4.1.1. L'instabilité dans l'emploi des temps verbaux.

Dans cette partie, il s'agit d'étudier comment le lecteur se trouve désorienté à cause de l'instabilité dans le passage d'un temps verbal à un autre, comme dans l'exemple qui suit tiré du chapitre sept de la première partie:

‘La lumière est belle, ici, sur la Cité, tous les jours. Lalla n'avait jamais fait tellement attention à la lumière, jusqu'à ce que le Hartani lui apprenne à la regarder. C'est une lumière très claire, surtout le matin, juste après le lever du soleil. Elle éclaire les rochers et la terre rouges, elle les rend vivants. Il y a des endroits pour voir la lumière. Le Hartani a conduit Lalla, un matin, jusqu'à un de ces endroits pour voir la lumière. C'est un gouffre qui s'ouvre au fond d'un ravin de pierres, et le Hartani est le seul à connaître cette cachette. Il faut bien savoir le passage. Le Hartani a pris la main de Lalla, et il l'a guidée le long de l'étroit boyau qui descend vers l'intérieur de la terre. Tout de suite, on sent la fraîcheur humide de l'ombre, et les bruits cessent, comme quand on plonge la tête sous l'eau. Le boyau s'enfonce loin sous la terre. Lalla a un peu peur, parce que c'est la première fois qu'elle descend à l'intérieur de la terre. Mais le berger serre fort sa main, et cela lui donne du courage. p126’

En procédant à l'analyse de l'exemple précédent, le lecteur se rend compte que:

  • d'abord il y a un seul emploi du temps verbal du présent avec "la lumière est belle";
  • immédiatement après c'est le plus-que-parfait qui est utilisé avec un seul emploi: "Lalla n'avait jamais fait";
  • le présent marque son retour avec une série de verbes qui s'étale de "c'est une lumière très claire" jusqu'à "il y a des endroits pour voir la lumière";
  • cette série de verbes au présent sera substituée de façon brève par "le Hartani a conduit" qui constitue l'unique emploi du passé composé, puisque juste après c'est le temps verbal du présent qui marque son retour, et cela de "c'est un gouffre qui s'ouvre" jusqu'à "il faut bien savoir le passage".
  • ce va-et-vient entre les temps verbaux du passé et celui du présent se poursuit, puisque les temps du passé réapparaissent avec "le Hartani a pris la main de Lalla", et "il l'a guidée".
  • après ces deux passés composés, le temps verbal du présent resurgit, pour être employé, cette fois-ci, de façon régulière dans les pages suivantes.

Dans le dernier exemple, c'est de ce va-et-vient entre les différents temps verbaux que le lecteur se trouve déconcerté.

Dans l'exemple qui suit, c'est un autre type d'alternance qui est à l'œuvre:

‘Lalla est entrée comme cela, à plat ventre, en suivant le Hartani. Au commencement, elle ne voyait plus rien, et elle avait peur. Tout d'un coup, elle s'est mise à crier: "Hartani ! Hartani !" Le berger est revenu en arrière, il l'a prise par le bras, et il l'a hissée à l'intérieur de la grotte. Alors, quand la vue lui est revenue, Lalla a aperçu la grande salle. Les murs étaient si hauts qu'on n'en voyait pas la fin, avec des taches grises et bleues, des marques d'ambre, de cuivre... Le Hartani s'est assis sur une grande pierre plate, au centre de la grotte, et Lalla s'est assise à côté de lui. Ensemble, ils ont regardé la lumière éblouissante qui entre par l'ouverture de la grotte, devant eux. Dans la grotte, il y a l'ombre, l'humidité de la nuit perpétuelle, mais au-dehors, sur le plateau de pierres, la lumière blesse les yeux. C'est comme d'être dans un autre pays, dans un autre monde. C'est comme d'être au fond de la mer. Lalla ne parle pas, maintenant, elle n'a pas envie de parler. Comme le Hartani, elle est du côté de la nuit. Son regard est sombre comme la nuit, sa peau est couleur d'ombre. pp138-139’

Dans l'exemple précédent, le lecteur note que:

  • de "Lalla est entrée" jusqu'à "ensemble, ils ont regardé", une série de verbes se trouve conjuguée au passé composé et à l'imparfait;
  • mais à partir de la proposition qui commence de "ensemble, ils ont regardé la lumière éblouissante qui entre par l'ouverture de la grotte", le lecteur est surpris du passage brusque du passé composé: "ils ont regardé", au présent à partir de: "la lumière éblouissante qui entre".

