4.2. Les temps verbaux dans le premier texte.

4.2.1. Deux systèmes temporels inconciliables ?

Ce qu'il faut noter tout d'abord, c'est que le temps verbal-pivot dans le premier texte est l'imparfait, avec d'autres temps verbaux qui y gravitent autour comme le plus-que-parfait, et le passé simple.

En lisant le premier texte, il arrive que le lecteur se trouve pris dans une sorte de balancement lié au surgissement brusque de temps verbaux comme le présent et le futur de l'indicatif au milieu des temps du passé, comme l'imparfait et le plus-que-parfait.

En effet, dans les exemples que nous allons examiner, il y a une alternance de temps verbaux appartenant à deux systèmes différents tels que décrits par H. Weinrich dans son livre le Temps (1973).

En effet, pour H. Weinrich, il existe deux systèmes verbaux:

  • les temps commentatifs qui englobent le présent, le passé composé, et le futur;
  • et les temps narratifs avec l'imparfait, le plus-que-parfait, le passé simple et le conditionnel.

Si on dit qu'il y a un temps narratif, c'est parce qu'il renvoie et signale qu'on est dans "le monde raconté" auquel appartient le conte, le récit, la légende...

Alors qu'un temps commentatif signale qu'on est devant un essai philosophique, un rapport scientifique, un commentaire juridique, un mémorandum politique...

‘Les formes temporelles sont représentées par des morphèmes"obstinément" répétés dans la chaîne signifiante du texte. Elles transmettent du locuteur à l'auditeur un signal bien spécifique: "ceci est un commentaire", ou au contraire "ceci est un récit". (1973: 25). ’

H. Weinrich est clair: chaque monde possède ses temps verbaux, et il n'y a jamais interférence:

‘Dans ma conception, un seul et même temps ne pourra jamais appartenir à la fois au groupe du commentaire (que l'on peut sans doute rapprocher du "discours" de Benveniste) et au groupe du récit (peut-être comparable à ce qu'il appelle l' "histoire"). (Ibid. : 62)’

Ainsi, dans l'optique de H. Weinrich, et pour prendre un exemple, un texte scientifique appartient au monde commenté, et n'admet ni le passé simple, ni l'imparfait, ni le plus-que-parfait.

Cette hypothèse selon laquelle il y aurait deux systèmes, avec des temps verbaux qui n'apparaissent jamais ensemble, se trouvent subvertie dans le premier texte de Désert, comme nous allons le démontrer.

En effet, dans l'exemple qui suit, c'est d'abord un temps narratif, l'imparfait, qui est employé à partir de "les flammes... dansaient", mais quelques lignes après, c'est un temps commentatif qui lui succède, en l'occurrence le présent avec "un bruit d'eau qui fuse":

‘Les flammes du feu de brindilles dansaient sous la théière de cuivre, avec un bruit d'eau qui fuse. De l'autre côté du brasero, les femmes parlaient et l'une d'elles chantonnait pour son bébé qui s'endormait sur son sein. p12’

Même remarque pour l'exemple suivant où c'est un temps narratif qui se trouve employé -l'imparfait- à partir de "il respirait" et "l'homme...sentait", mais le lecteur se trouve dérouté par le surgissement d'un temps commentatif, le présent, qui commence à partir de "la lumière du soleil danse et trébuche":

‘Il respirait lentement, la bouche contre la terre...C'était comme si quelque chose d'étranger entrait en lui, par sa bouche, par son front, par les paumes de ses mains et par son ventre, quelque chose qui allait loin au fond de lui et le changeait imperceptiblement. C'était le silence, peut-être, venu du désert, de la mer des dunes, des montagnes de pierre sous la clarté lunaire, ou bien des grandes plaines de sable rose où la lumière du soleil danse et trébuche comme un rideau de pluie; le silence des trous d'eau verte, qui regardent le ciel comme des yeux, le silence du ciel sans nuages, sans oiseaux, où le vent est libre. L'homme allongé sur le sol sentait ses membres s'engourdir. L'ombre emplissait ses yeux comme avant le sommeil. pp29-30’

