1.2. Le temps lointain.

Il existe un temps qui se rapporte à des évènements qui se sont passés et déroulés il y a "longtemps" par rapport au temps vécu par Lalla, ou par d'autres personnages: comme nous le verrons, ce temps lointain est regretté.

Ainsi, les évènements de l'histoire du dauphin racontée par Naman au chapitre premier de la première partie, se sont passés "il y a très longtemps" (page 85); et Lalla regrette ce temps où le dauphin a sauvé un pêcheur, ce qui explique que souvent elle va à la mer dans l'espoir de le voir:

‘Lalla aime bien cette histoire. Elle cherche souvent sur la mer, pour voir le grand dauphin noir, mais Naman lui a dit que tout cela s'était passé il y très longtemps…p85 ’

Quand Aamma raconte l'histoire de l'Homme Bleu, Al Azraq, elle affirme ce qui suit:

‘…c'était il y a longtemps, à une époque que ta mère ni moi n'avons connue… …et en ce temps-là il n'y avait pas un seul étranger dans ce pays, les Chrétiens n'avaient pas le droit d'entrer. En ce temps-là les guerriers du désert étaient invaincus, et toutes les terres du sud étaient à eux…pp119-120’

Dans ce dernier exemple, le lecteur ne manque pas de noter qu'Aamma regrette ce temps lointain où "les Chrétiens n'avaient pas le droit d'entrer" et où "les guerriers du désert étaient invaincus".

Même remarque dans l'exemple suivant où Lalla apprend que Naman déplore le temps "où on ne connaissait pas les Romains":

‘C'était il y a très longtemps…ça s'est passé dans un temps que ni moi, ni mon père, ni même mon grand-père n'avons connu…En ce temps-là, il n' y avait pas les mêmes gens que maintenant, et on ne connaissait pas les Romains…pp145-146 ’

Le lecteur note bien, d'après ces quelques exemples, que Lalla et d'autres personnages, ont conscience d'un temps ancien et lointain qu'ils regrettent, un temps lié à des évènements qui se sont écoulés irrémédiablement, et sans retour.

Et si ce temps ne reviendra plus jamais, il semble que les histoires racontées par Naman et Aamma, et la chanson de la mère de Lalla fredonnée par Aamma (au chapitre onze de la première partie), résistent à l'épreuve du temps qui passe en faisant revivre ce temps ancien.

Le lecteur détient des indices prouvant qu'en écoutant les histoires et les chansons liées au temps lointain et passé, Lalla réagit au niveau de la passion:

‘C'est l'histoire qu'elle aime le mieux au monde. Chaque fois qu'elle l'entend, elle sent quelque chose d'étrange qui bouge au fond d'elle, comme si elle allait pleurer, comme un frisson de fièvre. Elle pense comment tout s'est passé, il y a très longtemps, aux portes du désert, dans un village de boue et de palmes, avec une grande place vide où vrombissent les guêpes, et l'eau de la fontaine qui brille au soleil…Sur la place du village il n'y a personne, car le soleil brûle très fort, et tous les hommes sont à l'abri…p123’

Le lecteur note aussi que le désir de Lalla de se transporter dans ce temps ancien, et de rejoindre le temps lointain, se matérialise au niveau de la temporalité verbale par le surgissement du présent de l'indicatif, après l'emploi d'un passé composé: "elle pense comment tout s'est passé , il y a très longtemps…avec une grande place vide où vrombissent les guêpes, et l'eau de la fontaine qui brille au soleil…".

Quand elle écoute l'histoire de Balaabilou racontée par Naman, dont les évènements se sont déroulés "il y a longtemps", (au chapitre huit de la première partie):

‘C'était il y a très longtemps…ça s'est passé dans un temps que ni moi, ni mon père, ni même mon grand-père n'avons connu…pp145-146’

, Lalla voudrait bien qu'elle "ne finisse jamais":

‘Quand le soir vient, comme cela, sur la plage, tandis qu'on entend la voix grave du vieux Naman, c'est un peu comme si le temps n'existait plus, ou comme s'il était revenu en arrière, à un autre temps, très long et doux, et Lalla aimerait bien que l'histoire de Naman ne finisse jamais…p148 ’

Au chapitre neuf de la première partie, le lecteur apprend que Lalla n'arrive pas à se souvenir ni de sa mère qui est morte il y a si longtemps, ni des mots de sa chanson:

‘Elle ne sait pas bien ce qu'elle doit dire, parce qu'il y a si longtemps qu'elle a même oublié comment était sa mère… Lalla cherche dans sa mémoire la trace des mots que sa mère disait, autrefois, des mots qu'elle chantait. Mais c'est difficile de les retrouver. pp153-154’

Et quand elle demande à sa tante Aamma (au chapitre onze de la première partie) de lui répéter ces mots que la mère "chantait":

