8.3. Les habitants de la Cité.

Ces habitants sont pauvres:

‘Parfois la tempête est très dure, elle balaie tout. Il faut reconstruire la ville le lendemain. Mais les gens font ça en riant, parce qu'ils sont si pauvres qu'ils n'ont pas peur de perdre ce qu'ils ont. p90 ’

Ils apparaissent comme superstitieux à l'image d'Aamma, la tante de Lalla, qui refuse de parler beaucoup, quand il s'agit de personnes vénérées à l'égal des saints, comme l'Homme Bleu, et Ma el Aïnine:

‘…elle ne dit jamais beaucoup de paroles quand il s'agit de l'Homme Bleu ou de Moulay Ahmed ben Mohamed el Fadel, celui qu'on appelait Ma el Aïnine, l'Eau des Yeux. p90 ’

Aamma ne veut pas parler de la mort de la mère de Lalla le jour de la fête:

‘"Ce n'est pas bien de parler de cela, un jour de fête" dit Aamma. p178 ’

À côté de la parole-interdite par la société dans certaines circonstances, on a la parole qui permet à cette même société de catégoriser les gens, comme:

‘…et Lalla l'aime bien, quoiqu'on dise un peu partout que c'est un paresseux. p101 ’ ‘Les gens ont peur du Hartani, ils disent qu'il est mejnoun, qu'il a des pouvoirs qui viennent des démons. Ils disent qu'il sait commander aux serpents et aux scorpions, qu'il peut les envoyer pour donner la mort aux bêtes des autres bergers. p112 ’

,"qu'il est magicien, qu'il a le mauvais œil" (page 131), et "qu'il a les esprits malins" (page 135).

Des termes comme "mejnoun90", "des démons", "magicien", "le mauvais œil"…indiquent que cette société croient encore dans les esprits, et le pouvoir que possède l'autre de faire du mal en association avec les esprits.

Il faut relever ici toute la différence entre le Hartani tel que vu par Lalla (voir ci-dessous la partie description) où le lecteur se trouve devant une description qui se contente de rapporter ce que les yeux de Lalla voient, et la description du même personnage par les habitants, qui s'appuie sur la parole et le préjugé, ou la parole-préjugé.

Par ses catégorisations, cette société n'accepte pas l'autre en l'excluant, du moment qu'il est différent d'elle.

Cette société croit encore dans la présence de la magie, ainsi les garçons ne s'aventurent pas dans le plateau blanc, car il y a des signes sur les roches qu'ils considèrent comme des signes de magie (page 95):

‘Sur certaines roches il y a de drôles de signes qu'elle ne comprend pas, des croix, des points, des taches en forme de soleil et de lune, des flèches gravées dans la pierre. Ce sont des signes de magie, peut-être; c'est ce que disent les garçons de la Cité...p95 ’

, et voient le Hartani comme un magicien (page 131).

Outre le fait qu'elle croit dans les démons et les esprits malins (les djinn), cette société est encore habitée par des croyances dans les miracles comme le miracle de la source d'eau que l'Homme Bleu a fait jaillir près de la maison de la vieille femme (chapitre six, première partie), ou cette faculté que possède de l'Homme Bleu à parler aux abeilles et aux guêpes, ou à commander au vent et à la pluie (chapitre onze, première partie).

Cette société croit aussi dans le pouvoir d'interpréter les rêves et de dire l'avenir comme le faisait la mère de Lalla (première partie, chapitre onze):

‘...elle savait interpréter les rêves, et dire l'avenir, et retrouver les objets perdus. p181 ’

Cette société est matérialiste, et donne de l'importance à tout ce qui génère du profit: ainsi les fils d'Aamma demande à Naman "l'argent qu'on peut gagner", "combien coûtent les habits"…:

‘Eux, ce sont des choses sérieuses qu'ils veulent savoir, pas des noms pour rêver. Ils demandent à Naman l'argent qu'on peut gagner, le travail, combien coûtent les habits, la nourriture, combien coûte une auto, s'il y a beaucoup de cinémas. p102 ’

, et cela contrairement à Lalla qui écoute les histoires de Naman juste pour le plaisir d'écouter les noms des villes:

‘Lalla aime bien entendre les noms des villes, et elle demande souvent Naman de les lui dire comme cela, rien que les noms, lentement, pour avoir le temps de voir les choses qu'ils cachent. p102 ’

Le matérialisme de cette société se concrétise quand Aamma propose à Lalla de se marier à l'homme au veston, parce qu'il est riche, et qu' il "connaît beaucoup de gens puissants":

‘"Ce sera un bon mari pour toi", dit Aamma. "Il n'est plus très jeune, mais il est riche, il a une grande maison à la ville, et il connaît beaucoup de gens puissants. Tu dois l'épouser." p193 ’

Cette société voit dans les relations entre les hommes basées sur l'utilité et l'intérêt, comme le font les fils d'Aamma, quand ils apprennent que Naman a frère à Marseille:

‘…mais ils ne disent rien, parce que Naman a un frère qui est resté à Marseille et qui peut leur être utile un jour. p103’

La société dans laquelle vit Lalla est une société qui exige le respect total des règles: ainsi pendant le mois du jeûne (première partie, chapitre onze), il y a une série de prescriptions édictées qu'il faut suivre: comme de manger peu avant et après le lever et le coucher du soleil, de ne pas aller à l'école pour les enfants, et de ne pas aller aux champs pour les femmes.

Mais:

‘Quand on jeûne, c'est comme cela, on jeûne aussi avec les mots et avec toute la tête. Et on marche lentement, en traînant un peu les pieds, et on ne montre pas les choses ou les gens du doigt, on ne siffle pas avec la bouche. p168’

Ces prescriptions ont une valeur contraignante pour la spontanéité des enfants, qui oublient qu'ils jeûnent, et transgressent par la même les lois:

‘Les enfants oublient de temps en temps qu'on jeûne, parce que c'est difficile de se contenir tout le temps. Alors ils éclatent de rire, ou bien ils partent en courant à travers les rues, en soulevant des nuages de poussière et en faisant aboyer tous les chiens. Mais les vieilles leur crient après et leur jettent des pierres, et ils s'arrêtent de courir au bout d'un moment. p168’

Dans l'exemple précédent, les vieilles jettent aux enfants les pierres pour leur rappeler qu'ils ont enfreint les règles relatives au jeûne.

Une société pour qui le sens de "l'honneur" et de "l'affront" est très important: ainsi elle autorise Naman à tuer le mouton le jour de la fête, car il est juif, et qu'il peut le tuer "sans déshonneur" (page 173); et Aamma a peur de l'affront devant les autres que peut causer le refus de Lalla de se marier avec l'homme riche:

‘"Je t'ai élevée comme ma fille, je t'aime, et toi, aujourd'hui, tu veux me faire cet affront." p193 ’

De même que cette société favorise le devoir et la nécessité d'obéir, comme l'exige le Bareki, le fils aîné d'Aamma, quand Lalla refuse le mariage:

‘"…tu dois obéir à ta tante". p193’
Notes
90.

Mejnoun réfère à djinn.