1.4. Le temps duratif.

Il y a des indices dans le deuxième texte qui orientent le lecteur dans son interprétation que Lalla est consciente du fait que le temps s'écoule malgré tout, comme quand elle s'est rendu compte que le visage du Hartani a changé:

‘C'est terrible, parce que Lalla voudrait bien retenir le temps où le Hartani avait l'air heureux, son sourire, la lumière qui brillait dans ses yeux. Mais c'est impossible. Tout d'un coup le Hartani s'en va, comme un animal. p135 ’

Ou quand elle s'est aperçue qu'elle a grandi, après sa dispute avec Zora, la patronne de l'atelier de tapis:

‘Elle regrette un peu, parfois, le temps où elle était vraiment petite, quand elle venait juste d'arriver...p190 ’

C'est pourquoi Lalla préfère voir l'instant s'étirer et durer -à défaut de se maintenir figé- d'où l'idée que voir le temps se prolonger est, en quelque sorte, une solution contre son irrémédiable passage.

En effet, dans l'exemple qui suit, Lalla aime le bruit de l'air, car il est "plus long et plus lent" que le bruit de la mer:

‘C'est bien, l'après-midi, sur le plateau de pierres…on n'entend plus que le bruit de l'air qui siffle sur la terre, entre les broussailles. Ça fait un bruit comme la mer, mais plus lent et plus long. p138’

Même remarque dans l'extrait suivant:

‘Quand le soir vient, comme cela, sur la plage, tandis qu'on entend la voix grave du vieux Naman, c'est un peu comme si le temps n'existait plus, ou comme s'il était revenu en arrière, à un autre temps, très long et doux, et Lalla aimerait bien que l'histoire de Naman ne finisse jamais, même si elle devait durer des jours et des nuits, et qu'elle et les autres enfants s'endormaient, et quand ils se réveilleraient, ils seraient encore là à écouter la voix de Naman. p148 ’

, où "long" est l'une des propriétés se rattachant au temps, alors que "doux", démontre que le temps qui dure et se prolonge, est ce temps tant convoité par Lalla.

Dans l'exemple suivant, l'homme riche revient dans la maison d'Aamma dans l'espoir d'épouser Lalla, mais cette dernière s'échappe:

‘L'homme se trompe sur son regard, il fait un pas vers elle, en tendant les cadeaux. Mais Lalla bondit aussi vite qu'elle peut, elle s'en va en courant, sans se retourner, jusqu'à ce qu'elle sente sous ses pieds le sable du sentier qui mène vers les collines de pierres… ’ ‘Chaque fois que Lalla arrive dans ce pays, elle sent qu'elle n'appartient plus au même monde, comme si le temps et l'espace devenaient plus grands, comme si la lumière ardente du ciel entrait dans ses poumons et les dilatait, et que tout son corps devenait semblable à celui d'une géante, qui vivrait très longuement, très lentement. p199 ’

, et se réfugie dans les collines de pierres où elle sent son corps devenir comme celui d'une géante, "qui vivrait très longuement, très lentement".

Au chapitre onze (première partie), "Lalla aime bien jeûner", car elle s'aperçoit que le temps s'étire:

‘Ce qui est long, et lent, ce qui fait vibrer l'impatience dans le corps des hommes et des femmes, c'est le jeûne... Lalla aime bien jeûner pourtant, parce que, quand on ne mange pas et qu'on ne boit pas pendant des heures, et des jours, c'est comme si on lavait l'intérieur de son corps. Les heures paraissent plus longues, et plus pleines, car on fait attention à la moindre chose… Même les jours sont plus longs, c'est difficile à expliquer, mais depuis le moment du lever jusqu'au crépuscule, on dirait parfois qu'il s'est passé un mois tout entier…pp166-167’

Dans le dernier exemple, cette impression d'un temps qui s'étire est forte, et est relayée au niveau de la figure de style par la répétition de la propriété "long" qui insiste sur l'idée que Lalla est convaincue que le temps s'allonge durant ce mois: "ce qui est long", "les heures paraissent plus longues" et "même les jours sont plus longs".

Quand elle se trouve avec le Hartani dans les collines, Lalla se sent "si bien" puisqu'un bref instant semble être "si long":

‘Elle est si bien ainsi qu'elle pourrait rester tout le jour... Cela dure un bref instant, mais il semble si long qu'elle en oublie tout le reste, prise le vertige. p114’

Quand elle a passé toute une journée dans le plateau de pierres avec Es Ser, Lalla a eu l'impression que cette journée s'est allongée en des jours et des mois:

‘La journée a été si longue, là-haut, sur le plateau de pierres, que Lalla a l'impression d'être partie depuis des jours, des mois peut-être…Tout d'un coup, elle pense qu'il y a peut-être réellement des mois qui ont passé, là-haut sur le plateau de pierres, et qui n'ont semblé qu'une seule et longue journée. p207’

Comme nous venons de le voir dans les exemples précédents, c'est l'expérience du temps telle que vécue par Lalla qui est mise en évidence: en effet, le lecteur interprète que "l'objet de valeur103" recherché par ce personnage est ce temps qui se prolonge et s'étire.

