8.4. "Les paumés 91 " et les exclus.

Le deuxième texte de Désert constitue à notre sens une sorte d'hommage aux pauvres, aux paumés, aux exclus, et aux faibles; comme ces petites filles des familles pauvres qui travaillent dans l'atelier de Zora:

‘Celles qui sont maigres et craintives comme des chiennes, les filles des mendiants, les filles abandonnées. p188 ’

, et que Zora frappe à coups de canne, dès qu'elles ralentissent leur travail, (première partie, chapitre douze).

Ces petites filles faibles et pauvres sont "à l'honneur", puisqu'elles se trouvent décrites les premières, et cela bien avant Zora, la patronne de l'atelier:

‘Devant les métiers, de petites filles sont accroupies, ou assises sur des tabourets. Elles travaillent vite, poussent la navette entre les fils de la chaîne, prennent les petits ciseaux d'acier, coupent les mèches, tassent la laine sur la trame. La plus âgée doit avoir quatorze ans, la plus jeune n'a probablement pas huit ans. Elles ne parlent pas, elles ne regardent même pas Lalla qui entre dans l'atelier avec Aamma et la marchande de tapis. La marchande s'appelle Zora, c'est une grande femme vêtue de noir, qui tient toujours dans ses mains grasses une baguette…p187 ’

Une autre catégorie se trouve "à l'honneur": c'est celle des prostituées, comme celle vue par Lalla (deuxième partie, chapitre cinq):

‘Ensuite la petite porte verte de l'immeuble s'ouvre complètement, et maintenant sur le trottoir, en face de Lalla, une femme est immobile… C'est une femme très petite, presque une naine, au corps large, à la tête enflée posée sur ses épaules, sans cou. Mais son visage est enfantin, avec une toute petite bouche couleur cerise, et des yeux très noirs entourés d'un cerne vert. Ce qui étonne le plus en elle, après sa petite taille, ce sont ses cheveux: courts, bouclés, ils sont d'un rouge de cuivre qui étincelle bizarrement à la lumière du couloir derrière elle, et font comme une auréole de flamme sur sa tête de poupée grasse, comme une apparition surnaturelle. Lalla regarde les cheveux de la petite femme, fascinée, sans bouger, presque sans respirer. Le vent froid souffle avec violence autour d'elle, mais la petite femme reste debout devant l'entrée de l'immeuble, avec ses cheveux qui flamboient sur sa tête. p313 ’

Lalla est fascinée par cette prostituée: "Lalla regarde les cheveux de la petite femme, fascinée, sans bouger…ses cheveux font comme une auréole de flamme sur sa tête de poupée grasse, comme une apparition surnaturelle".

De par les termes utilisés, il est clair que le lecteur est devant la glorification de la prostituée avec: "comme une auréole de flamme", "comme une apparition surnaturelle".

Quand Lalla est devenue une célèbre cover-girl, elle donne de l'argent aux pauvres qui croient qu'elle est une prostituée, ce qui est une autre manière de glorifier les prostituées:

‘Elle donne de l'argent aux gitanes voilées…aux clochards allongés sur les bancs…Tous, ils la connaissent bien, et quand ils la voient arriver, ils la regardent avec des yeux qui brillent. Les clochards croient qu'elle est une prostituée, parce qu'il n'y a que les prostituées qui leur donnent tant d'argent. p352 ’

Ce qui est présupposé, ici, c'est la générosité des prostituées, malgré leur marginalité dans la société.

L'Hôtel Sainte Blanche dans lequel Lalla travaille, est habité par des pauvres:

‘L'hôtel n'est habité que par des gens minables, des pauvres, des hommes uniquement. p290 ’

Quand Lalla commence à se promener dans les rues de la ville de Marseille, elle note qu'il y a beaucoup de pauvres à Marseille:

‘Dans les quartiers où il y a du monde, il y a beaucoup de gens pauvres, et ce sont eux surtout que Lalla regarde. Elle voit des femmes en haillons, très pâles malgré le soleil, qui tiennent par la main de tout petits enfants. Elle voit des hommes vieux, vêtus de longs manteaux rapiécés, des ivrognes aux yeux troubles, des clochards, des étrangers qui ont faim, qui portent des valises de carton et des sacs de provisions vides. Elle voit des enfants seuls, le visage sali, les cheveux hérissés, vêtus de vieux vêtements trop grands pour leurs corps maigres; ils marchent vite comme s'ils allaient quelque part, et leur regard est fuyant et laid comme celui des chiens perdus. pp269-270’

Cette ville est entièrement habitée par les malheureux:

‘Ce sont les marques de la solitude, de l'abandon, comme si les hommes avaient déjà fui cette ville, ce monde, qu'ils les avaient laissés en proie à la maladie, à la mort, à l'oubli. Comme s'ils ne restaient plus que quelques hommes dans ce monde, les malheureux qui continuaient à vivre dans ces maisons qui s'écroulent, dans ces appartements déjà semblables à des tombeaux…p307 ’

L'une des figures de style les plus utilisée dans Désert est la répétition, et le fait que cette figure soit utilisée à maintes reprises pour évoquer les pauvres, constitue un indice pour le lecteur qui l'interprète comme un hommage qui leur est rendu:

‘Dans les quartiers où il y a du monde, il y a beaucoup de gens pauvres, et ce sont eux surtout que Lalla regarde. p269’ ‘Il y a beaucoup de mendiants. Les premiers temps, quand elle venait d'arriver, Lalla était étonnée. Maintenant, elle s'est habituée. Mais elle n'oublie pas de les voir, comme la plupart des gens de la ville, qui font juste un petit détour pour ne pas marcher sur eux, ou bien même qui les enjambent, quand ils sont pressés. p275 ’ ‘Mais il est pauvrement vêtu, avec un vieux pantalon taché et déchiré, des tas de vieux tricots enfilés les uns par-dessus les autres, et un veston d'homme trop grand pour lui. Il est pieds nus dans des chaussures de cuir noir. p276 ’ ‘…il y a des pauvres vêtus de costumes élimés…p293’ ‘Maintenant, Lalla les voit, de nouveau…: les mendiants, les vieillards aveugles aux mains tendues, les jeunes femmes aux lèvres gercées, un enfant accroché à leur sein flasque, les petites filles vêtues de haillons, le visage couvert de croûtes, qui s'accrochent aux vêtements des passants, les vieilles couleur de suie, aux cheveux emmêlés…p310’ ‘Ou bien elle parcourt les rues de la ville, à la recherche des mendiants aux coins des murs, et elle leur donne l'argent…p352’

Deux autres indices viennent renforcer le lecteur dans son interprétation que le deuxième texte de Désert est un hommage aux pauvres (deux indices liés à Lalla):

‘…il y a beaucoup de gens pauvres et, ce sont eux surtout que Lalla regarde. p269 ’

, et contrairement, aux gens de la ville, "elle n'oublie pas de les voir" (page 275), et elle les cherche pour leur donner de l'argent, (page 352).

‘Mais elle ne veut pas dormir. Où pourrait-elle s'abandonner, s'oublier ? La ville est trop dangereuse, et l'angoisse ne laisse pas les filles pauvres dormir, comme les enfants de riches. p307 ’

Un autre hommage est rendu à une autre catégorie exclue dans la ville de Marseille: il s'agit des immigrés:

‘Il y a tous ceux que la pauvreté a conduits ici, les Noirs débarqués des bateaux…avec pour tout bagage un sac de plage; les Nord-Africains, sombres, couverts de vieilles vestes, coiffés de bonnets de montagnes ou de casquettes…; des Turcs, des Espagnols, des Grecs, tous l'air inquiet et fatigué… Lalla les regarde, à peine cachée entre la cabine du téléphone… pp272-273 ’

, il y a aussi des "Juifs, qui viennent de partout, mais ne parlent jamais tout à fait la langue de leur pays; "des Portugais…des Italiens…des Yougoslaves…des Arméniens, des Lithuaniens…", (page 283).

Il y a aussi ce vieil Oranais, l'Espagnole et ses six enfants qui dorment tous dans la même chambre, le ménage étranger, lui Italien, elle Grecque; et l'enfant de la femme tunisienne, qui tousse tout le temps (chapitre cinq, deuxième partie); il y a aussi ce jeune Noir africain Daniel, qui joue au football, et M. Ceresola, un vieil Italien qui connaît la mort (chapitre six, deuxième partie).

Et le lecteur n'oublie pas que Lalla est elle-même une immigrée qui a quitté la Cité pour fuir l'homme riche qui voulait se marier de force avec elle.

Tous ces immigrés sont à l'honneur, car ils ont daigné quitter leur terre et leurs familles, pour chercher fortune ailleurs.

Notes
91.

Terme emprunté à J. Onimus, (1994 :94).

92.

Nous savons que Lalla jouit de la "sympathie" du lecteur, et le fait qu'elle soit pauvre et immigrée contribue à ce que ce lecteur "sympathise" aussi avec les autres pauvres et immigrés.