2. L'indétermination temporelle dans le deuxième texte.

Les références au temps "absolu", c'est-à-dire au temps du calendrier "qui nous permet, à la seconde près si nécessaire, de situer un événement", (J. P Confais; 1995: 168), sont extrêmement rares dans le deuxième texte de Désert, à part quelques indications qui restent marginales par rapport à la totalité du texte, comme dans l'exemple qui suit avec l'emploi de "une demi-heure":

‘La Cité apparaît, au détour du chemin, quand on s'est éloigné de la mer et qu'on a marché une demi-heure dans la direction de la rivière. p87 ’

À Marseille, après qu'elle est descendue du bateau, et en se trouvant dans la salle d'attente, Lalla remarque qu'il existe une pendule qui réfère à ce temps mesurable:

‘Il y a, en haut du mur, à l'autre bout de la salle, une pendule avec des chiffres écrits sur des volets. Chaque minute, un volet tourne en claquant. p264 ’

Mais après, de cette pendule, aucune autre mention ne sera évoquée, comme pour évacuer ce temps de la mesure.

Au chapitre neuf de la deuxième partie, le lecteur apprend que Radicz est en avance "de trois, quatre minutes" par rapport aux policiers qui le poursuivent, parce qu'il était en train de voler une voiture (page 395): ces trois ou quatre minutes renvoient encore à ce temps mesurable.

Le lecteur sait aussi que la mère de Lalla est morte "le sixième jour", après qu'elle est tombée malade, (page 179).

Les références au temps quantifiable sont également indiquées à travers l'âge de certains personnages comme Lalla qui a dix-sept ans (page 297); Radicz qui a quatorze ans, et les fils d'Aamma avec Ali, le cadet, qui a quatorze ans, et l'aîné le Bareki, qui dix-sept ans (page 101).

Le lecteur sait aussi qu'approximativement, neuf mois sont passés entre le dernier chapitre de la première partie où Lalla a fait l'amour avec le Hartani et le dernier chapitre de la deuxième partie quand elle donne naissance à son enfant.

Comme le lecteur l'aura noté, les mentions au temps mesurable, ou au temps du calendrier sont quasi-absentes, mais il existe des indices qui aident le lecteur à situer les événements du deuxième texte de Désert dans un monde que le lecteur comprend et interprète comme "moderne":

Les indices: les allusions à l'art contemporain comme le cinéma (pages 134 et 353), les bandes dessinées avec des héros comme "Mickey Mouse", "Donald", "Maciste", "Tarzan", "Akim" et "Roch Rafale", (page134), et l'art photographique à travers les clichés de Lalla devenue cover-girl, au chapitre huit de la deuxième partie.

Les moyens de transport modernes comme l'avion, le train, l'auto, le paquebot, l'autocar, le camion, y sont présents, et même une marque bien connue de voitures, en l'occurrence celle de "Volkswagen", (page 348).

Le téléphone figure aussi comme moyen de communication de l'ère moderne (page 347).

Il y a aussi les boissons gazeuses comme "Fanta" (page 184).

La radio, l'électricité et le miroir électrique (chapitre douze de la première partie), la Coopérative (page 138), les raffineries (page 118), le magasin avec les vêtements et les maquillages (chapitre sept, deuxième partie), le dancing (chapitre huit, deuxième partie), les immeubles et les villas (chapitre premier, deuxième partie), l'Hôtel où Lalla a travaillé comme femme de ménage (deuxième partie), les tunnels, les boulevards, les carrefours (deuxième partie )…constituent autant d'indices sur ce monde moderne.

Les quelques références historiques peuvent diriger le lecteur: ainsi ce dernier sait que M. Ceresola est venu d'Italie, parce qu'il n'aimait pas Mussolini (page 324) dans une référence à l'entre Deux guerres mondiales; il sait aussi que le vieux soldat oranais s'est battu contre les Allemands, les Turcs, et les Serbes en référence à la Première guerre mondiale (page 302); dès qu'elle a commencé à se promener dans les rues de Marseille (deuxième partie), Lalla est frappée par le flot énorme d'immigrés venus des différents pays (surtout d'Afrique, et d'Europe du sud et de l'est), et le lecteur comprend qu'il s'agit de la vague d'immigrés venus en France pour y travailler, après la Deuxième guerre mondiale.

Ce qu'il faut noter c'est que ces références au temps moderne sollicitent le lecteur à coopérer activement, à défaut d'indices explicites, et cela en l'obligeant à recourir à ces connaissances encyclopédiques.

Le lecteur dispose d'une autre preuve que le temps mesurable et quantifiable est écarté dans le deuxième texte, puisque le lecteur se heurte à des difficultés concernant la détermination temporelle: autrement dit le lecteur se trouve parfois dans l'impossibilité d'établir de façon précise:

Nous pensons que l'extrait qui suit illustre notre propos, puisque Lalla ne sait pas depuis combien de temps elle marche -et le lecteur non plus-:

‘Depuis combien de temps Lalla avance-t-elle au milieu de ces tourbillons, de cette musique ? Elle ne le sait plus. p311’

Exemples:

Le lecteur apprend que c'est à la Cité que "Lalla est venue habiter, quand sa mère est morte" (page 87), mais il ne sait pas exactement quand la mère de Lalla est morte, et quand Lalla est venue à la Cité, et combien de temps est passé entre les deux évènements.

