Chapitre 7. Le temps.

Nous souscrivons à l'hypothèse de J. P. Confais selon laquelle la catégorie <temps> ne peut pas être saisie et appréhendée que dans la langue; autrement dit:

‘Si l'on imagine pouvoir définir une catégorie <temps> indépendamment des données linguistiques que sont les signes des langues particulières, en se référant par exemple au temps soi-disant "objectif" des physiciens, comme le fait Heger (1967), on vise une universalité sans avoir la garantie que celle-ci est véritablement indépendante du langage. (J. P Confais; 1995: 161)’

Et le même auteur d'ajouter:

‘Dès lors que l'on sait que la fonction dénotative du langage ne peut se mesurer à une norme de réalité "objective" et que les signes n'ont de sens que par rapport aux autres signes, le linguiste ne peut décrire que les structures qu'il croit déceler dans le système et non le rapport qui existe entre ces structures et une vérité extra-linguistique. (Ibid. : 163) ’

Il est clair que dans notre étude, nous nous contenterons de nous intéresser au temps tel qu'articulé dans le cadre d'un texte littéraire, entendu que ce texte est un ensemble de signes linguistiques liés les uns aux autres.

Paul Ricœur est l'un des chercheurs qui s'est intéressé de plus près au temps dans le texte; il affirme dans Temps et Récit I que

‘le monde déployé par toute œuvre narrative est toujours un monde temporel. (1983: 17)’

, quelques lignes après il ajoute:

‘Le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l'expérience temporelle. (Ibid. : 17)’

Comme nous le remarquons, P. Ricœur s'intéresse à l'une des séquences qui compose un texte97, en l'occurrence le "récit"; rappelons que pour J. M. Adam un texte se compose de cinq types de séquences:

Malgré la restriction opérée par P. Ricœur en s'intéressant uniquement au temps de la séquence narrative, nous pensons néanmoins que les présupposés de ce théoricien sont d'un grand apport pour la "saisie" du temps dans une œuvre fictive.

Pour bien comprendre la thèse de P. Ricœur concernant le temps du récit, il faut cerner de plus près ses présupposés théoriques; en effet les trois études consacrées au temps(Temps et récit I, II, III) sont une sorte de réponse "aux apories" auxquelles se sont heurtés tant de philosophes comme Aristote, Saint Augustin, Kant, Husserl, et enfin Heidegger.

Pour P. Ricœur, ses "apories" trouvent une solution partielle dans toute création poétique, et plus particulièrement dans le récit:

‘La spéculation sur le temps est une rumination inconclusive à laquelle seule réplique l'activité narrative. Non que celle-ci résolve par suppléance les apories. Si elle les résout, c'est en un sens poétique et non théorétique du terme. La mise en intrigue, dirons-nous plus loin, répond à l'aporie spéculative par un faire poétique capable certes d'éclaircir…l'aporie, mais non de la résoudre théoriquement. (Ibid. : 21) ’

Il reste à préciser comment l'activité narrative arrive à résoudre cette aporie temporelle.

Pour ce faire, P. Ricœur introduit le concept de muthos qui signifie "agencement de faits", et auquel se rattachent trois traits: "complétude, totalité, étendue appropriée", (Ibid. : 66).

La complétude exige que l'action soit menée à "son terme", (Ibid. : 71), la totalité qu'il y ait "un commencement, un milieu et une fin", (Ibid. : 66); alors que l'étendue a trait au renversement et au passage de la fortune à l'infortune.

Ces trois traits sont dépourvus de toute caractéristique temporelle:

  • ainsi par exemple, et rien que pour "la totalité", l'accent est mis sur l'absence de hasard et sur la conformité aux exigences de nécessité ou de probabilité qui règlent la succession; si la succession peut
‘être subordonnée à quelque connexion logique, c'est parce que les idées de commencement, de milieu et de fin ne sont pas prises de l'expérience: ce ne sont pas des traits de l'action effective, mais des effets de l'ordonnance du poème. (Ibid. : 66-67)’

; pour le dire autrement, disons que pour P. Ricœur "la connexion logique" opérée par le poème est dénuée de toute temporalité.