Dans l'extrait qui suit, le lecteur note l'emploi de l'imparfait dans "l'air entrait", mais juste après ce sont deux temps commentatifs qui font leur apparition avec le présent et le passé composé, respectivement avec "prononcent" et "se sont mis":

‘L'air entrait dans la poitrine de Ma el Aïnine, puis il expirait avec force, presque sans bouger les lèvres, les yeux fermés, le haut du corps se balançant comme le fût d'un arbre. "Notre Dieu, le maître, notre Dieu, le meilleur, notre Dieu, lumière de la lumière…" Alors, sans même s'en apercevoir, les hommes et les femmes prononcent les paroles du dzikr, c'est leur voix qui s'élève chaque fois que la voix du vieil homme cesse en tremblant… Alors, sans même s'en apercevoir, les musiciens se sont mis à jouer, et leur musique légère parlait avec la voix de Ma el Aïnine…pp60-61 ’

Dans le fragment suivant, le lecteur remarque que certains verbes sont conjugués à l'imparfait à partir de "le guerrier aveugle buvait"; après c'est le présent qui apparaît avec "où l'eau est verte", pour revenir après à l'imparfait avec "il racontait":

‘Alors, comme chaque soir, le guerrier aveugle buvait quelques gorgées à l'outre, mangeait quelques dattes et du pain, puis il s'étendait sur la terre, et il continuait à parler des choses de son pays, de la grande ville sainte de Chinguetti, près du lac de Chinchan. Il parlait de l'oasis où l'eau est verte, où les palmiers sont immenses et donnent des fruits doux comme le miel, où l'ombre est pleine du chant des oiseaux et du rire des jeunes filles qui vont puiser l'eau. Il racontait cela avec sa voix qui chatonnait un peu...pp234-235 ’

Le lecteur note le même mécanisme dans l'exemple suivant, où le présent avec "vers le paysoù il y a des nuages" et le passé composé avec "la caravane de Ma el Aïnine est arrivée" (deux temps commentatifs pour Weinrich) sont employés conjointement avec l'imparfait "il voyait":

‘Il voyait alors, surgis comme des mirages, les villes extraordinaires aux palais de pierre blanche, les tours, les dômes, les grands jardins ruisselants d'eau pure, les arbres chargés de fruits, les massifs de fleurs, les fontaines où s'assemblaient les jeunes filles aux rires légers... D'où venait cette voix, si claire, si douce ? Nour sentait son esprit glisser encore plus loin, au-delà de ce ciel, vers le pays où il y a des nuages noirs chargés de pluie, des rivières profondes et larges où l'eau ne cesse jamais de couler... Là grondentles bruits mystérieux de l'orage, là règnent le froid, la mort...C'est de là que vient l'ordre nouveau, celui qui chasse les hommes bleus du désert, qui fait naître la peur de toutes parts... La caravane de Ma el Aïnine est arrivée un soir au bord du Draa, de l'autre côté des montagnes. Là, en descendant vers l'ouest, ils ont aperçu les fumées...pp238-239-240’

Même remarque pour l'exemple qui suit, où à un temps narratif "on marchait" succède un temps commentatif à partir de "qui frappe le crâne":

‘On marchait dans la lumière qui frappe le crâne, la nuque, qui fait vibrer la douleur dans les membres, qui brûle jusqu'au centre du corps... On n'entendait que le bruit de son cœur, le bruit de ses nerfs, la souffrance qui siffle et grince derrière les tympans. pp361-362 ’

Le passé composé, un temps commentatif, inaugure le chapitre cinq avec "ont quitté", mais juste après c'est l'imparfait qui est employé avec "commandait", et le plus-que-parfait "avait quitté", qui sont tous les deux catégorisés dans les temps narratifs, par H. Weinrich:

‘Les soldats ont quitté Zettat et Ben Ahmed avant l'aube. C'est le général Moinier qui commandait la colonne partie de Ben Ahmed, deux mille fantassins... Le même jour, l'autre colonne, comptant seulement cinq cents hommes, avait quitté la ville de Zettat pour former l'autre branche de la tenaille qui devait pincer les rebelles de Ma el Aïnine sur leur route vers le Nord. p373’

