9. Le nom propre dans Désert.

9.1. Plusieurs noms pour un même personnage.

Le lecteur ne manque pas de noter que le personnage dans Désert se trouve doté parfois de plusieurs noms propres en même temps ce qui pose le problème de l'instabilité qui se répercute, selon nous, sur le travail interprétatif de ce même lecteur.

Le premier nom introduit dans le deuxième texte de Désert se rattachant à un personnage, est celui de "Lalla", et cela dès l'incipit. Mais le lecteur apprend quelques pages après que ce personnage possède un autre nom qui est "LallaHawa":

‘…quand on lui demandait ton nom, elle disait que tu t'appelais comme elle, LallaHawa…p89’

Après avoir appris que Lalla porte aussi le nom de "Lalla Hawa", le lecteur se rend compte qu'un troisième nom vient se rattacher à ce personnage:

‘Quand l'homme de la Croix-Rouge dit son nom, il fait comme un aboiement et Lalla ne comprend pas. Alors il répète en criant: "Hawa ! Hawa ben Hawa !" Lalla court, sa valise brinquebalant au bout de son bras. p264 ’

Ce nouveau nom n'est autre que "Hawa ben Hawa", alors que dans la première partie il y avait "Lalla" et "Lalla Hawa".

Le lecteur note bien que dans l'exemple précédent (de la page 264), le même personnage est désigné par un autre nom, en l'occurrence "Lalla" dans "Lalla court…", d'où le constat de l'emploi de deux noms successifs; le même mécanisme se répète dans l'exemple qui suit, où c'est "Lalla" qui est employé, puis "Hawa":

‘Maintenant, Lalla regarde ses photos sur les feuilles des magazines, sur les couvertures…D'abord, ce n'est pas elle. C'est Hawa, c'est le nom qu'elle s'est donné…p345 ’

Il arrive que le lecteur rencontre l'emploi de trois noms successifs pour un seul et même personnage comme dans l'exemple qui suit avec "Lalla", "Hawa" et "Lalla Hawa":

‘Les lettres disent quelquefois des choses extraordinaires, des choses très bêtes…Lalla se met à rire: ’ ‘"Quels menteurs !" ’ ‘Quand le photographe lui montre les photos qu'il vient de faire, Hawa avec ses yeux en amande , brillants comme des gemmes, et sa peau couleur d'ambre, pleine d'étincelles de lumières, et ses lèvres au sourire un peu ironique, et son profil aigu, Lalla Hawa se met à rire encore…p347’

Dans l'exemple qui suit, l'instabilité au niveau de la dénomination se poursuit, puisqu'il y a passage de "Hawa" à "Lalla Hawa" et puis de "Lalla Hawa" à "Hawa"; et quand le lecteur note qu'enfin une stabilité se met en place, avec l'emploi double et successif de "Lalla Hawa", et "Hawa", il se trouve vite désillusionné, car tout simplement un autre nom est utilisé:

‘Puis elle emmène Hawa dans sa camionnette…Lalla Hawa aime bien voyager dans la camionnette…C'est un rêve peut-être que vit Lalla Hawa…Le photographe ne cesse pas de photographier Hawa…Le visage de Hawa…Les yeux regardent ailleurs, comme fait toujours Lalla Hawa…p348’

Même mécanisme dans l'exemple qui suit, où une stabilité fragile se met en place avec "Hawa" utilisé trois fois successivement, mais juste après le troisième emploi un autre nom apparaît avec "Lalla":

‘Il emmène Hawa en avion…Hawa vêtue d'un imperméable…chaque fois que son regard rencontre celui de Hawa…Lalla se moque de lui…p349 ’

Même remarque pour l'extrait suivant, avec l'emploi successif du même nom, en l'occurrence "Lalla Hawa", puis c'est le changement qui s'opère avec "Hawa":

‘Mais quand le regard de Lalla Hawa passe sur eux…Lalla Hawa veut traverser ces endroits très vite…Lalla Hawa s'assoit dans un coin…Au début, les gens ne font pas attention à Hawa…p354 ’

