4.2.2. Deux temps verbaux différents pour un même personnage.

Pour poursuivre ce qui a été dit dans la dernière partie sur l'effet-instabilité, nous allons nous intéresser dans cette partie à une autre façon de créer l'effet-instabilité: c'est quand le lecteur se trouve devant une variation dans les temps verbaux qui affecte un même personnage.

Ainsi dans l'exemple suivant, une série de verbes au plus-que-parfait se trouvent rattachée aux "voyageurs", mais le lecteur ne comprend pas pourquoi cette série est interrompue brusquement par l'emploi de l'imparfait "attendaient":

‘Ils avaient déployé la toile lourde de leurs tentes, ils s'étaient enroulés dans leurs manteaux de laine, ils attendaient la nuit. p18’

Dans l'extrait suivant, un imparfait "savait" est rattaché à "Nour" au beau milieu d'une série de verbes conjuguée au passé simple attribuée toujours à Nour; ce que le lecteur ne comprend pas c'est qu'il n'y a pas continuation dans l'emploi du passé simple:

‘Nour se leva, et vit que son père et son frère n'étaient plus sous la tente...Nour commença à marcher sur le chemin de sable...Il n'y avait aucun bruit, comme si tous les hommes étaient endormis, mais Nour savait que les hommes n'étaient pas sous les tentes... Quand il approcha des murs de la ville, Nour entendit la rumeur des hommes. Il vit, un peu plus loin, la silhouette...p36 ’

De la page 49 jusqu'à la page 52, une série de verbes employée au passé simple réfère aux activités de Nour: "resta", "marcha", mais cette série est interrompue par le surgissement brusque et inexplicable d'un verbe à l'imparfait: "percevait" (toujours référant aux activités de Nour) pour revenir après au passé simple avec "arriva":

‘Nour resta un long moment à les regarder, et à regarder les murs usés par le vent. Puis il marcha vers le centre de la place. La terre était dure et chaude sous ses pieds nus, comme les dalles de pierre du désert. Le bruit de la musique des flûtes s'éteignait ici, dans cette cour déserte, comme si Nour était à l'autre bout du monde. Tout devenait immense, tandis que le jeune garçon marchait vers le centre de la place. Il percevait avec netteté les battements de son sang dans les artères de son cou et de ses tempes, et le rythme de son cœur semblait résonner jusque dans le sol sous la plante de ses pieds. Quand Nour arriva près du mur d'argile, à l'endroit où le vieil homme s'était accroupi pour dire sa prière, il se jeta sur le sol, la face contre la terre, sans bouger, sans plus penser à rien. pp52-53 ’

Dans l'extrait qui suit, c'est le même mécanisme qui est à l'œuvre, puisque des verbes se rattachant à Nour sont employés au passé simple: "se réveilla" "vit", mais voilà qu'un imparfait est employé de façon inexplicable "se reculait", pour revenir après au passé simple avec "dit Nour", et enfin à l'imparfait "regardait", "se couchait", ce qui accentue encore l'instabilité:

‘Plus tard, dans la nuit Nour, se réveilla en sursaut. Il vit le guerrier aveugle qui était penché vers lui. La clarté des étoiles faisait luire vaguement son visage plein de souffrance. Comme Nour se reculait, presque effrayé, l'homme dit à voix basse: ’ ‘"Est-ce qu'il va me rendre la vue ? Est-ce que je pourrai voir à nouveau ?" ’ ‘"Je ne sais pas", dit Nour.’ ‘Le guerrier aveugle gémit et retomba sur le sol, la tête dans la poussière. Nour regardait autour de lui...Alors Nour se couchait sur le côté, la joue contre son bras, et il regardait longuement le vieil homme...p244’

L'extrait qui suit, tiré du chapitre trois, présente une structure autrement plus complexe du fait de la succession de trois temps verbaux pour un seul personnage (Nour), sans qu'il y ait poursuite de l'emploi de l'un d'eux: ainsi d'abord c'est le passé composé qui est utilisé avec "a senti" (page 250), après c'est l'imparfait qui apparaît avec "marchait" et "respirait" (page 251), et enfin c'est le passé simple qui se trouve employé avec "se mit", "secontenta" (page 251):

‘Lorsque la nouvelle s'est répandue parmi les voyageurs, Nour a senti encore une fois l'impression du vide...p250’ ‘Nour marchait sur les galets de la rivière...Nour respirait cette odeur pour la première fois... Même quand un taon le piqua tout à coup à travers ses vêtements, il ne se mit pas en colère, et se contenta de le chasser de la main. p251’

Dans l'exemple qui suit, au passé composé avec "se sontarrêtés" et "ils l'ont regardée" succède l'imparfait "sentaient", tous rattachés aux voyageurs:

‘Les voyageurs se sont arrêtés dans la vallée, en contrebas de la ville, et ils l'ont regardée longtemps, avec amour et crainte à la fois. Maintenant, pour la première fois depuis le commencement de leur voyage, ils sentaient combien ils étaient las...p252’

Deux temps verbaux sont employés pour Ma el Aïnine: d'abord (page 374) c'est le plus-que-parfait avec "avait juré" et "il avait disparu", après, et à la page 377, c'est un autre temps verbal qui apparaît, en l'occurrence le présent de l'indicatif avec "peut-il encore, le vieil homme":

‘Il y avait si longtemps que le général Moinier attendait cet instant. Chaque fois qu'on parlait du Sud, du désert, il pensait à lui, Ma el Aïnine, l'irréductible, le fanatique, l'homme qui avait juré de chasser tous les Chrétiens du sol du désert... On le signalait dans le Nord, près des premiers postes de contrôle. Quand on allait voir, il avait disparu...p374’ ‘Que peut-il encore, le vieil homme de Smara, seul contre cette vague d'argent et de balles ? Que peut son regard farouche d'animal traqué...p377’

Le lecteur se trouve dérouté dans l'exemple suivant, puisque pour un même personnage, "Moulay Sebaa", il y a emploi de l'imparfait avec "regardait" "savait" "regardait", puis du passé composé avec "a essayé", pour retourner ensuite à l'imparfait avec "ne pouvait plus":

‘À l'écart du tourbillon, Moulay Sebaa, vêtu de son manteau blanc, regardait avec inquiétude la longue ligne des soldats des Chrétiens... Il savait que la bataille était perdue d'avance, comme autrefois... Immobile sur son cheval qui tressaillait d'impatience, il regardait les hommes étranges qui avançaient lentement...Plusieurs fois, Moulay Sebaa a essayé de donner l'ordre de la retraite... Moulay Sebaa ne pouvait plus rien, à présent, et des larmes de douleur emplissaient déjà ses yeux. pp434-435 ’

Dans cette partie, l'objectif était de démontrer que le lecteur s'est trouvé pris dans une sorte de balancement causé par l'emploi de différents temps verbaux pour un même personnage, et ce qui accentue encore ce balancement, c'est que ce lecteur n'arrive pas à expliquer ces variations qui semblent n'obéir qu'à l'arbitraire.