Au chapitre premier (page 83), une description de Naman évoque son aspect physique, mais aucun détail n'est fourni quant à son âge, cependant au chapitre trois, le lecteur détient cet indice: "le vieux Naman est trop vieux" (page 102): cela fait que le lecteur se demande combien de temps est passé entre le premier et le troisième chapitres pour que Naman devienne "vieux".

Le lecteur apprend que Naman a vécu à Marseille, mais le fragment suivant ne manque de surprendre: "et puis de toute façon la vie a dû changer depuis le temps où il vivait là-bas, avant la guerre", (page 102): le problème, ici, pour le lecteur c'est qu'il ne sait pas:

Au chapitre premier, il y a deux instructions qui font que lecteur interprète que Lalla est une enfant: "petite fille" et "enfant" (page 76); et au chapitre sept, il y a cet indice: "jeune fille" (page 130), ce qui prouve que Lalla a grandi, mais le problème reste le même, puisque le lecteur ignore combien de temps est passé entre le chapitre premier et le chapitre sept.

Même remarque pour les deux exemples qui suivent: en effet au chapitre dix, il y a cette information: "elle est trop vieille maintenant", (page 161); et au chapitre douze: "elle regrette le temps où elle était vraiment petite" (page 190): ces deux exemples posent le même problème: puisque Lalla a grandi, le lecteur ne manque pas de se poser la question combien de temps est passé entre ces deux évènements.

Au début du chapitre onze, le lecteur apprend que c'est le mois du jeûne, mais il ne sait pas, par contre, combien de temps a duré ce mois; de même, toujours au même chapitre, il n'y a aucune indication sur le temps exact qui est passé entre le jour où Aamma a acheté le mouton (page 169) et le jour du sacrifice de ce mouton.

Au chapitre treize, le lecteur apprend que c'est "au commencement de l'été" que l'homme au veston est venu chez Aamma pour demander Lalla en mariage (page 192), mais le lecteur ne peut pas déterminer précisément de quel été il s'agit.

Au chapitre quatorze (première partie), Lalla et le Hartani "font les gestes d'amour" (page 220), et au chapitre trois (deuxième partie), Lalla "ressent l'angoisse d'avoir fait mal à quelqu'un qui dépend d'elle" (page 288), en l'occurrence son enfant qui commence à vivre; le problème est toujours le même pour le lecteur: combien de temps est-il passé entre les deux évènements ?

À Marseille, il est dit qu'Aamma a vieilli en quelques "mois" (page 265), mais le texte ne fournit aucun indice sur le nombre exact de ces mois. Même chose pour Lalla: "les mois ont passé, et Lalla s'est transformée" (page 268) où aucune mention n'est fournie quant au nombre précis des mois.

Quand Lalla a décidé de quitter l'hôtel où elle a travaillé comme femme de ménage, au chapitre sept de la deuxième partie, le lecteur se trouve dans l'impossibilité de savoir combien de temps est passé entre le jour où elle a commencé à travailler comme femme de ménage à l'hôtel (chapitre quatre de la deuxième partie), et le jour où elle a décidé d'arrêter, (chapitre sept de la deuxième partie

Après qu'elle a arrêté de travailler comme femme de ménage, le lecteur apprend que Lalla est devenue cover-girl (chapitre huit de la deuxième partie), mais après (chapitre dix), elle décide de mettre fin à sa carrière qui l'a rendue célèbre: le lecteur se trouve toujours devant le même problème avec cette impossibilité de savoir combien de temps est passé entre les chapitres huit et dix de la deuxième partie.

Il y a une autre manière de rendre compte de l'indétermination temporelle: c'est celle qui consiste à employer des expressions telles que "un jour", "plusieurs jours", etc.

Dans l'exemple qui suit c'est "un jour" qui marque cette indétermination:

‘Puis, un jour, Aamma part vers les collines pour acheter un mouton…p169’

, et "un de ces jours-là" et "pendant plusieurs heures" dans les deux exemples qui suivent:

‘C'est un de ces jours-là qu'Aamma a conduit Lalla chez la marchande de tapis. p187’ ‘Pendant plusieurs heures, elle travaille dans la grande salle sombre… p262’

Dans les deux extraits suivants ce sont les expressions "les mois" et "pendant des jours et des nuits", qui suggèrent cette indétermination temporelle:

‘Mais maintenant, les mois ont passé, et Lalla s'est transformée. p268 ’ ‘Elle a voyagé en train pendant des jours et des nuits, de ville en ville p409 ’

Comme nous l'avons dit plus haut, le temps quantifiable, soumis aux mesures, est exclu dans le deuxième de Désert ce qui pose beaucoup de difficultés au lecteur qui ne manque pas de se demander: