5. L'imparfait et le présent: deux temps verbaux proches.

Le but de cette étude est de démontrer qu'aussi bien l'imparfait que le présent, qui sont respectivement les deux temps-pivots dans le premier et le deuxième texte de Désert, se partagent plusieurs points en commun.

C. Touratier, par exemple, donne les différentes valeurs du présent, (1996: 88):

Il y a aussi ce présent historique inséré dans un récit qui signale que les évènements se sont déroulés au passé, et dont certains se trouvent mis au présent au niveau de la forme verbale:

Exemple: 108

Le début de la bataille contre les Maures, dans le Cid (le présent en gras):

‘J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés,
Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés;
Le reste dont le nombre augmentait à toute heure,
Brûlant d'impatience autour de moi demeure. ’
  • le présent à valeurde futur: comme dans"dès que j'ai des nouvelles de lui, je vous informe".

On a aussi le présent de vérité générale, et le présent d'habitude ou de répétition.

L'imparfait aussi peut prendre plusieurs valeurs: C. Touratier en donne les différentes valeurs, (1996: 112):

  • l'imparfait des descriptions et des fonds de décor; l'imparfait des commentaires et des explications qui contribue à expliciter la logique interne du récit, l'imparfait de rupture qui se présente après un passé simple et fait avancer le récit, contrairement à l'imparfait de description.

Il est évident que ces deux temps verbaux se caractérisent par leur malléabilité dans le sens où l'un et l'autre peuvent prendre plusieurs valeurs à la fois.

D'autres linguistes encore, spécialistes de la temporalité verbale en français, ont établi que le présent etl'imparfait de l'indicatif sont proches l'un de l'autre.

C'est le cas notamment de C. Vet qui, dans Temps, aspects et adverbes de temps en français contemporain, a démontré que le système verbal en français est bâti sur deux centres: le présent et l'imparfait

‘qui sont les seuls temps par rapport auxquels on peut former un temps indiquant l'antériorité et un temps indiquant la postériorité. (1980 : 31)’

Le premier sous-système dont le centre est le présent, coïncide avec le moment de la parole (s), alors que le second, dont le centre est l'imparfait, est antérieur à ce point (s): les deux temps qui sont les deux points de référence sont désignés par le symbole rx.

Ainsi le passé surcomposé (PSC), le passé composé (PC), le passé récent (PREC) sont antérieurs au présent (PR), tandis que le futur proche (FPRO), le futur antérieur (FA), et le futur (FUT) sont postérieurs au présent.

Le plus-que-parfait surcomposé (PQPS), le plus-que-parfait (PQP), le passé récent du passé (PRECP), sont antérieurs à l'imparfait, alors que le futur proche du passé (FPROP), le futur antérieur du passé (FAP), et le futur du passé (FUTP) sont postérieurs à l'imparfait.

Le schéma suivant illustre de façon clair cette répartition entre les différents temps:

(Schéma extrait de C. Vet ; 1980: 35)

P. le Goffic a postulé la même hypothèse quant aux caractéristiques des deux temps:

‘Il est frappant de constater l'étendue des emplois et des valeurs qui leur sont communs. (1986: 62) ’

Il donne des arguments à l'appui de son hypothèse:

  • l'imparfait et le présent peuvent exprimer le passé récent et le futur proche:

Exemples:

  • passé récent à l'imparfait :"il rentrait tout juste";
  • passé récent au présent: et "il rentre tout juste"
  • futur proche à l'imparfait: "il repartait le lendemain",
  • futur proche au présent: "il repart demain",
  • tous les deux peuvent se combiner avec être en train de, aller, venir de, et avec depuis et jusqu'à.

A. Molendijk a noté dans Le passé simple et l'imparfait: une approche reichenbachienne, une similitude entre les deux temps:

‘L'IMP et le PRES présentent une similitude syntaxique remarquable. (1990: 13).’

Il donne des exemples pour étayer son hypothèse de similitude, (1990:16):

  • le présent et l'imparfait se combinent avec un complément qui indique la répétition du fait raconté avec parfois/ bien des fois:
‘Il dîne/ dînait parfois’
  • le présent et l'imparfait se combinent avec un complément qui marque la continuation du fait.
‘Il travaille/ travaillait encore/ toujours.’

Dans Désert, le lecteur ne manque pas de remarquer qu'il existe des "similitudes" entre ces deux temps verbaux, et cela au niveau de leur combinaison avec certaines expressions de temps:

