1.6. Le temps vécu dans son opposition.

Les oppositions temporelles qui vont être examinées ici sont à interpréter par le lecteur comme du temps vécu dans son caractère paradoxal par Lalla.

Ainsi, parfois le lecteur trouve une opposition à la même page:

‘Mais Lalla ne trouve pas le vieux pêcheur. Il n'y a que la mouette blanche qui vole lentement, face au vent, qui fait des virages au-dessus de sa tête. Lalla crie: ’ ‘"Ohé ! Ohé ! Prince !"’ ‘L'oiseau blanc fait encore quelques passages au-dessus de Lalla, puis il s'en va très vite, emporté par le vent dans la direction du fleuve. pp194-195 ’

À l'adverbe lentement dans "il vole lentement", s'oppose l'adverbe vite dans "il s'en va très vite".

Dans l'exemple qui suit:

‘Pourtant, chaque fois qu'elle marche ici, il y a quelque chose de nouveau. Aujourd'hui, c'est le bourdon doré qui l'a conduite très loin… p76 ’

, le lecteur note qu'à "chaque fois que" -un subordonnant exprimant l'itérativité- s'oppose l'adverbe de type singulatif "aujourd'hui".

Dans le fragment qui suit, une contradiction ne manque pas d'attirer l'attention du lecteur, et elle concerne toujours le temps: en effet d'une part Lalla "ne se souvient plus du temps où elle est arrivée…", mais quelques lignes après il lit qu"elle se souvient du jour où elle est arrivée à la Cité pour la première fois":

‘C'est ici que Lalla est venue habiter, quand sa mère est morte, il y a si longtemps qu'elle ne se souvient plus très bien du temps où elle est arrivée… Chaque fois que Lalla revient des dunes et qu'elle voit les toits de tôle ondulée et de papier goudronné, son cœur se serre et elle se souvient du jour où elle est arrivée à la Cité pour la première fois. p87’

Même processus dans l'exemple qui suit:

‘La nuit, la lune apparaît au bord des collines de pierres, toute ronde, dilatée. Alors Aamma sert la soupe de pois chiches et le pain, et tout le monde mange vite; même Selim, le mari d'Aamma, celui qu'on appelle le Soussi, se hâte de manger… Lalla voudrait bien parler, elle aurait des tas de choses à dire, un peu fébrilement, mais elle sait que ça n'est pas possible, car il ne faut pas troubler le silence du jeûne. Quand on jeûne, c'est comme cela, on jeûne aussi avec les mots et avec toute la tête. Et on marche lentement, en traînant un peu les pieds…p168 ’

S'il n'y pas de règle stricte pour ce qui concerne la façon avec laquelle on doit manger après le jeûne: "tout le monde mange vite", par contre, on marche "lentement" durant tout le mois du jeûne.

Dans l'exemple qui suit, au verbe "ils ralentissent", s'oppose le verbe "s'en vont" accompagné de l'adverbe "vite":

‘Les gens passent devant elle sans s'arrêter. Ils ralentissent un peu, comme s'ils allaient venir vers elle, mais quand Lalla relève la tête, il y a tant de souffrance dans ses yeux qu'ils s'en vont vite, parce que ça leur fait peur. p300’

Même remarque dans les deux exemples suivants, où Radicz note que d'abord la lumière arrive "lentement", puis elle grandit "vite":

‘La lumière arrive lentement, dans le ciel d'abord, puis sur le haut des immeubles…p387’ ‘La lumière grandit vite dans le parc, autour des immeubles. p389’

Au chapitre six (deuxième partie) le lecteur remarque qu'il y a développement dans le fragment qui suit, d'un portrait en opposition entre le jeune noir Daniel qui habite l'hôtel où Lalla travaille, et d'autre part le vieil homme malade: le lecteur y voit dans ces deux portraits successifs, une opposition qui renvoie le lecteur à la notion du temps avec, d'une part, la jeunesse, et d'autre part la vieillesse:

‘Celui que Lalla aime bien, c'est un jeune Noir africain qui habite avec son frère dans la petite chambre du deuxième étage… Il y aussi un vieil homme qui vit dans une chambre très petite, à l'autre bout du couloir. pp318-319 ’

Les fragments qui suivent démontrent encore que Lalla "appréhende" le temps dans son caractère oppositif:

‘Les jours sont tous les jours les mêmes, ici, dans la Cité, et parfois on n'est pas bien sûr du jour qu'on est en train de vivre. C'est un temps déjà ancien, et c'est comme s'il n'y avait rien d'écrit, rien de sûr. Personne d'ailleurs ne pense vraiment à cela, ici, personne ne se demande vraiment qui il est. Mais Lalla y pense souvent… Pourtant, dans un sens, les heures ne sont jamais toutes pareilles, comme les mots que dit Aamma…p115 ’

Dans ce dernier exemple, l'opposition se trouve mise en avant à travers "pourtant", qui introduit "lesheures ne sont jamais toutes pareilles", et que le lecteur ne trouve pas de difficulté à opposer à "les jours sonttous les jours les mêmes".