Dans l'exemple qui suit trois noms différents se trouvent utilisés l'un après l'autre: L'ivresse de la danse s'étend autour d'elle, et les hommes et les

‘femmes, un instant arrêtés, reprennent les mouvements de la danse, mais en suivant le rythme du corps de Hawa… Maintenant, autour de Lalla Hawa, il y a une étendue sans fin de poussière et de pierres…p356 ’ ‘Lentement sans cesser de tourner, Lalla s'écroule sur elle-même…p357’

Dans tous les exemples qui précèdent, à chaque fois une nouvelle instruction vient remplacer une autre, créant une sorte d'instabilité au niveau de l'information du lecteur qui se trouve devant deux, voire trois noms utilisés successivement, au même chapitre.

Enfin, un autre nom vient s'ajouter, toujours pour Lalla, en l'occurrence celui de "Bla Esm":

‘-Je ne m'appelle pas Hawa, quand je suis née je n'avais pas de nom, alors je m'appelais Bla Esm, ça veut dire " Sans Nom". ’ ‘-Alors, pourquoi Hawa ? ’ ‘-C'était le nom de ma mère, et je m'appelle Hawa, fille de Hawa, c'est tout. p353’

Dans ce dernier exemple le lecteur enregistre bien ce nouveau nom, mais se trouve en même temps pris dans la contradiction de Lalla qui nie avoir eu de nom, mais qui affirme quelques lignes après qu'elle s'appelle "Hawa, fille de Hawa".

Comme pour Lalla, "la mère" de Lalla (la mère de Lalla n'existe qu'à travers les histoires que raconte Aamma) est affectée par l'instabilité au niveau de la dénomination, qui rend instable, par la même, l'information du lecteur.

Au chapitre premier de la première partie, Aamma (la tante de Lalla) raconte la naissance de Lalla, et utilise "Hawa" pour la mère:

‘"Quand le jour où tu devais naître est arrivé, c'était peu de temps avant l'été, avant la sécheresse. Hawa a senti que tu allais venir…p88’

, mais quelques lignes après, Aamma utilise un autre nom:

‘"…elle disait que tu t'appelais comme elle, Lalla Hawa, parce que tu étais fille d'une chérifa". p89’

Le lecteur est bien sûr déconcerté, car à l'affirmation d'Aamma que la mère a donné le même nom qu'elle à sa fille, en l'occurrence "Lalla Hawa" (exemple de la page 89), il se rappelle que quelques lignes avant (exemple de la page 88), c'est "Hawa" qui est utilisé par la même tante.

Au chapitre neuf (première partie), Lalla essaie de se souvenir de sa mère, qui est morte il y a si longtemps qu'elle a oublié comment elle était, et voilà que cette mère se voit dotée d'un autre nom, après ceux de "Hawa" et "Lalla Hawa" du chapitre premier: ce nouveau nom est "Oummi":

‘Elle dit quelquefois: "Oummi", comme cela, très doucement, en murmurant. Quelquefois elle lui parle, toute seule…p153 ’

Au chapitre onze (première partie) Lalla demande à sa tante de lui parler de sa mère, et la tante utilise d'abord, "Hawa" pour désigner cette mère:

‘"Parle-moi d'Hawa, s'il te plait Aamma", dit encore Lalla…p174’

, mais quelques lignes après, Aamma emploie un autre, en l'occurrence "Lalla Hawa":

‘"Lalla Hawa (c'est comme cela qu'Aamma l'appelle) était plus âgée que moi…" p174’

Un détail rend ambiguë l'information du lecteur dans le dernier exemple: il s'agit de la parenthèse "c'est comme cela qu'Aamma l'appelle" du dernier extrait, qui suppose qu'Aamma désigne toujours la mère par "Lalla Hawa"; or le lecteur se souvient qu'au premier chapitre (première partie) Aamma a utilise "Hawa" seul:

‘"Quand le jour où tu devais naître est arrivé…Hawa a senti que tu allais venir". p88’