  • la durativité:
    • lentement et continûment (ou continuellement);
      • le premier texte:
‘Ils marchaient sans bruit dans le sable, lentement, sans regarder où ils allaient. Le vent soufflait continûment, le vent du désert...p7 ’
  • le deuxième texte:
‘Lalla marche lentement...p75’ ‘Il n'y a que l'homme bleu du désert qui la regarde continuellement...p95’
  • la permanence:
    • toujours:
      • le premier texte:
‘Les routes étaient circulaires, elles conduisaient toujours au point de départ, traçant des cercles de plus en plus étroits...p24’
  • le deuxième texte:
‘Le Hartani n'y pense pas non plus. Lui, il reste toujours comme un enfant...p190’
  • l'itérativité:
    • tantôt...tantôt:
      • le premier texte:
‘Il parlait, tantôt à voix pleine, tantôt en murmurant et en chantonnant...p29’
  • le deuxième texte:
‘Tantôt elle suit les quais, en regardant la silhouette des cargos; tantôt elle remonte les grandes avenues...p266 ’
  • de temps en temps:
    • le premier texte:
‘De temps en temps, quand une vieille femme, ou un soldat blessé marchait vers lui, il essayait de leur parler, il s'approchait d'eux...pp227-228’
  • le deuxième texte:
‘Certains chantent, de temps en temps, pour chasser l'angoisse...p409’
  • parfois:
    • le premier texte:
‘Parfois, le soir, quand ils arrivaient devant le puits, des hommes et des femmes bleus, sortis du désert, accouraient vers eux avec des offrandes...p245 ’
  • le deuxième texte:
‘...on dit même que la nuit, parfois, on entend les gémissements des prisonniers...p301 ’
  • de temps à autre:
    • le premier texte:
‘Aucun ne bougeait, sauf, de temps à autre, une femme qui allaitait son enfant pour l'endormir, ou un vieillard qui toussait. pp247-248’
  • dans le deuxième texte:
‘Le mari d'Aamma mange lentement...et de temps à autre il s'arrête de manger pour lécher les gouttes d'huile...p172’
  • chaque jour:
    • le premier texte:
‘Chaque jour, Nour errait sur le lit du fleuve, avec d'autres enfants, à la recherche des crevettes...p358’
  • le deuxième texte:
‘Chaque jour, Lalla sort avant que sa tante soit réveillée...p269’
  • quelquefois:
    • le premier texte:
‘Quelquefois, le grand cheikh et ses fils allaient jusqu'aux remparts de la ville, pour demander des terres, des semences, une part des palmeraies. p359’
  • le deuxième texte:
‘Quelquefois c'est Naman le pêcheur qui vient manger dans la maison d'Aamma...p102 ’

Le lecteur remarque aussi que ces deux temps verbaux ont une forte propension à s'insérer dans les séquences descriptives (en italique) :

  • le premier texte; rappelons que le temps verbal qui domine dans ce texte est l'imparfait:
‘Un seul d'entre eux portait un fusil, une carabine à pierre au long canon de bronze noirci. Il la portait sur sa poitrine, serrée entre ses deux bras, le canon dirigé vers le haut comme la hampe d'un drapeau. Ses frères marchaient à côté de lui, enveloppés dans leurs manteaux, un peu courbés en avant sous le poids de leurs fardeaux. Sous leurs manteaux, leurs habits bleus étaient en lambeaux, déchirés par les épines, usés par le sable. Derrière le troupeau extenué, Nour, le fils de l'homme au fusil, marchait devant sa mère et ses sœurs. Son visage était sombre, noirci par le soleil, mais ses yeux brillaient, et la lumière de son regard était presque surnaturelle. p9 ’ ‘ Maintenant, ils étaient apparus au-dessus de la vallée de la Saguiet el Hamra, ils descendaient lentement les pentes de sable. Au fond de la vallée, commençaientlestracesde la vie humaine: champs de terre entourés de murs de pierre sèche, enclos pour les chameaux, baraquements de feuilles de palmier nain, grandes tentes de laine pareilles à des bateaux renversés. p14 ’ ‘D'autres hommes allaient et venaient, entre les tentes. C'étaient les guerriers bleus du désert, masqués, armés de poignards et de longs fusils, qui marchaient à grands pas, sans regarder personne. Les esclaves soudanais vêtus de haillons portaient les charges de mil ou de dattes, les outres d'huile. Des fils de grande tente, vêtus de blanc et de bleu sombre, des chleuhs à la peau presque noire, des enfants de la côte, aux cheveux rouges et à la peau tachée, des hommes sans race, sans nom, des mendiants lépreux qui n'approchaient pas de l'eau. pp17-18 ’ ‘La plupart de ceux qui arrivaient maintenant étaient des vieux, des femmes et des enfants, fatigués par les marches forcées à travers le désert, les vêtements déchirés, les pieds nus ou entourés de chiffons. Les visages étaient noirs, brûlés par la lumière, les yeux pareils à des morceaux de charbon. Les jeunes enfants allaient nus, leurs jambes marquées de plaies, leurs ventres dilatés par la faim et la soif. p34 ’ ‘Lentement la lumière apparaissait dans le ciel, rose, puis couleur d'ambre, comme cela, jusqu'à ce que le bleu éclatant soit partout. La lumière crépitait sur les murs de boue, sur les terrasses, sur les jardins d'orangers, et sur les grands palmiers. Plus bas, les terrains arides, traversés par les acéquias, étaient d'un rouge presque violacé. p254
  • le deuxième texte; dans ce texte c'est le présent qui est le temps-pivot:
‘Le vent froid de la mer serre ses narines et brûle ses yeux, la mer est immense, bleu-gris, tachée d'écume, elle gronde en sourdine, tandis que les lames courtes tombent sur la plaine de sable où se reflète le bleu presque noir du grand ciel. p79 ’ ‘Quand les jeunes bergers viennent la voir sur le chemin, ils restent d'abord un peu à distance, parce qu'ils sont plutôt méfiants. Ils ont des visages lisses, couleur de cuivre brûlé, avec des fronts bombés et des cheveux d'une drôle de couleur, presque rouges. C'est le soleil et le vent du désert qui ont brûlé leur peau et leurs cheveux. Ils sont en haillons, vêtus seulement de longues chemises de toile écrue, ou de robes faites dans des sacs de farine. p137’ ‘Il y a les femmes surtout, les gitanes vêtues de leurs longues robes à fleurs, le visage voilé de noir, et on ne voit que leurs yeux brillants et noirs comme ceux des oiseaux. p279’ ‘Elle entre sans hésiter, en poussant la porte de verre. La grande salle est sombre, mais sur les tables rondes, les nappes font des taches éblouissantes. En un instant, Lalla voit tout, distinctement: les bouquets de fleurs roses dans des vases de cristal, les couverts en argent, les verres à facettes, les serviettes immaculées, puis les chaises couvertes de velours bleu marine, et le parquet de bois ciré où passent les garçons vêtus de blanc. p335’
Notes
108.

Exemple donné par C. Touratier (1996: 89), et tiré du Cid de Corneille.