Comme nous le remarquons, si le muthos, première étape dans l'élaboration du récit, est atemporel, c'est un autre concept qui va permettre d'introduire le temps dans la mise en forme du récit: il s'agit de la mimésis.

Ce dernier concept se divise en trois moments:

  • la Mimésis I:

C'est l'amont de mimésis II: elle suppose une compétence préalable et une pré-compréhension du monde de l'action acquise par chaque individu; elle comporte trois traits: "structurel", "symbolique", et "temporel":

  • le trait structurel concerne "le réseau conceptuel qui distingue structurellement le domaine de l'action de celui du mouvement physique", (Ibid.: 88); cette action implique des buts, des motifs, des circonstances, une interaction, et une issue.

Ces derniers termes sont dans "une relation d'intersignification", (Ibid.: 89), d'où l'emploi du terme "réseau".

  • le trait symbolique donne à l'action "une valeur relative, qui fait que telle ou telle action vaut mieux que telle autre", (ibid. : 93); bref, ce sont "ces normes immanentes" à une culture qui permettent de juger d'une action "selon une échelle de préférence morale", (Ibid. : 93).

Le dernier trait est temporel, et concerne ce que P. Ricœur appelle le "maintenant existential", c'est-à-dire ce temps de "la souffrance quotidienne", (Ibid. : 99), ou encore ce temps de "l'expérience vive".

  • la Mimésis II:

C'est "la mise en intrigue" à proprement parler; elle est médiatrice à trois titres:

  • d'abord,
‘elle fait médiation entre des évènements ou des incidents individuels, et une histoire prise comme un tout. À cet égard, on peut dire équivalemment qu'elle tire une histoire sensée de – un divers d'évènements ou d'incidents (les pragmatad'Aristote); ou qu'elle transforme les évènements incidents en – une histoire...un événement doit être plus qu'une occurrence singulière. Il reçoit sa définition de sa contribution au développement de l'intrigue. Une histoire, d'autre part, doit être plus qu'une énumération d'évènements dans un ordre sériel, elle doit les organiser dans une totalité intelligible. (Ibid. : 102). ’
  • ensuite, la mise en intrigue
compose ensemble des facteurs aussi hétérogènes que des agents, des buts, des moyens...(Ibid. : 102) ’

, c'est-à-dire tout ce qu'on a vu dans Mimésis I à propos du réseau conceptuel de l'action.

  • enfin, elle concerne aussi les caractères temporels: c'est quand l'intrigue
‘transforme les évènements en histoire. Cet acte configurant consiste à "prendre- ensemble" les actions de détail ou ce que nous avons appelé les incidents de l'histoire; de ce divers d'évènements, il tire l'unité d'une totalité temporelle. (Ibid. : 103) ’
  • la Mimésis III: c'est l'aval de mimésis II

Disons brièvement que cette mimésis

‘marque l'intersection du monde du texte et du monde de l'auditeur ou du lecteur (Ibid. : 109) ’

, et dans notre cas le texte de fiction:

‘l'œuvre écrite est une esquisse pour la lecture; le texte, en effet, comporte des trous, des lacunes, des zones d'indéterminations, voire, comme l'Ulysse de Joyce, met au défi la capacité du lecteur de configurer lui-même l'œuvre que l'auteur semble prendre un malin plaisir à défigurer. Dans ce cas extrême, c'est le lecteur, quasiment abandonné par l'œuvre, qui porte seul ses épaules le poids de la mise en intrigue. (Ibid. : 117) ’

Pour P. Ricœur, tout texte littéraire présuppose un lecteur et lui prévoit un rôle aussi important que le rôle assigné à l'instance de production.

Notes
97.

Voir plus haut la définition que donne ce théoricien du "texte".