Dans l'extrait qui suit, le lecteur est dérouté par le surgissement brusque du présent dès "ensuite le bateau avance", après une série de verbes conjuguée au passé:

‘Les gens allaient et venaient, parlaient, regardaient. Mais ils ne faisaient pas attention à la silhouette de cette jeune femme au visage fatigué, qui était enveloppée malgré la chaleur dans un drôle de vieux manteau marron qui descendait jusqu'à ses pieds. Peut-être qu'ils pensaient qu'elle était pauvre, ou malade. Quelquefois les gens lui parlaient, dans les wagons, mais elle ne comprenait pas leur langue, et elle se contentait de sourire. Ensuite, le bateau avance lentement sur la mer d'huile, il s'éloigne d'Algésiras, il va vers Tanger. Sur le pont brûlent le soleil et le sel, et les gens sont massés à l'ombre...Certains chantent, de temps en temps, pour chasser l'angoisse, une chanson nasillarde et triste, puis le chant s'éteint, et on n'entend plus que les trépidations de la machine. p409 ’

Le chapitre treize de la première partie présente le même mécanisme d'alternance, mais autrement plus complexe, puisqu'il y a une instabilité liée un va-et-vient incessant dans l'emploi de différents temps verbaux: en effet de la page 192 jusqu'à la page 193, le lecteur note que ce sont les temps verbaux du passé qui sont utilisés: "elle a appris", "Lalla est entrée", "Lalla parlé"..., mais ce lecteur se trouve surpris quand il s'aperçoit que le temps verbal du présent surgit brusquement, à partir de "le jeune garçon s'en va":

‘Quand elle a appris, un peu plus tard, que l'homme était venu pour la demander en mariage, Lalla a eu très peur. Cela a fait comme un étourdissement dans sa tête, et son cœur s'est mis à battre très fort… ’ ‘"Mais je ne veux pas me marier !" a crié Lalla. ’ ‘"Tu n'as rien à dire, tu dois obéir à ta tante", a dit le Bareki. ’ ‘"Jamais, Jamais !" Lalla est partie en criant, les yeux pleins de larmes de rage. Puis elle est revenue dans la maison d'Aamma. L'homme au complet veston gris-vert était parti, mais les cadeaux étaient là. Ali, le plus jeune fils d'Aamma, écoutait même de la musique…Quand Lalla est entrée, il l'a regardée d'un air sournois…Lalla a parlé durement à Aamma: "Pourquoi as-tu gardé les cadeaux de cet homme…?" Le fils d'Aamma a ricané. ’ ‘"Elle veut peut-être se marier avec le Hartani !" ’ ‘"Sors!" a dit Aamma . Le jeune garçon s'en va avec le transistor. ’ ‘"Tu ne peux pas m'obliger à épouser cet homme !" dit Lalla… ’ ‘Aamma reste silencieuse un bon moment. Quand elle parle de nouveau, sa voix s'est radoucie, mais Lalla reste sur ses gardes. ’ ‘"Je t'ai élevée comme ma fille, je t'aime, et toi, aujourd'hui, tu veux me faire cet affront." ’ ‘Lalla regarde Aamma avec colère, parce qu'elle découvre pour la première fois ce qu'il y a de mensonger en elle. pp192-193’

À partir de "s'en va" (page 193), le présent est employé régulièrement, et cela jusqu'au début de la page 195, pour laisser la place quelques lignes après aux temps verbaux du passé:

‘L'oiseau blanc fait encore quelques passages au-dessus de Lalla, puis il s'en va très vite, emporté par le vent dans la direction du fleuve. Alors Lalla reste longtemps sur la plage, rien qu'avec le bruit du vent et de la mer dans les oreilles. Les jours suivants, personne n'a plus parlé de rien, dans la maison d'Aamma, et l'homme au complet veston gris-vert n'est pas revenu. Le petit poste de radio à transistors était déjà démoli, et les boîtes de conserve avaient été toutes mangées. Seul le miroir électrique en matière plastique est resté à l'endroit où on l'avait posé, sur la terre battue, près de la porte. Lalla a mal dormi toutes ces nuits-là, tressaillant au moindre bruit. Elle se souvenait des histoires qu'on racontait, des filles qu'on avait enlevées…Chaque matin, au lever du soleil, Lalla sortait avant tout le monde, pour se laver et pour aller chercher l'eau à la fontaine. Comme cela, elle pouvait surveiller l'entrée de la Cité. pp194-195’

