1.7. Le temps social.

Ce type de temps est lié dans notre perspective à tout ce qui évoque l'institution; c'est par exemple celui du travail:

  • quand vers midi, Lalla se doit d'aller chercher l'eau, laver le linge, chercher les "brindilles pour le feu, et moudre le blé pour faire de la farine", (page 85);
  • quand les hommes de la Cité vont dans les champs pour y travailler le matin, (page 92);
  • quand Lalla et les petites filles travaillent dans l'atelier de Zora, (page 187).
  • et quand Lalla doit commencer tôt le matin pour nettoyer les chambres à l'hôtel, (page 289).

Dans l'exemple suivant:

‘Il y a une sorte de brume, du côté de l'ouest, là où les grandes cheminées des réservoirs ont sans doute commencé à cracher leurs fumées empoisonnées. Radicz voit tout cela, tout ce qui arrive, et son cœur se serre. Bientôt, les hommes et les femmes vont ouvrir leurs volets et leurs portes… ils vont marcher dans les rues de la ville, et mettre en marche les moteurs de leurs autos et de leurs camions, et rouler en regardant tout avec leurs yeux méchants. C'est pour cela qu'il y a ce regard, cette menace. Radicz n'aime pas le jour. Il n'aime que la nuit, et l'aurore, quand tout est silencieux, inhabité, quand il n'y a plus que les chauves-souris et les chats errants. p390’

, le temps social se trouve associé, pour Radicz, à la reprise de l'activité humaine avec les cheminées qui commencent à dégager de la fumée, les hommes et les femmes qui "vont ouvrir leurs portes", et "mettre en marche les moteurs de leurs autos et de leurs camions": Radicz "n'aime pas le jour" parce qu'il est synonyme de la reprise de tout ce qui renvoie au social: "Radicz voit tout cela, tout ce qui arrive, et son cœur se serre".

Nous pensons que le meilleur exemple qui puisse éclairer le lecteur dans son interprétation que Lalla n'accepte pas ce temps (Radicz non plus pour l'exemple vu plus haut), est celui tiré du chapitre premier de la première partie:

‘Quand le soleil est bien haut dans le ciel sans nuage, Lalla retourne vers la Cité, sans se presser, parce qu'elle sait qu'elle va avoir du travail en arrivant. Il faut aller chercher de l'eau à la fontaine, en portant un vieux bidon rouillé en équilibre sur la tête, puis il faut aller laver le linge à la rivière -mais ça, c'est plutôt bien, parce qu'on peut bavarder avec les autres…p85 ’

Dans cet exemple, deux indices orientent vers l'interprétation que nous venons d'avancer, en l'occurrence que le temps social est mal accepté:

  • Lalla retourne "sans se presser" car elle sait qu'elle va avoir du travail en rentrant à la Cité: en effet, le travail est une institution réglée par plusieurs normes, puisque dès que le soleil est haut dans le ciel, on rentre à la Cité pour travailler.
  • la présence de la modalité déontique dans "il faut aller chercher", et que Lalla accepte contre son gré, parce qu'elle remet en cause sa liberté.

Ce temps social est lié à ce qu'on ne doit pas faire non plus durant tout le mois de jeûne (le "jeûne" est lié à une autre institution qui a ses propres règles): en effet tout le monde s'arrête de travailler, d'aller à l'école, de boire et de manger, et cela du lever jusqu'au coucher du soleil; et quand Lalla voudrait parler, elle se souvient qu'on ne doit pas troubler le silence du jeûne:

‘Lalla voudrait bien parler, elle aurait des tas de choses à dire, un peu fébrilement, mais elle sait que ça n'est pas possible, car il ne faut pas troubler le silence du jeûne. p168 ’

La modalité déontique est présente à travers "il ne faut pas troubler le silence du jeûne", et est liée au temps social qui régit tout comportement.

C'est ce temps aussi qui impose à Lalla de se marier à un certain moment de sa vie:

‘"Tu ne peux pas m'obliger à épouser cet homme" dit Lalla. p193 ’

; le mariage est une autre institution qui se caractérise par la présence de la modalité déontique, et Lalla le refuse.

Pour résumer, le temps social vécu par les personnages, est refusé:

  • par Radicz, car il est lié à l'activité humaine du travail, une activité par définition sociale: exemple de la (page 390).
  • et par Lalla, car il prescrit et ordonne certaines normes à observer, ce qui va à l'encontre de sa volonté individuelle:
  • mais si dans certains cas elle accepte ce temps social tant bien que mal en allant chercher les brindilles (exemple de la page 85), ou en acceptant de ne pas parler quand on mange comme le prescrit la société (exemple de la page 168);
  • dans d'autres cas elle refuse ce temps social: c'est quand par exemple elle n'obéit pas à sa tante Aamma qui lui propose de se marier, car pour la société dans laquelle elle vit elle est en âge de se marier, (exemple de la page 193).

Il y a un temps qui se trouve à l'opposé du temps social: c'est quand Lalla aime passer son temps à ne rien faire, sauf à regarder le ciel (page 90), et les feux (page 101), et à écouter les histoires racontées par Naman et Aamma (aux chapitres un, sept, huit de la première partie).

C'est quand elle se dirige vers les collines pour voir le Hartani, après avoir fini son travail dans la maison d'Aamma , et où elle reste là-haut jusqu'à la nuit tombante sans rien faire (page 112).

C'est aussi, quand Lalla et le Hartani passent leur temps à chercher les odeurs et à voir voler les oiseaux, contrairement aux autres habitants qui n'ont pas le temps de faire comme eux:

‘Lalla aime passer les jours avec le Hartani. Elle est la seule à qui il montre toutes ces choses. Les autres, il s'en méfie, parce qu'ils n'ont pas le temps d'attendre, pour chercher les odeurs, ou pour voir les oiseaux du désert. pp130-131 ’

Au début, quand elle se trouve à Marseille (deuxième partie), Lalla occupe ses journées uniquement à marcher à travers la ville…(pages 266, 293, 306), ou elle s'assoit sur les marches des escaliers pour regarder les voyageurs qui montent et descendent (page 271).

De même qu'elle se dirige parfois vers la mer pour observer les bateaux ou l'eau de la mer, après avoir fini son travail, (page 293).

Comme le note le lecteur, au temps social qui paraît le plus souvent comme contraignant, car il se trouve rattaché à ce qui est institutionnel et social, un autre temps divergent, semble être cherché par Lalla: c'est ce temps à ne rien faire, sauf à regarder, à observer, à écouter les récits, à marcher...