Même idée dans l'exemple qui suit, où le Hartani part parfois au sud, pendant plusieurs jours, mais pour Lalla, c'est "comme s'il n'était parti que quelques instants":

‘Quand il part, c'est vers le sud qu'il va, dans la direction du désert…Il s'en va plusieurs jours comme cela…Puis il revient un matin…comme s'il n'était parti que quelques instants. p113’

Dans l'exemple qui suit, c'est le contraire qui se produit, puisque "un bref instant" paraît si "long":

‘Elle sent le mouvement lent de la respiration du berger, elle est si près de lui qu'elle voit avec ses yeux, qu'elle sent avec sa peau. Cela dure un bref instant, mais il semble si long qu'elle en oublie tout le reste, prise par le vertige. p114 ’

Ce qu'il faut noter dans ces exemples, c'est que Lalla détient un savoir sur ce temps, et est consciente du fait que ce temps est régi par deux pôles paradoxaux: "mais Lalla y pense souvent" dans l'exemple de la page 115, et "cela dure un bref instant, mais il semble si long qu'elle en oublie tout le reste" dans celui de la page 114.

Pour Lalla les guêpes volent "lourdement", tandis que les mouches volent "vite" (page 100); les fils d'Aamma mangent "vite" (page 101), alors que Naman le fait "lentement" (page 102).

Dans l'exemple qui suit, d'une part, le lecteur apprend que le Hartani ne bouge pas, et est debout, mais juste après il apprend qu'il bondit:

‘Il est simplement assis sur une grosse pierre...il ne bouge pas... Puis tout d'un coup, il bondit en arrière, il se met à courir...p109 ’

L'épervier que Lalla observe est d'abord "immobile", mais après il glisse "lentement" (page 127).

Le Hartani reste "un long moment", les mains posées sur les tempes de Lalla (page 132), fait naître des images avec ses mains "pendant longtemps" (page 133), mais aussi Lalla "ne reste jamais très longtemps avec le Hartani", car il y a toujours un moment où son visage change (page 135).

Si le lecteur lit que "le soleil décline vite" (page 144), il lit aussi quelques lignes après que "le soir descend lentement" (page 146).

Quand Lalla rencontre l'homme riche, venu une deuxième fois pour la demander en mariage, elle "bondit aussi vite" et "marche le plus vite qu'elle peut" (page 199), mais quand elle se trouve dans les collines où elle se réfugie, elle monte le long du lit "sans se presser" (page 199), et "lentement, elle monte vers le plateau de pierres" (page 200).

Le lecteur note que l'opposition temporelle se poursuit dans la deuxième partie, et à notre sens deux chapitres, plus particulièrement, mettent en avant le caractère paradoxal du temps: il s'agit des chapitres neuf et dix:

Le chapitre neuf:

Ce chapitre est plein de ces contradictions qui caractérisent le temps; en effet, dès le début de ce chapitre, le lecteur apprend que Radicz avance "sans hâte" (page 386), mais quelques lignes après et avec la montée du jour, le lecteur a ceci: "la hâte maintenant efface un peu l'angoisse", toujours pour ce qui concerne le même personnage (page 391).

Radicz regarde "un long moment" la mer, mais juste après "il s'est souvenu qu'il n'avait plus beaucoup de temps devant lui" (page 387).

Si à la page 387, le lecteur apprend que la "lumière arrive lentement", quelques pages après, il note que "la lumière grandit vite" (page 389).

Radicz "s'arrête" pour écouter les oiseaux (page 388), mais quand la lumière commence à grandir, Radicz "doit faire de grands efforts pour ne pas s'arrêter" (page 389).

Le lecteur lit cela aussi, où "ralentir" s'oppose "à battre plus vite":

‘Cela fait un frisson sur sa peau, et le jeune garçon sent son cœur ralentir, puis battre plus vite...p389. ’

Si au début Radicz marche "lentement" (page 387), et avance "lentement" (page 389), à la fin par contre, il se met "à courir" (page 394), et "ses jambes courent" (page 394).

Le chapitre dix:

Ce chapitre aussi est plein de ces oppositions qui concernent le changement lié au temps: ainsi quand elle commence à marcher dans la Cité, Lalla reconnaît la bâtisse des bains publics (page 413), mais en avançant un peu elle ne reconnaît plus les maisons ce qui démontre qu'il y a eu un changement (page 413); quand elle se dirige vers les dunes, elle note que "là, rien n'a changé", et elle reconnaît "tous les creux, tous les sentiers, ceux qui mènent aux collines..."(page 414), mais "la vieille carcasse qui sortait ses griffes et ses cornes" que le lecteur a rencontrée au début du chapitre premier de la première partie (page 76) a disparu (page 415); si Naman n'est plus là, car il est mort, par contre le figuier est toujours là:

‘Des hommes sont morts, des maisons se sont écroulées, dans un nuage de poussière et de cafards. Et pourtant, sur la plage, près du figuier, là où venait le vieux Naman, c'est comme si rien ne s'était passé. C'est comme si la jeune femme n'avait pas cessé de dormir. p416 ’