Il y a dans le premier texte des indices qui orientent le lecteur dans son interprétation que l'imparfait est de loin le temps verbal-pivot107, comme dans l'extrait suivant où une série de verbes à l'imparfait "entoure" un seul emploi isolé du plus-que-parfait avec "étaient partis":
‘Le troupeau des chèvres bises et des moutons marchait devant les enfants. Les bêtes aussi allaient sans savoir où, posant leurs sabots sur des traces anciennes. Le sable tourbillonnait entre leurs pattes, s'accrochait à leurs toisons sales. Un homme guidait les dromadaires, rien qu'avec la voix, en grognant et en crachant comme eux. Le bruit rauque des respirations se mêlait au vent, disparaissait aussitôt dans les creux des dunes, vers le sud. Mais le vent, la sécheresse, la faim n'avaient plus d'importance. Les hommes et le troupeau fuyaient lentement, descendant vers le fond de la vallée sans eau, sans ombre Mais le vent, la sécheresse, la faim n'avaient plus d'importance. Les hommes et le troupeau fuyaient lentement, descendaient vers la vallée sans eau, sans ombre. Ils étaient partis depuis des semaines, des mois, allant d'un puits à un autre, traversant les torrents desséchés qui se perdaient dans le sable, franchissant les collines de pierres, les plateaux. Le troupeau mangeait les herbes maigres, les chardons, les feuilles d'euphorbe qu'il partageait avec les hommes. Le soir, quand le soleil était près de l'horizon et que l'ombre des buissons s'allongeait démesurément, les hommes et les bêtes cessaient de marcher. p10 ’Même remarque dans l'exemple qui suit, où des verbes conjugués au passé composé se trouvent "cernés" par des imparfaits:
‘Il y avait tant de jours, durs et aigus comme le silex, tant d'heures qu'ils attendaient de voir cela. Il y avait tant de souffrance dans leurs corps meurtris, dans leurs lèvres saignantes, dans leur regard brûlé. Ils se hâtaient vers les puits, sans entendre les cris des bêtes ni la rumeur des autres hommes. Quand ils sont arrivés devant les puits, devant le mur de pierre qui retenait la terre molle, ils se sont arrêtés. Les enfants ont éloigné les bêtes à coups de pierres, pendant que les hommes se sont agenouillés pour prier. Puis chacun a plongé son visage dans l'eau et a bu longuement. C'était comme cela, les yeux de l'eau au milieu du désert. Mais l'eau tiède contenait encore la force du vent, du sable, et du grand ciel glacé de la nuit. Tandis qu'il buvait, Nour sentait entrer en lui le vide qui l'avait chassé de puits en puits. L'eau trouble et fade l'écœurait, ne parvenait pas à étancher sa soif. C'était comme si elle installait au fond de son corps le silence et la solitude des dunes et des grands plateaux de pierres. L'eau était immobile dans les puits, lisse comme du métal, portant à sa surface les débris de feuilles et la laine des animaux. À l'autre puits, les femmes se lavaient et lissaient leurs chevelures. pp16-17 ’L'extrait suivant est tiré de la fin du chapitre deux, et le lecteur se rend compte que l'emploi du passé composé n'est que temporaire, puisque l'imparfait fait son apparition et clôt les dernières lignes de ce chapitre démontrant, si besoin est, que ce temps verbal finit par "prendre le dessus" sur les autres temps verbaux:
‘Quand le jour est venu, à l'est, au-dessus des collines de pierres, les hommes et les femmes ont commencé à marcher vers les tentes. Malgré tous ces jours et toutes ces nuits d'ivresse, personne ne ressentait la fatigue. Ils ont sellé les chevaux, roulé les grandes toiles de laine des tentes, chargé les chameaux. Le soleil n'était pas très haut dans le ciel quand Nour et son frère ont commencé à marcher sur la route de poussière, vers le nord. Ils portaient sur leurs épaules un ballot de linge et de vivres. Devant eux, sur la route, d'autres hommes et d'autres enfants marchaient aussi, et le nuage de poussière grise et rouge commençait à monter vers le ciel bleu. Quelque part, aux portes de Smara, entouré de ses fils, Ma el Aïnine regardait la longue caravane qui s'étirait à travers la plaine désertique. Puis il refermait son manteau blanc, et il poussait son pied sur le cou de son chameau. Lentement, sans se retourner, il s'éloignait de Smara, il s'en allait vers sa fin. p72’Dans l'exemple qui suit, malgré la diversité des temps verbaux employés:
Même remarque pour l'exemple suivant, où après l'emploi:
Si au début du chapitre cinq, c'est le passé composé qui est employé en premier, il se trouve vite relayé, et submergé par plusieurs emplois de l'imparfait:
‘Les soldats ont quitté Zettat et Ben Ahmed avant l'aube. C'est le général Moinier qui commandait la colonne partie de Ben Ahmed, deux mille fantassins armés de fusils Lebel. Le convoi avançait lentement sur la plaine brûlée, dans la direction de la vallée du fleuve Tadla. En tête de la colonne, il y avait le général Moinier, deux officiers français, et un observateur civil. Un guide maure les accompagnait, vêtu comme les guerriers du Sud, monté à cheval, comme les officiers. p373 ’Même remarque dans l'exemple qui suit tiré de la même page, où c'est le plus-que-parfait qui inaugure ce nouveau paragraphe, mais sa présence demeure brève et éphémère, puisque c'est l'imparfait qui prend après le relais:
‘Le même jour, l'autre colonne, comptant seulement cinq cents hommes, avait quitté la ville de Zettat, pour former l'autre branche de la tenaille qui devait pincer les rebelles de Ma el Aïnine sur leur route vers le Nord. Devant les soldats, la terre nue s'étendait à perte de vue, ocre, rouge, grise, brillante sous le bleu du ciel. Le vent ardent de l'été passait sur la terre, soulevait la poussière, voilait la lumière comme une brume. Personne ne parlait. Les officiers à l'avant poussaient leurs chevaux pour se séparer du reste de la troupe, dans l'espoir d'échapper un peu au nuage de poussière suffocante. Leurs yeux guettaient l'horizon, pour voir ce qu'il y aurait: l'eau, les villages de boue, ou l'ennemi. pp373-374’Nous pouvons multiplier les exemples à l'envi, mais les extraits que nous avons choisis sont plus que suffisants pour appuyer notre hypothèse selon laquelle l'imparfait est le temps-pivot dans le premier texte.
Il y a d'autres indices encore plus déterminants qui prouvent au lecteur que ce temps verbal est le temps dominant dans ce texte:
Comme déjà mentionné plus haut (page 334), cette notion est empruntée à Anne Judge, et suppose l'existence d'un temps verbal qui domine du début jusqu'à la fin du texte, avec d'autres temps verbaux qui y gravitent autour.