4.2.4. Deux temps verbaux en concurrence: le passé simple et le passé composé.

Il s'agit dans cette étude de voir comment deux temps verbaux, décrits par les spécialistes de la temporalité verbale en français comme plus au moins proches l'un de l'autre, se trouvent en concurrence dans le premier texte de Désert: ces deux temps verbaux sont le passé simple et le passé composé.

C. Touratier a souligné dans le Système verbal français que

‘dans les textes écrits qui utilisent le passé composé et le passé simple, il arrive fréquemment que les auteurs passent du passé simple au passé composé, sans que l'on sente une véritable différence. (1996: 150). ’

C. Vetters note encore dans Temps, aspect et narration,que plusieurs temps verbaux peuvent se substituer au passé simple, entre autres le passé composé, "le passé simple et le passé composé ont plusieurspoints en commun", (1996: 153-154):

  • l'événement qu'ils affectent se situe avant t0, c'est-à-dire le moment de la parole;
  • ils sont inaptes à exprimer la modalité; exemple: "c'est ta faute, il fallait/*fallut/*a fallu réfléchir".
  • ils alternent souvent à l'intérieur du texte: "Je l'ai vu à dix-neuf ans sous le feu des Turcs dans une île du Danube. Je lui donnai mission d'aller d'Odessa à Moscou", (Aragon).

Il nous reste maintenant à situer le principal point divergent entre ces deux temps verbaux:

J. P. Confais s'appuie sur l'une des notions pour faire la différence entre les deux temps: cette notion est [+ total], ou [- total]:

  • au passé simple, on a un déroulement total ou complet des phases d'un procès, c'est-à-dire le début, le milieu et la fin:
  • le passé composé, au contraire, ne vise pas l'accomplissement de toutes les phases du procès [-total], mais uniquement la phase extérieure, c'est-à-dire l'état résultant commençant à partir du trait vertical en gras:

Les deux schémas sont extraits de J. P. Confais , (1995: 211)

Pour ce qui concerne le premier texte de Désert, nous nous contenterons de relever les exemples où ces deux temps verbaux alternent, dans une sorte de concurrence.

Dans l'exemple qui suit, ces deux temps verbaux sont employés pour le père de Nour: d'abord c'est le passé composé qui est utilisé (page 28), puis le passé simple (page 31):

‘Par la porte ronde, quand il a fait basculer la large pierre, le guide a vul'ombre puissante et froide, et il lui a semblé sentir sur son visage comme un souffle. p28’ ‘Puis, quand tout fut fini, l'homme se releva lentement et fit sortir son fils. Il alla s'asseoir contre le mur du tombeau, près de la porte, et il roula de nouveau la pierre...p31 ’

Même remarque pour l'exemple qui suit, extrait du premier chapitre:

‘L'homme l'a regardé sans rien dire, en souriant un peu... L'homme titubait un peu en marchant sur le chemin, et il dut s'appuyer sur l'épaule de Nour... ’ ‘Quand ils arrivèrent devant le premier puits, Nour et son père s'arrêtèrent encore, pour laver soigneusement chaque partie de leur corps. Puis ils ont dit la dernière prière, tournés vers le côté d'où venait la nuit. p32’

Dans l'exemple précédent, on a pour "l'homme", l'emploi du passé composé avec "l'a regardé", puis du passé simple avec "dut"; alors que pour "ils" c'est le passé simple qui est employé avec "arrivèrent" et "s'arrêtèrent", pour laisser la place après au passé composé avec "ils ont dit".

Dans l'extrait suivant, c'est le passé composé qui apparaît d'abord rattaché à "Nour", pour être remplacé quelques lignes par le passé simple à partir de "Nour futreposé":

‘Nour lui a donné à boire un peu de son eau, il a remis sa charge sur ses épaules, et il a placé la main du guerrier sur son manteau... Quand Nour fut reposé, il ramassa son fardeau, mais sans le nouer autour de sa poitrine. Il prit la main du guerrier aveugle, et ils marchèrent jusqu'au puits. pp228-229 ’

Le même mécanisme se poursuit dans l'exemple suivant où c'est le passé composé qui est utilisé, "est arrivée", rattaché à "la caravane" (page 240), pour ensuite laisser la place au passé simple avec "la caravane atteignit" (page 243):

‘La caravane de Ma el Aïnine est arrivée un soir au bord du Draa, de l'autre côté des montagnes. p240’ ‘Le soir même, la caravane atteignit le puits profond...p243’