Dans ce dernier fragment, quelques lignes après l'emploi du temps verbal du présent: "l'oiseaublanc fait encore quelques passages", "Lalla reste longtemps sur la plage", le lecteur remarque le surgissement des temps verbaux du passé, c'est-à-dire du passé composé, et de l'imparfait: "personne n'a plus parlé", "était déjà démoli", "Lalla a mal dormi", "elle se souvenait", "Lalla sortait"...

Ce va-et-vient se poursuit, puisque c'est le temps verbal du présent qui réapparaît, toujours à la page 195:

‘Le vent de malheur est un vent étrange, qui ne vient ici qu'une ou deux fois dans l'année...Ce qui est le plus étrange, c'est qu'on ne le sent pas bien au début. Il ne souffle pas très fort, et par moments il s'éteint complètement et on l'oublie...p195’

L'emploi de ce présent dure jusqu'au début de la page 196, pour laisser la place après aux temps verbaux du passé:

‘Quand il vient, ce vent lent et doux, les gens tombent malades, un peu partout, les petits enfants et les gens âgés surtout, et ils meurent. C'est pour cela qu'on l'appelle le vent de malheur. Quand il a commencé à souffler, cette année-là, sur la Cité, Lalla l'a tout de suite reconnu. Elle a vu les nuages de poussière grise qui avançaient sur la plaine, qui brouillaient la mer et l'estuaire de la rivière…Lalla était triste, parce qu'elle pensait à ceux que le vent allaient emmener avec lui. Alors, quand elle a entendu dire que le vieux Naman était malade, son cœur s'est serré et elle n'a plus pu respirer pendant un instant. Elle n'avait jamais vraiment ressenti cela auparavant, et elle a dû s'asseoir pour ne pas tomber. Ensuite elle a marché et couru jusqu'à la maison du pêcheur. Elle pensait qu'il y aurait du monde auprès de lui, pour l'aider, pour le soigner, mais Naman était tout seul, couché sur sa natte de paille, la tête appuyée sur son bras. Il grelotte si fort que ses dents claquent, et qu'il ne peut même pas se redresser sur les coudes quand Lalla entre dans sa maison... Elle s'assoit à côté de lui et elle lui parle...p196’

Dans le dernier extrait, sont employés successivement:

  • le présent, de "quand il vient" jusqu'à "c'est pour cela qu'on l'appelle";
  • l'imparfait, et le passé composé de"quand il a commencé" jusqu'à "Naman était tout seul";
  • et puis le présent encore une fois, et cela à partir de "il grelotte si fort".

À partir de la page 196, et jusqu'à une grande partie de la page 198, c'est le présent qui domine, mais encore une fois il se trouve substitué après par les temps verbaux du passé:

‘Il y a beaucoup de gens qui souffrent du vent de malheur, les pauvres, les enfants très jeunes. Quand elle passe devant leurs maisons, Lalla entend leurs plaintes, les voix geignardes des femmes, les pleurs des enfants, et elle sait que là aussi, peut-être, quelqu'un va mourir. Elle est triste, elle voudrait bien être là, de l'autre côté de la mer, dans ces villes qu'elle a inventées pour le vieux Naman. Mais l'homme au complet veston gris-vert est revenu…Il est revenu dans la maison d'Aamma, et il a rencontré Lalla devant la porte. Quand elle l'a vu, elle a eu peur, et elle a poussé un petit cri, parce qu'elle était sûre qu'il reviendrait, et qu'elle appréhendait ce moment-là. L'homme au veston gris-vert l'a regardée avec un drôle d'air. Il a des yeux fixes et durs, comme les gens qui commandent, et la peau de son visage est blanche…Il porte d'autres sacs qui contiennent des cadeaux. Lalla s'écarte quand il passe devant elle, et elle regarde les paquets. pp198-199’

Dans l'exemple précédent, le temps verbal du présent se trouve utilisé de "il y a beaucoup de gens" jusqu'à "elle est triste"; mais à partir de "mais l'homme au complet veston gris-vert est revenu" jusqu'à "l'a regardée", ce sont des temps verbaux du passé qui sont employés, pour laisser la place après au présent de "il a des yeux fixes": à partir de cette dernière proposition, le lecteur note que le présent est employé régulièrement.

