla ne tarde pas à revenir, parce qu'il y a au fond d'elle ce désir qui vibre, cette faim. Quand elle retourne près de la maison d'Aamma, elle entend le bruit clair du feu qui crépite, elle sent l'odeur exquise de la viande qui grille… Ensuite, elle appelle Lalla, parce que c'est le moment de boucaner. Ça c'est aussi un des moments de la fête que Lalla préfère. p173’

Une sorte de basculement déroute le lecteur, qui de l'affirmation que Lalla n'est pas contente de tuer le mouton (l'axe dysphorique), se trouve devant un personnage qui affirme aimer le moment où l'on boucane la viande du mouton pour la manger(l'axe euphorique) .

Pour conclure, disons que c'est dans l'oscillation entre deux passions opposées que se construit le désarroi du lecteur.

Notes
88.

Voir page 223.