Même mécanisme dans les deux exemples qui suivent, où "Nour" se trouve pourvu des deux temps verbaux:

‘Lorsque la nouvelle s'est répandue parmi les voyageurs, Nour a senti encore une fois l'impression du vide...p250’ ‘Même quand un taon le piqua tout à coup à travers ses vêtements, il ne se mit pas en colère, et se contenta de le chasser de la main. p251’

Les deux exemples qui suivent sont les derniers à appuyer notre hypothèse selon laquelle le passé simple, et le passé composé se trouvent en concurrence, puisque le même sujet "ils" se trouve rattaché au passé composé avec "ils sont entrés", puis au passé simple avec "arrivèrent":

‘De l'autre côté des montagnes, ils sont entrés sur la grande plaine rouge, et ils ont marché vers le nord... Quand ils arrivèrent devant la grande ville de Marrakech, ils n'osèrent pas s'approcher...p368 ’

Il y a des indices qui prouvent au lecteur qu'entre ces deux temps verbaux, c'est le passé composé qui prend le dessus, et finit par supplanter le passé simple; en effet, à l'incipit c'est le passé composé qui est utilisé dès la première ligne du texte, alors que le passé simple y est totalement absent:

‘Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés par la brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement ils sont descendus dans la vallée, en suivant la piste presque invisible. p7’

À l'excipit, le passé simple est présent à travers un seul emploi" fut106", submergé et entouré qu'il est par de nombreux passés composés: "ont creusé", "ont enterré", "ont placé", "ont recommencé":

‘Le lendemain, dès l'aube, les hommes et les femmes ont creusé d'autres tombes pour les guerriers, puis ils ont enterré aussi leurs chevaux. Sur les tombes, ils ont placé de gros cailloux du fleuve. Quand tout fut fini, les derniers hommes bleus ont recommencé à marcher, sur la piste du sud...p438’

D'autres indices encore prouvent que le passé composé est bien plus important que le passé simple dans le premier texte; en effet, comme nous l'avons vu à l'incipit, c'est le passé composé qui est utilisé, et se trouve employé encore une fois à partir de la page 16, tandis que le passé simple n'apparaît qu'à partir de la page 26:

‘Quand ils sont arrivés devant les puits, devant le mur de pierre qui retenait la terre molle, ils se sont arrêtés. Les enfants ont éloigné les bêtes à coups de pierres, pendant que les hommes se sont agenouillés pour prier...pp16-17’ ‘Tout à coup, ils s'arrêtèrent...Puis ils recommencèrent...pp26-27 ’

À la fin du chapitre premier, il y a un emploi alterné du passé simple et du passé composé, mais c'est ce dernier qui clôt le même chapitre avec "ils ont dit":

‘Quand la nuit a commencé à descendre, Nour a eu peur et il a touché l'épaule de son père. L'homme l'a regardé sans rien dire, en souriant un peu. Ensemble ils se sont mis à redescendre la colline vers le lit du torrent desséché. Malgré la nuit qui venait, leurs yeux avaient mal, et le vent chaud brûlait leurs visages et leurs mains. L'homme titubait un peu en marchant sur le chemin, et il dut s'appuyer sur l'épaule de Nour. En bas, au fond de la vallée, l'eau des puits était noire. Les moustiques dansaient dans l'air, cherchaient à piquer les paupières des enfants. Plus loin, près des murs rouges de Smara, les chauves-souris volaient au ras des tentes, tournaient autour des braseros. Quand ils arrivèrent devant le premier puits, Nour et son père s'arrêtèrent encore, pour laver soigneusement chaque partie de leur corps. Puis ils ont dit la dernière prière, tournés vers le côté d'où venait la nuit. p32 ’

Dès la première ligne du chapitre deux, c'est le passé composé qui est utilisé en premier, bien avant le passé simple, qui, lui, se trouve utilisé à partir de la page 35:

‘Alors ils sont venus de plus en plus nombreux dans la vallée de la Saguiet el Hamra. p33’ ‘Nour, étendu sur le côté, la tête appuyée contre son bras, les suivait du regard, en attendant le sommeil. Il s'endormit tout d'un coup, sans s'en apercevoir, les yeux ouverts. p35 ’

À partir de la page 67 -toujours au deuxième chapitre- c'est le passé composé qui se trouve utilisé de façon constante, et cela jusqu'à la fin du chapitre deux, alors qu'il n'y pas la moindre trace du passé simple.

