4.2.5. L'imparfait: un temps verbal de base dans le premier texte.

Il y a dans le premier texte des indices qui orientent le lecteur dans son interprétation que l'imparfait est de loin le temps verbal-pivot107, comme dans l'extrait suivant où une série de verbes à l'imparfait "entoure" un seul emploi isolé du plus-que-parfait avec "étaient partis":

‘Le troupeau des chèvres bises et des moutons marchait devant les enfants. Les bêtes aussi allaient sans savoir où, posant leurs sabots sur des traces anciennes. Le sable tourbillonnait entre leurs pattes, s'accrochait à leurs toisons sales. Un homme guidait les dromadaires, rien qu'avec la voix, en grognant et en crachant comme eux. Le bruit rauque des respirations se mêlait au vent, disparaissait aussitôt dans les creux des dunes, vers le sud. Mais le vent, la sécheresse, la faim n'avaient plus d'importance. Les hommes et le troupeau fuyaient lentement, descendant vers le fond de la vallée sans eau, sans ombre Mais le vent, la sécheresse, la faim n'avaient plus d'importance. Les hommes et le troupeau fuyaient lentement, descendaient vers la vallée sans eau, sans ombre. Ils étaient partis depuis des semaines, des mois, allant d'un puits à un autre, traversant les torrents desséchés qui se perdaient dans le sable, franchissant les collines de pierres, les plateaux. Le troupeau mangeait les herbes maigres, les chardons, les feuilles d'euphorbe qu'il partageait avec les hommes. Le soir, quand le soleil était près de l'horizon et que l'ombre des buissons s'allongeait démesurément, les hommes et les bêtes cessaient de marcher. p10 ’

Même remarque dans l'exemple qui suit, où des verbes conjugués au passé composé se trouvent "cernés" par des imparfaits:

‘Il y avait tant de jours, durs et aigus comme le silex, tant d'heures qu'ils attendaient de voir cela. Il y avait tant de souffrance dans leurs corps meurtris, dans leurs lèvres saignantes, dans leur regard brûlé. Ils se hâtaient vers les puits, sans entendre les cris des bêtes ni la rumeur des autres hommes. Quand ils sont arrivés devant les puits, devant le mur de pierre qui retenait la terre molle, ils se sont arrêtés. Les enfants ont éloigné les bêtes à coups de pierres, pendant que les hommes se sont agenouillés pour prier. Puis chacun a plongé son visage dans l'eau et a bu longuement. C'était comme cela, les yeux de l'eau au milieu du désert. Mais l'eau tiède contenait encore la force du vent, du sable, et du grand ciel glacé de la nuit. Tandis qu'il buvait, Nour sentait entrer en lui le vide qui l'avait chassé de puits en puits. L'eau trouble et fade l'écœurait, ne parvenait pas à étancher sa soif. C'était comme si elle installait au fond de son corps le silence et la solitude des dunes et des grands plateaux de pierres. L'eau était immobile dans les puits, lisse comme du métal, portant à sa surface les débris de feuilles et la laine des animaux. À l'autre puits, les femmes se lavaient et lissaient leurs chevelures. pp16-17 ’

L'extrait suivant est tiré de la fin du chapitre deux, et le lecteur se rend compte que l'emploi du passé composé n'est que temporaire, puisque l'imparfait fait son apparition et clôt les dernières lignes de ce chapitre démontrant, si besoin est, que ce temps verbal finit par "prendre le dessus" sur les autres temps verbaux:

‘Quand le jour est venu, à l'est, au-dessus des collines de pierres, les hommes et les femmes ont commencé à marcher vers les tentes. Malgré tous ces jours et toutes ces nuits d'ivresse, personne ne ressentait la fatigue. Ils ont sellé les chevaux, roulé les grandes toiles de laine des tentes, chargé les chameaux. Le soleil n'était pas très haut dans le ciel quand Nour et son frère ont commencé à marcher sur la route de poussière, vers le nord. Ils portaient sur leurs épaules un ballot de linge et de vivres. Devant eux, sur la route, d'autres hommes et d'autres enfants marchaient aussi, et le nuage de poussière grise et rouge commençait à monter vers le ciel bleu. Quelque part, aux portes de Smara, entouré de ses fils, Ma el Aïnine regardait la longue caravane qui s'étirait à travers la plaine désertique. Puis il refermait son manteau blanc, et il poussait son pied sur le cou de son chameau. Lentement, sans se retourner, il s'éloignait de Smara, il s'en allait vers sa fin. p72’

Dans l'exemple qui suit, malgré la diversité des temps verbaux employés:

‘Ce soir-là, il y eut comme une prière commune, sous le ciel étoilé, et les hommes et les femmes se sont rassemblés autour du tombeau du saint. Près des feux allumés, le silence était seulement interrompu par le crépitement des branches sèches, et Nour voyait la silhouette légère du cheikh accroupi par terre, en train de réciter à voix basse la formule du dzikr. Mais ce soir-là, c'était une prière sans cris et sans musique, parce que la mort était trop proche, et que la fatigue avait serré leurs gorges. Il y avait seulement la voix très douce, légère comme une fumée, qui chantonnait dans le silence. Nour regardait autour de lui, et il voyait les milliers d'hommes vêtus de leurs manteaux de laine, assis sur la terre, éclairés de loin en loin par les feux. Ils restaient immobiles et silencieux. C'était la prière la plus intense, la plus douloureuse qu'il eût entendue. Aucun ne bougeait, sauf, de temps à autre, une femme qui allaitait son enfant pour l'endormir, ou un vieillard qui toussait. Dans la vallée aux murs hauts, il n'y avait pas un souffle d'air, et les feux brûlaient très droit et très fort. La nuit était belle et glacée, emplie d'étoiles. Puis la lueur de la lune venait à l'horizon, au-dessus des falaises noires, et le disque d'argent, absolument rond, montait heure par heure vers le zénith. pp247-248 ’

Même remarque pour l'exemple suivant, où après l'emploi:

‘La mort est venue. Elle a commencé par les moutons et les chèvres, les chevaux aussi, qui restaient sur le lit de la rivière, le ventre ballonné, les pattes écartées. Puis ce fut le tour des enfants et des vieillards, qui déliraient, et ne pouvaient plus se relever. Ils mouraient si nombreux qu'on dut faire un cimetière pour eux en aval de la rivière, sur une colline de poussière rouge. On les emportait à l'aube, sans cérémonie, emmaillotés dans de vieilles toiles, et on les enterrait dans un simple trou creusé à la hâte, sur lequel on posait ensuite quelques pierres pour que les chiens sauvages ne les déterrent pas. En même temps que la mort, c'était le vent du Chergui qui était venu. Il soufflait par rafales, enveloppant les hommes dans ses plis brûlants, effaçant toute humidité de la terre. Chaque jour, Nour errait sur le lit du fleuve, avec d'autres enfants, à la recherche des crevettes. Il plaçait aussi des pièges faits avec des lacets d'herbe et des brindilles, pour capturer les lièvres et les gerboises, mais souvent les renards étaient passés avant lui. pp358-356’

Si au début du chapitre cinq, c'est le passé composé qui est employé en premier, il se trouve vite relayé, et submergé par plusieurs emplois de l'imparfait:

‘Les soldats ont quitté Zettat et Ben Ahmed avant l'aube. C'est le général Moinier qui commandait la colonne partie de Ben Ahmed, deux mille fantassins armés de fusils Lebel. Le convoi avançait lentement sur la plaine brûlée, dans la direction de la vallée du fleuve Tadla. En tête de la colonne, il y avait le général Moinier, deux officiers français, et un observateur civil. Un guide maure les accompagnait, vêtu comme les guerriers du Sud, monté à cheval, comme les officiers. p373 ’