L'emploi des temps narratifs se poursuit aux pages 373 et 375, mais voilà qu'à la page 376, un autre temps verbal surgit appartenant au "monde commenté" de H. Weinrich: il s'agit du présent dont l'emploi se poursuit jusqu'à la fin de la page 378; page 378 marque toujours l'emploi d'un temps commentatif avec le passé composé "a été trahi", et quelques lignes après c'est un temps du "monde raconté" qui apparaît avec l'imparfait: "les chefs sentaient": pour H. Weinrich, ces deux temps ne peuvent pas apparaître ensemble:

‘Il y a si longtemps que les officiers attendent ce moment, et l'état-major de l'armée, à Oran, à Rabat, à Dakar même. Le "fanatique" est acculé, d'un côté la mer, de l'autre au désert. le vieux renard va être obligé de capituler. p376’ ‘Le vieux renard a été trahi par les siens, abandonné. Les unes après les autres, les tribus se sont séparées de lui, parce que les chefs sentaient que la progression des Chrétiens était irrésistible, au nord, au sud, ils venaient même par la mer, ils traversaient le désert, ils étaient aux portes du désert, à Tindouf, à Tabelbala, à Ouadane, ils occupaient même la ville sainte de Chinguetti, là où Ma el Aïnine avait d'abord donné son enseignement. pp378-379 ’

L'emploi de l'imparfait, et du plus-que-parfait se poursuit jusqu'à la fin de la page 380, pour laisser la place après au présent:

‘Maintenant, la troupe des tirailleurs noirs occupe toute la vallée du fleuve Tadla, devant le gué, tandis que les notables de Kasbah Tadla sont venus apporter leur soumission aux officiers français. Les fumées des feux de camp montent dans l'air du soir, et l'observateur civil regarde, comme à chaque étape, le beau ciel nocturne qui se dévoile lentement. p381’

Au chapitre sept, le lecteur se trouve devant un temps narratif avec l'imparfait, mais aussi un temps commentatif avec le passé composé:

‘Immobile sur son cheval qui tressaillait d'impatience, il regardait les hommes étranges qui avançaient lentement vers le fleuve comme à l'exercice. Plusieurs fois, Moulay Sebaa a essayé de donner l'ordre de la retraite, mais les guerriers des montagnes n'écoutaient pas ses ordres. Ils poussaient leurs chevaux au galop dans cette ronde frénétique, ivres de poussière et de l'odeur de la poudre, poussant des cris dans leur langue sauvage, invoquant les noms de leurs saints. Quand la ronde s'achèvera, ils bondiront vers le piège qui leur est tendu, ils mourront tous. Moulay Sebaa ne pouvait plus rien, à présent, et des larmes de douleur emplissaient déjà ses yeux. De l'autre côté du lit du fleuve desséché, le colonel Mangin a fait disposer les mitrailleuses à chaque aile de son armée, en haut des collines de pierres. Quand les cavaliers maures chargeront vers le centre, au moment où ils traverseront le lit du fleuve, le tir croisé des mitrailleuses les balaiera, et il n'y aura plus qu'à donner le coup de grâce, à la baïonnette. pp434-435’

Un autre temps commentatif fait son apparition dans l'exemple précédent: c'est le futur de l'indicatif à partir de "quand la ronde s'achèvera", pour laisser la place après à l'imparfait "Moulay Sebaa ne pouvait plus rien", et quand le lecteur croit que ce va-et-vient est enfin terminé, voilà que quelques lignes après, le futur refait son apparition avec "quand les cavaliers maures chargeront".

Pour conclure, disons qu'une instabilité se met en place à chaque fois qu'un temps commentatif (comme le présent ou le futur) succède à un temps narratif (comme l'imparfait ou un plus-que-parfait ), ce qui a pour conséquence de désorienter le lecteur, qui s'aperçoit que ces passages temporels sont assez rares par rapport à l'économie générale du premier texte.

De même que nous avons démontré les limites d'une théorie comme celle de H. Weinrich qui se heurte à des difficultés insurmontables quand elle se trouve confrontée à des textes, comme Désert, qui mettent en difficulté ses présupposés.