‘"Qu'est-ce qu'elle chantait, Aamma ?"’ ‘"C'étaient des chants du Sud, certains dans la langue des chleuhs…" p175’

, Lalla réagit passionnellement, et ne peut pas s'empêcher de pleurer:

‘Ses yeux sont pleins de larmes et son cœur lui fait mal…p176’

La chanson détient donc ce pouvoir de faire renaître des moments passés, et de déclencher des passions; et l'effet de cette chanson se poursuit, même quand Aamma a arrêté de chanter: (toujours au chapitre onze, première partie):

‘Quand Aamma s'en va, Lalla retire le treillis…p182’ ‘Elle entend réellement, à l'intérieur du bruit de la mer et du vent…la douce voix qui répète sa complainte, la voix claire mais qui tremble un peu…Elle chante pour Lalla, pour elle seulement, elle l'enveloppe et la baigne de son eau douce… Mais la voix étrangère fait couler ses larmes tièdes, elle remue au fond d'elle des images qui étaient immobiles depuis des années…p183 ’

Lalla se souvient enfin des mots de la chanson de sa mère et réagit passionnellement: "mais la voix étrangère fait couler ses larmes tièdes, elle remue au fond d'elle des images qui étaient immobiles depuis des années" (page 183), alors que dans l'exemple des pages 153 et 154, n'ayant pas pu se remémorer des mêmes mots, Lalla ne réagit nullement au niveau passionnel.

Le lecteur remarque bien, donc, dans le deuxième texte, qu'il existe des événements enfouis dans le passé lointain qui ne refont surface et ne surgissent qu'à l'aide de la chanson et des histoires: cette chanson et ces histoires s'appuient sur la parole qui se transmet d'une génération à l'autre:

‘"C'étaient des chants du Sud, certains dans la langue des chleuhs, des chants d'Assaka, de Goulimine…’ ‘"Un jour, oh, un jour, le corbeau deviendra blanc, la mer s'asséchera..." p175 ’ ‘Même, elle chante un peu pour elle-même, entre ses dents, un peu pour l'enfant qui cesse de la battre et l'écoute, la chanson ancienne, celle que chantait Aamma, et qui venait de sa mère: "Un jour, le corbeau sera blanc, la mer s'asséchera..." p410’

Même remarque pour la chanson "méditerranée" que le lecteur retrouve au chapitre premier de la première partie (page 77), et au dernier chapitre de la deuxième partie (page 411).

Les rêves et les souvenirs permettent également de faire revivre des moments du passé lointain, qui semblent "ensevelis" pour toujours, mais qui reviennent après une longue disparition; ainsi au chapitre deux (première partie), Lalla se souvient du désert d'où elle est partie il y a longtemps:

‘Elle ne connaît pas celui qu'elle appelle Es Ser, elle ne sait pas qui il est, ni d'où il vient, mais elle aime le rencontrer dans ce lieu, parce qu'il porte avec lui, dans son regard et dans son langage, la chaleur des pays de dunes et de sable, du Sud, des terres sans arbres et sans eau. p97’ ‘Lalla voit devant elle, comme avec les yeux d'un autre, le grand désert où resplendit la lumière… Alors, pendant longtemps, elle cesse d'être elle-même; elle devient quelqu'un d'autre, de lointain, d'oublié. Elle voit d'autres formes, des silhouettes d'enfants, des hommes, des femmes, des chevaux, des chameaux…elle voit la forme d'une ville, un palais de pierre et d'argile…p98’

Le lecteur observe bien dans les derniers exemples que ce souvenir se rapporte à un temps lointain témoignant l'emploi de "lointain" dans l'exemple de la page 98: "elle devient quelqu'un d'autre, de lointain".

Même remarque au chapitre treize de la première partie, où Lalla fait un rêve qui se rapporte au passé lointain, toujours en rapport au désert "c'est un rêve qui…existait ici sur le plateau de pierres longtemps avant elle":

‘C'est un rêve qui vient d'ailleurs, qui existait ici sur le plateau de pierres longtemps avant elle, un rêve dans lequel elle entre maintenant, comme en dormant, et qui étend sa plage devant elle… Le vent l'emporte sur la route sans limites, l'immense plateau de pierres où tourbillonne la lumière. Le désert déroule ses champs vides, couleur de sable, semés de crevasses…’ ‘Mais Lalla ressent le bonheur, parce qu'elle reconnaît chaque chose, chaque détail du paysage…p204’

Dans les deux derniers exemples, Lalla veut être en conjonction101 avec ce temps lointain témoignant son état passionnel: "Lalla ressent le bonheur" (page 204), et elle aime rencontrer Es Ser "parce qu'il porte avec lui, dans son regard et dans son langage, la chaleur des pays de dunes et de sable, du Sud...".

Notes
101.

"Conjonction" dans le sens donné par A. J. Greimas: dans notre exemple Lalla veut être en conjonction avec l'objet de valeur "temps lointain".