Même remarque dans l'exemple qui suit tiré de la même page, où c'est le plus-que-parfait qui inaugure ce nouveau paragraphe, mais sa présence demeure brève et éphémère, puisque c'est l'imparfait qui prend après le relais:

‘Le même jour, l'autre colonne, comptant seulement cinq cents hommes, avait quitté la ville de Zettat, pour former l'autre branche de la tenaille qui devait pincer les rebelles de Ma el Aïnine sur leur route vers le Nord. Devant les soldats, la terre nue s'étendait à perte de vue, ocre, rouge, grise, brillante sous le bleu du ciel. Le vent ardent de l'été passait sur la terre, soulevait la poussière, voilait la lumière comme une brume. Personne ne parlait. Les officiers à l'avant poussaient leurs chevaux pour se séparer du reste de la troupe, dans l'espoir d'échapper un peu au nuage de poussière suffocante. Leurs yeux guettaient l'horizon, pour voir ce qu'il y aurait: l'eau, les villages de boue, ou l'ennemi. pp373-374’

Nous pouvons multiplier les exemples à l'envi, mais les extraits que nous avons choisis sont plus que suffisants pour appuyer notre hypothèse selon laquelle l'imparfait est le temps-pivot dans le premier texte.

Il y a d'autres indices encore plus déterminants qui prouvent au lecteur que ce temps verbal est le temps dominant dans ce texte:

‘Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés par la brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement ils sont descendus dans la vallée, en suivant la piste presque invisible. En tête de la caravane, il y avait les hommes, enveloppés dans leurs manteaux de laine, leurs visages masqués par le voile bleu. Avec eux marchaient deux ou trois dromadaires, puis les chèvres et les moutons harcelés par les jeunes garçons. Les femmes fermaient la marche. C'étaient des silhouettes alourdies, encombrées par les lourds manteaux, et la peau de leurs bras et de leurs fronts semblait encore plus sombre dans les voiles d'indigo. Ils marchaient sans bruit dans le sable, lentement, sans regarder où ils allaient. Le vent soufflait continûment, le vent du désert, chaud le jour, froid la nuit. Le sable fuyait autour d'eux, entre les pattes des chameaux, fouettait le visage des femmes qui rabattaient la toile bleue sur leurs yeux. Les jeunes enfants couraient, les bébés pleuraient, enroulés dans la toile bleue sur le dos de leur mère. Les chameaux grommelaient, éternuaient. Personne ne savait où on allait. pp7-8’ ‘Quand tout fut fini, les derniers hommes bleus ont recommencé à marcher, sur la piste du sud, celle qui est si longue qu'elle semble n'avoir pas de fin. Nour marchait avec eux, pieds nus, sans rien d'autre que son manteau de laine, et un peu de pain serré dans un linge humide. Ils étaient les derniers Imazighen, les derniers hommes libres...p438’ ‘Chaque soir, leurs lèvres saignantes cherchaient la fraîcheur des puits, la boue saumâtre des rivières alcalines. Puis, la nuit froide les enserrait, brisait leurs membres et leur souffle, mettait un poids sur leur nuque. Il n'y avait pas de fin à la liberté, elle était vaste comme l'étendue de la terre, belle et cruelle comme la lumière, douce comme les yeux de l'eau. Chaque jour, à la première aube, les hommes libres retournaient vers leur demeure, vers le sud, là où personne d'autre ne savait vivre. Chaque jour, avec les mêmes gestes, ils effaçaient les traces de leurs feux, ils enterraient leurs excréments. Tournés vers le désert, ils faisaient leur prière sans paroles. Ils s'en allaient, comme dans un rêve, ils disparaissaient. p439 ’
Notes
107.

Comme déjà mentionné plus haut (page 334), cette notion est empruntée à Anne Judge, et suppose l'existence d'un temps verbal qui domine du début jusqu'à la fin du texte, avec d'autres temps verbaux qui y gravitent autour.