Au chapitre trois, le premier temps employé est le passé composé (page 225), et cet emploi se poursuit jusqu'à la page 228, alors que le premier emploi du passé simple est situé relativement loin, (page 229).

Au début du chapitre quatre, un autre indice démontre au lecteur que c'est le passé composé qui est le plus important, en effet ce dernier est employé en premier, suivi juste après par le passé simple:

‘La mort est venue. Elle a commencé par les moutons et les chèvres, les chevaux aussi...Puis ce fut le tour des enfants...p358 ’

Presque à la fin de ce chapitre, et à partir de la page 369, c'est le passé composé qui est employé de façon systématique, et cela sans que le passé simple soit utilisé.

Même observation pour ce qui concerne le chapitre sept: en effet c'est le passé composé qui se trouve utilisé dès la première ligne, alors que le passé simple est absent:

‘Alors ils sont venus pour la dernière fois, ils sont apparus sur la grande plaine...p424 ’

Il faut noter aussi qu'au chapitre cinq, les temps verbaux du passé sont présents, avec l'imparfait, le plus-que-parfait, et le passé composé, à l'exception du passé simple, puisque aucun emploi de ce dernier temps n'est enregistré. Même remarque pour le chapitre sept, où l'imparfait et le passé composé sont présents, alors que le passé simple est quasi-absent, avec un seul emploi à la page 438.

Il arrive que l'on ait emploi successif du passé composé et du passé simple, mais ce dernier se trouve vite supplanté par le passé composé comme dans les exemples qui suivent tirés du chapitre trois où tout d'abord c'est le passé composé qui est employé à la page 228 et une partie de la page 229:

‘Nour lui a donné à boire un peu de son eau, il a remis sa charge sur ses épaules, et il a placé la main du guerrier sur son manteau...p228 Ils ont recommencé à marcher sur la piste, au-devant du grand nuage de poussière rouge, vers le bout de la vallée... Quand Nour fut reposé, il ramassa son fardeau, mais sans le nouer...Il prit la main du guerrier aveugle, et ils marchèrent jusqu'au puits. p229’

Comme nous le remarquons dans ce dernier exemple, c'est le passé simple qui succède au passé composé à partir de "quand Nour futreposé" jusqu'à "ils marchèrent", mais voilà qu'une page après c'est le passé composé qui réapparaît sans aucun autre emploi du passé simple:

‘Nour s'est penché vers l'eau, et il a bu à longs traits...Quand il a été rassasié, il s'est assis au bord du puits... Nour a cherché un instant son père et sa mère, sans les voir...Nour a choisi l'endroit pour la nuit, près des troupeaux. Il a posé son fardeau, et il a partagé un morceau de pain de mil et des dattes... L'homme a raconté lentement...p230’

Même remarque dans l'exemple qui suit, où un seul emploi du passé simple se trouve entouré par une série de passés composés:

‘Comme cela, ils sont arrivés à la ville sainte de Sidi Ahmed ou Moussa...La caravane s'est installée partout dans la vallée aride...Seuls le cheikh et ses fils, et ceux de la Goudfia sont restés dans l'enceinte... Ce soir-là, il y eut une prière commune sous le ciel étoilé, et les hommes et les femmes se sont rassemblés...p247’

Même constat pour l'extrait suivant, puisque, successivement, c'est le passé composé, et le passé simple qui sont employés, mais à la fin c'est le passé composé qui marque son retour, et sera employé régulièrement et cela jusqu'à la fin du chapitre quatre:

‘De l'autre côté des montagnes, ils sont entrés sur la grande plaine rouge, et ils ont marché vers le nord, allant de village en village... Quand ils arrivèrent devant la grande ville de Marrakech, ils n'osèrent pas s'approcher et ils établirent leur camp...Pendant deux jours, les hommes bleus attendirent, presque sans bouger, à l'abri de leurs tentes et dans les huttes... Enfin, le troisième jour, les fils de Ma el Aïnine sont revenus. À côté d'eux, monté sur un cheval, il y avait un homme de haute stature, vêtu comme les guerriers du Nord, et son nom a couru sur toutes les lèvres... p368’

Il est clair que les indices sont assez nombreux pour orienter le lecteur dans son interprétation que le passé composé est bien plus important que le passé simple: en effet il apparaît, d'après les quelques exemples que nous avons examinés, qu'à chacune des ses apparitions, le passé simple se trouve vite remplacé par le passé composé.

Notes
106.

Nous n'avons signalé aucun autre emploi du passé simple à travers tout le chapitre sept dont est extrait cet exemple, à part ce "fut".