C'est de cette forte instabilité au niveau de l'emploi des temps verbaux du passé et du présent que naît le désarroi du lecteur.

Le lecteur note la même complexité dans l'exemple qui suit, tiré du chapitre deux de la deuxième partie; en effet, et d'abord, ce sont les temps verbaux du passé qui apparaissent avec "c'est là qu'elle a vu Radicz":

‘C'est là qu'elle a vu Radicz. Il était assis tassé dans une encoignure de porte, il s'abritait comme il pouvait du vent et de la pluie fine...p275 ’

, et leur emploi se poursuit jusqu'à la page 276, et cela jusqu'à "ensuite elle l'a revu souvent", pour laisser la place après au présent dont la brusque apparition avec "il reste assis" et "il aime bien Lalla", déroute le lecteur:

‘C'est comme cela que Lalla a fait sa connaissance. Ensuite elle l'a revu souvent, dans les rues, près de la gare, ou bien dans le grand escalier quand le temps le permettait. Il reste assis pendant des heures, à regarder droit devant lui, sans faire attention aux gens. Mais il aime bien Lalla, peut-être à cause de l'orange. Il lui a dit qu'il s'appelait Radicz, il a même écrit le nom par terre avec une brindille, mais il a eu l'air étonné quand Lalla lui a dit qu'elle ne savait pas lire. Il a de beaux cheveux très noirs et raides, et la peau cuivrée. Il a des yeux verts, et une petite moustache comme une ombre au-dessus de ses lèvres. Il a surtout un beau sourire parfois, qui fait briller ses très blanches. Il porte un petit anneau à l'oreille gauche, et il prétend que c'est de l'or…Lalla aime le voir, au hasard, dans la rue, parce qu'il n'est jamais tout à fait le même. p276’
  • dans l'exemple qui précède les temps verbaux du passé réapparaissent avec "il lui a dit qu'il s'appelait Radicz" jusqu'à "Lalla lui a dit qu'elle ne savait pas lire", mais le retour à l'emploi du présent, à partir de "il a des yeux verts", marque une nouvelle instabilité.

C'est cette instabilité dans l'emploi des temps verbaux, qui est à la source de l'instabilité de l'information du lecteur.

Même observation dans l'exemple qui suit:

‘C'est alors qu'il entend le bruit des policiers qui arrivent. Il ne les a pas vus venir, peut-être même qu'il ne les a pas entendus vraiment, le bruit doux des pneus sur le gravier goudronné de l'allée circulaire, le froissement du store qui se soulève, quelque part sur la façade immense et silencieuse du building blanc de lumière; peut-être que c'est quelque chose d'autre qui l'a alerté, tandis qu'il était la tête en bas en train d'écouter la musique d'oiseaux du poste à transistors. À l'intérieur de son corps, derrière ses yeux, ou bien dans ses entrailles, quelque chose se nouait, se serrait, et le vide emplissait la coque de la station-wagon comme un froid. Alors il s'est relevé et il l'a vue. L'auto noire des policiers arrive vite sur l'allée du parking. Ses pneus font un bruit d'eau sur le goudron et sur les gravillons, et Radicz voit avec netteté les visages des policiers...pp393-394’

, où le lecteur passe:

  • de deux emplois du présent "c'est alors qu'il entend le bruit des policiers qui arrivent", à deux emplois du passé "il ne les a pas vus venir", et "peut-être même qu'il ne les a pas entendus";
  • avec la proposition "le froissement du store qui sesoulève", c'est le présent qui resurgit, mais de façon brève, puisqu'à partir de "c'est quelque chose d'autre qui l'a alerté" jusqu'à "alors il s'est relevé et il l'a vue", une série de verbes au passé est employée;
  • cette série de verbes au passé sera interrompue encore une fois avec l'apparition du temps verbal présent, qui sera utilisé de façon régulière à partir de "l'auto noire des policiers arrive.