Le lecteur n'est pas au bout de ses surprises, puisqu'il apprend au dernier chapitre de la deuxième partie que Lalla a décidé d'appeler son enfant qui vient de naître "Hawa":

‘Elle sent contre elle le petit être chaud qui se presse contre sa poitrine, qui veut vivre, qui suce goulûment son lait. "Hawa, fille de Hawa", pense Lalla…p423 ’

, et se souvient que Lalla "se désigne" ainsi en répondant à une question d'une journaliste:

‘…et je m'appelle Hawa, fille de Hawa…p353’

Pour conclure, le lecteur note bien que Lalla, son enfant, et la mère de Lalla (trois personnages), ont un même et seul nom: "Hawa", et que Lalla et sa mère ont un autre nom en commun: celui de "Lalla Hawa".

Le lecteur note le même processus d'instabilité du nom propre au premier texte de Désert: ainsi la femme du cheikh Ma el Aïnine qui n'apparaît qu'une seule fois au chapitre six, porte en tout trois noms:

  • dès son apparition deux noms lui sont rattachés "Meymuna Laliyi" et "Lalla Meymuna":
‘…appuyé sur l'épaule de son serviteur, suivi de Meymuna Laliyi, sa première femme… Nour le regardait, silhouette légère…suivie par l'ombre noire de Lalla Meymuna. p400’

Quelques pages après, le lecteur note une régularité avec l'emploi de "Lalla Meymuna":

‘Lalla Meymuna est assise à côté de lui… Lalla Meymuna tourne son visage vers le jeune garçon…’ ‘Lalla Meymuna est immobile, assise près de l'homme…p403’

Une stabilité, bien qu'elle se poursuive dans l'extrait suivant, demeure fragile, puisqu'une autre dénomination est utilisée, en l'occurrence "Meymuna" seul:

‘Lalla Meymuna essuie avec un pan de son manteau noir la sueur…Nour s'approche davantage, et il aide Meymuna à soulever Ma el Aïnine…p404 ’

Dans l'exemple qui suit il y a retour à la stabilité avec l'emploi régulier de "Meymuna":

‘Meymuna allume la lampe à huile…Plusieurs fois dans la nuit, sur un signe de Meymuna…Meymuna qui tient sa main…p406’

, mais cette stabilité n'est que temporaire, puisqu'une page après, "Lalla Meymuna" succède à "Meymuna":

‘…sans entendre la voix de Lalla Meymuna qui pleure…p407’

Le lecteur se trouve pris dans une sorte de fluctuation, puisque de "Lalla Meymuna" il passe à "Meymuna", pour revenir à "Lalla Meymuna"; et quand il croit qu'il y a ancrage et stabilité au niveau de la dénomination (comme c'est le cas dans les exemples des pages 403 et 406), il est vite pris au dépourvu, car un autre nom fait son apparition.

Le tableau suivant permettra de mieux visualiser cette instabilité dénominative de ce personnage:

Page 400 Page 403 Page 404 Page 406 Page 407
-Meymuna Laliyi;
-Lalla Meymuna.
-Lalla Meymuna: répété trois fois. -Lalla Meymuna; Meymuna. -Meymuna: répété trois fois -Lalla Meymuna.

Il y a un autre personnage dont la dénomination crée l'instabilité au niveau de l'interprétation: il s'agit de l'un des fils de Ma el Aïnine; ainsi trois noms sont, tour à tour, employés (avec leur traduction): "Moulay Hiba", "Dehiba, la Parcelle d'Or" et "Moulay Sebaa, le Lion":

‘…Moulay Hiba, celui qu'on appelait Dehiba, la Parcelle d'Or, celui qu'on appelait Moulay Sebaa, le Lion… …avec les deux fils de Ma el Aïnine, Moulay Sebaa, le Lion, et Mohammed Ech Chems…p365’

Toujours au même exemple, le lecteur note quelques lignes après, l'utilisation d'un seul nom: "avec les deux fils…Moulay Sebaa, le Lion"; le lecteur passe ainsi de l'extrême à l'autre avec d'abord l'utilisation de trois noms, et après l'emploi d'un seul nom.