Il y a d'autres indices encore qui orientent le lecteur dans son interprétation que Lalla cherche ce temps qui se prolonge; comme l'emploi régulier des adverbes "lentement" et "longuement", et de l'adjectif "lent": aussi, Lalla aime les scolopendres "lentes" (page 77); elle aime Naman, et elle l'attend "longtemps" (page 83); et elle aime l'avion qui avance "lentement", et reste "longtemps" à le regarder (pages 86 et 87).

Dans son rêve lié au désert qu'elle aime tant, elle voit des dunes qui bougent "lentement" (page 97), même chose au chapitre treize de la première partie où elle rêve du désert avec les "lentes" vagues des dunes (page 203), et le vent "lent" (page 204).

Elle demande à Naman de lui épeler "lentement" les noms des villes des histoires qu'il raconte (page 102), et pense "longtemps" à ces beaux noms (page 104).

Quand elle rentre à la Cité, elle le fait sans "se presser" et "lentement", car elle sait qu'elle aura du travail à faire, (page 85).

‘Le point noir -c'est-à-dire l'épervier- glisse "lentement", et Lalla le regarde longtemps, le cœur battant. Elle n'a jamais rien vu d'aussi beau que cet oiseau. p127 ’

, et continue à regarder "les cercles lents" faits par le point noir dans le ciel (page 128); elle a tellement admiré cet oiseau qu'elle rêve qu'avec le Hartani, "lentement" ils tracent de grands cercles (page 128).

Les personnages que Lalla aime n'échappent pas non plus à cette "lenteur":

Quand le Hartani pose ses mains sur les tempes de Lalla, et reste un "long moment" ainsi, elle sent une "impression étrange qui la remplit de bonheur" (page 132).

Naman a une façon particulière de dire "lentement" mlaaoune (page 147), et quand il termine de peindre son bateau, il s'en va en marchant "lentement" (page 151).

Pour ce qui concerne le non-humain (animaux, la mer...), le lecteur observe la même chose: ainsi les mouettes passent "lentement" (page 158), et au milieu du vol:

‘il y a une mouette que Lalla connaît bien, parce qu'elle est toute blanche...Elle passe lentement au-dessus de Lalla, ramant lentement contre le vent...p158’

Lalla aime l'eau:

‘Ce qui est bien, quand l'eau est tombée du ciel comme cela pendant des jours et des nuits, c'est qu'on peut aller prendre des bains d'eau chaude, dans l'établissement de bains...p161 ’

, et "quand elle glisse dans le fond de la baignoire...elle reste un long moment, comme cela sans bouger" (page 164).

Lalla aime le bruit de la mer qui est "lent":

‘Il y a le bruit lent de la mer qui racle le sable de la plage, et c'est bien de l'entendre sans la voir...p182’

, et aime regarder les feux d'herbe qui brûlent "longtemps", (page 142).

Il semble que les collines est un espace où Lalla aime y être "conjointe", car c'est là qu'elle sent qu'elle devient comme une géante qui "vivrait très longuement, très lentement" (page 199), et quand elle s'y réfugie, après que l'homme riche est venu une deuxième fois pour la demander en mariage:

Dans la deuxième partie, cette idée d'un temps qui passe "lentement" et "longuement" se poursuit, en effet:

Quand elle termine son travail à l'hôtel, Lalla se dirige vers le port qui lui rappelle le désert qu'elle aime tant, et elle marche "lentement", (page 294):

‘Ici, tout d'un coup, c'est le silence, comme si elle était vraiment arrivée dans le désert...Lalla sent le soleil la pénétrer, l'emplir peu à peu, chasser tout ce qu'il y a de noir et de triste au fond d'elle. p294 ’

, puis elle suit les cargos qui glissent "lentement" (page 295), et enfin elle contemple les mouettes qui passent "lentement" (page 298).

Toujours à Marseille, Lalla se souvient du Hartani aux "gestes lents et longs comme la démarche des antilopes" (page 311).

Quand elle rentre à la Cité (chapitre dix, deuxième partie), elle marche "lentement" (page 413), elle perçoit le regard "long" d'Es Ser (page 414), elle regarde "longuement" le figuier (page 416); et avant qu'elle accouche, elle gémit selon le rythme "lent" de la mer (page 418).

Ce qui attire l'attention dans la deuxième partie du deuxième texte de Désert, c'est que contrairement à ce que fait Lalla qui marche ou s'assoit, les habitants de Marseille, eux, se hâtent et marchent "vite" comme dans les exemples qui suivent:

‘Il y a aussi quelque chose que Lalla aime bien faire: elle va s'asseoirsur les marches des grands escaliers, devant la gare... Il y a ceux qui s'en vont, qui se hâtent...p271 ’

Il y a des hommes aux lunettes qui miroitent, qui se hâtent à grandes enjambées... Lalla marche sur le trottoir, elle voit tout cela...p293

‘Elle traverse la place de Lenche, où les hommes se pressent autour des portes des bars...p306 ’

Les exemples qui montrent des hommes qui se pressent et se hâtent, sont nombreux dans la deuxième partie du deuxième texte, comme dans les pages 275, 292, 309, 312, 354...; mais il est inutile de les évoquer tous, en effet nous avons voulu démontrer que contrairement à Lalla qui recherche le temps qui passe lentement et longuement, les habitants de Marseille eux se hâtent et marchent vite.

Notes
103.

"Objet de valeur" en référence à la sémiotique de A. J. Greimas.