1.5. Le changement.

Comme pour le temps lointain, ou le temps duratif, Lalla vit le temps dans son changement; ainsi elle est bien consciente que ce temps passe, surtout quand elle s'est rendu compte qu'elle a grandi:

‘Elle regrette un peu, parfois, le temps où elle était vraiment petite, quand elle venait juste d'arriver à la Cité. p190 ’

Ce fragment constitue à notre sens un exemple-type du temps vécu dans son caractère changeant par Lalla. Il permet aussi d'introduire ce que nous proposons d'appeler le changement lié au temps.

L'exemple suivant démontre que Lalla refuse le temps qui s'écoule, car il est synonyme de changement, témoignant aussi son état passionnel: "ce sont ces mots-là…qui lui font mal, parce qu'ils signifient qu'Oummi ne va pas revenir ":

‘"Oummi! Oummi!" C'est cela qu'elle crie, elle entend clairement sa voix maintenant, sa voix déchirée...Mais ce sont ces mots-là qu'elle entend, à l'autre bout du temps, et qui lui font mal, parce qu'ils signifient qu'Oummi ne va pas revenir. p155’

L'exemple qui suit:

‘Lalla pense au premier voyage, vers Marseille quand tout était encore neuf, les rues, les maisons, les hommes…Elle pense à Radicz le mendiant, au photographe, aux journalistes, à tous ceux qui sont devenus comme des ombres. p411 ’

, illustre de façon claire qu'un changement s'est produit avec l'opposition entre "neuf" et "ombre": il faut insister aussi sur le rôle important des temps verbaux qui matérialisent ce changement avec l'imparfait dans "était neuf" et le passé composé avec "sont devenus des ombres".

À titre d'exemples, nous citons pêle-mêle, comme relevant essentiellement du changement temporel:

Lalla ne retrouve pas la carcasse de métal rouillé au dernier chapitre de la dernière partie (page 415) qu'elle a vue au chapitre premier de la première partie (page 76).

Naman est focalisé par Lalla, page 83, sans le moindre indice sur sa vieillesse, mais au chapitre trois (première partie, page 102), le lecteur apprend que "le vieux Naman est trop vieux".

Au chapitre dix de la première partie (page 161), Lalla se voit comme devenue trop vieille pour faire comme les autres enfants, qui courent nus dans la rue tandis qu'il pleut.

Au chapitre douze (première partie, page 186), un changement s'est opéré, puisque l'argent a manqué dans la maison d'Aamma, et la tante emmène Lalla travailler dans un atelier.

Au même chapitre (page 190), le lecteur apprend que Lalla regrette que les choses aient changé pour elle, après sa dispute avec Zora:

‘C'est comme si elle était devenue grande tout d'un coup, et que les gens avaient commencé à la voir…Elle regrette un peu, parfois, le temps où elle était vraiment petite…p190’

Après qu'elle a appris qu'un homme est venu la demander en mariage (chapitre treize, première partie), un bouleversement s'est opéré dans la vie de Lalla, qui pense que "aujourd'hui, plus rien n'est pareil", (page 194).

Quand elle fuit la maison d'Aamma qui exige qu'elle se marie à un homme riche, Lalla constate que Naman n'est pas dans la plage, comme auparavant, quand il racontait pendant des heures des histoires qu'elle aime bien écouter, (page 194).

Elle constate aussi que la radio et les boîtes de conserve offertes par l'homme riche ont été respectivement démolie et mangées, ce qui est un autre changement (page 195); enfin Naman, qui est tombé malade à cause du vent de malheur qui a soufflé sur la Cité, connaît la mort: cette dernière est un signe de changement, en tant que passage de la vie à la non-vie (page 211).

Quand Lalla et Aamma se rencontrent à Marseille, Lalla note que sa tante "a beaucoup vieilli en quelques mois", (page 265).

De même que Lalla elle-même s'est transformée à Marseille:

‘…Lalla s'est transformée. Elle a coupé ses cheveux court, ils sont ternes, presque gris. p268 ’

Le changement que connaît Lalla la touche aussi physiquement, et le lecteur apprend qu'elle est devenue enceinte, (page 288).

Lalla a connu du changement au niveau de son travail: en effet, une première fois elle est devenue femme de ménage, puis met fin à ce métier; après elle devient cover-girl, et met aussi un terme à cette carrière.

Le vieux soldat oranais qui s'est battu contre les Allemands, les Turcs et les Serbes (page 302), tout comme M. Ceresola, sont des figures du temps qui est passé et de la mort qui s'approche:

‘Mais est-ce qu'il ne va pas mourir, lui aussi, pris au piège de sa maison lépreuse où l'escalier manque de le faire tomber à chaque marche, où les murs pèsent sur sa poitrine maigre comme un manteau mouillé ? p302 ’ ‘C'est un Italien, pas très grand, mais vieux et maigre, et qui marche difficilement à cause de ses rhumatismes. Il est toujours habillé d'un complet-veston noir, qui doit être bien vieux aussi, parce que l'étoffe est usée jusqu'à la trame, aux coudes, aux genoux. Avec ça, il a de vieilles chaussures de cuir noir,…et de drôles de lunettes en écaille de tortue, raccommodées avec du sparadrap et de la ficelle. p323 ’

À côté de la vieillesse de M. Ceresola: "vieux et maigre", il y a d'autres indices qui renvoient au temps qui s'est écoulé:

Le lecteur comprend alors que le temps a fait son œuvre, et fini par rattraper M. Ceresola avec sa mort, (page 325).

Au chapitre sept (deuxième partie: page 330) Lalla avait du mal à reconnaître Radicz qui a changé avec son "visage fatigué et anxieux".

Il semble que seule la parole -à travers les histoires, la chanson de la mère de Lalla, et la chanson "méditerranée" que fredonne Lalla- résiste à l'usure du temps comme nous l'avons vu plus haut dans la partie appelée "le temps lointain".