Même mécanisme pour l'exemple qui suit où de la surcharge affectant la dénomination, le lecteur bascule, quelques lignes, à un seul nom:

‘…et son nom a couru sur toutes les lèvres: ’ ‘"Moulay Hiba, celui qu'on appelle Moulay Dehiba, la Parcelle d'Or, Moulay Sebaa, le Lion." ’ ‘…il a continué à courir vers l'endroit où se trouvaient Ma el Aïnine et Moulay Hiba…p369’

Dans l'exemple qui suit, le lecteur remarque que ce personnage:

  • porte un nouveau nom: "Ahmed" dans "Ahmed Hiba" (ce nom n'est pas nouveau à proprement parler, car il est déjà utilisé au chapitre deux -page 38- mais le lecteur le considère comme nouveau par rapport aux exemples des pages 365 et 369, où il n'apparaît pas):
‘Ahmed Hiba, celui qu'ils appellent Moulay Sebaa, le Lion…p376 ’

Quelques pages après (page 382), cette instabilité qui touche le nom de ce personnage, est encore plus marquante, puisque "Ahmed Hiba", de la page 376, est remplacé par "Moulay Hiba", tandis que "Sebaa" apparaît sans "Moulay" (par rapport à l'exemple de la page 376):

‘…Moulay Hiba, celui qu'on appelle Sebaa, le Lion…p382’

Dans l'exemple qui suit, on a "Moulay Sebaa, le Lion":

‘Chaque jour, les hommes du désert regardaient vers la citadelle, là où devait apparaître Moulay Sebaa, le Lion, avec ses guerriers…p426’

, et une page après c'est "le Lion" qui apparaît d'abord seul (avec suppression de son équivalent en arabe "Sebaa"), et quelques lignes après c'est "Moulay Hiba, Moulay Sebaa" qui se trouve utilisé:

‘…et que le Lion allait suivre maintenant… …la rumeur s'est propagée à travers le campement: "Moulay Hiba, Moulay Sebaa, le Lion ! Notre roi !…" p427’

Quelques pages, la dénomination "Moulay Sebaa" (sans sa traduction), est utilisée régulièrement pages 433, 434 et 435:

‘Peut-être même que Moulay Sebaa et ses hommes ont cru un instant…p433 ’ ‘…l'armée de trois mille cavaliers de Moulay Sebaa a commencé à tourner…À l'écart du tourbillon, Moulay Sebaa, vêtu de son manteau blanc…Plusieurs fois, Moulay Sebaa a essayé de donner l'ordre de la retraite…p434’ ‘Moulay Sebaa ne pouvait plus rien…Mais Moulay Sebaa restait immobile…p435’

, vu cette régularité le lecteur croit enfin qu'une stabilité est mise en place; mais il est vite désillusionné, en effet "Moulay Sebaa" disparaît page 437, pour être remplacé par "Moulay Sebaa, le Lion" et avec sa traduction cette fois-ci.

Le tableau suivant permet de mieux voir la distribution instable des noms pour ce personnage:

Page 365 Page 369 Page 376 Page 382 Page 426 Page 427 Page 433 Page 434 Page 435 Page 437
-Moulay Hiba;
-Dehiba, la Parcelle d'Or;
-Moulay Sebaa, le Lion;
-Moulay Sebaa, le Lion.
-Moulay Hiba;
-Moulay Dehiba la Parcelle d'Or;
-Moulay Sebaa, le Lion;
-Moulay Hiba.
-Ahmed Hiba;
-Moulay Sebaa, le Lion.
-Moulay Hiba;
-Sebaa, le Lion.
-Moulay Sebaa, le Lion. -le Lion;
-Moulay Hiba, Moulay Sebaa, le Lion.
-Moulay Sebaa. -Moulay Sebaa;
-Moulay Sebaa,
-Moulay Sebaa.
-Moulay Sebaa;
-Moulay Sebaa.
-Moulay Sebaa, le Lion.