Les caractères chinois, un canal particulier vers le sens

Le non arbitraire du signifiant écrit dans la langue chinoise

Considérons d’abord les notions de signifiant (Sa) et de signifié (Sé) selon les termes de Saussure dans les langues alphabétiques. Il y a deux formes de Sa : celle graphique et celle acoustique. La forme graphique transcrit de façon plus ou moins biunivoque la forme acoustique. Toutes les deux formes renvoient au sens mais il est largement reconnu que le lien entre signifiant et signifié est arbitraire. ‘Il n’existe aucun rapport interne entre le concept représenté, celui de « canard » par exemple, et la suite de sons qui le représente : [k] + [a] + [n] + [a] + [r].’ (C. BAYLON, P. FABRE, Initiation à la linguistique, 2001) Logiquement, l’orthographe qui transcrit l’oral est aussi arbitraire. Si nous faisons un schéma simple pour décrire les rapports entre les trois éléments, i.e. le Sa graphique, le Sa acoustique et le Sé, ce serait comme cela :

Maintenant regardons les rapports entre les trois éléments dans la langue chinoise. Celle-ci est basée à la fois sur le son et sur l’écrit — la base de l’écrit ne transcrit pas le son mais renvoie directement au sens. Prenons encore le « canard » comme exemple. Le caractère — la forme écrite — en chinois 鸭 est composé de deux parties : la clé à gauche a une fonction phonétique mais par défaut parce que cette clé se prononce [jha] alors que la prononciation du mot « canard » est [ja] ; la clé à droite a une fonction sémantique puisqu’elle est un pictogramme — une sorte de ‘dessins’ — qui dessine un ‘oiseau’. (Il s’agit d’un type de caractères : les picto-phonèmes ; on verra cela plus tard.) La forme écrite n’est donc pas arbitraire par rapport au sens du mot. Quant à la forme phonétique, [ja] est sensé mimer les coin-coin d’un canard ; donc elle non plus n’est pas arbitraire par rapport au sens. (Attention que le mot ne renvoie qu’à l’oiseau même et n’est pas une onomatopée; l’onomatopée des coin-coin du canard est [ga-ga].) Voici un deuxième schéma pour décrire les rapports entre les trois éléments en question mais cette fois-ci en chinois:

Nous concentrons notre attention dans cette première partie de ce chapitre sur le canal relativement indépendant de la forme écrite vers le sens dans la langue chinoise.

Un test que j’ai fait auprès d’une dizaine d’européens de différents âges prouve cette indépendance. À ma demande, ces personnes devaient ‘deviner’ les significations de certains caractères dans leurs formes antiques de ‘JiaGu’ 1 . Elles font plutôt bien : leurs estimations ressemblent ou s’identifient exactement aux significations de ces ‘dessins’. Un garçon français de 12 ans a même ‘deviné’ précisément la moitié des caractères que je lui ai montrés ! (Il devient pendant trois jours un grand fan et expert de l’écriture chinoise !) Ces personnes arrivent parfois à correctement corréler les formes à l’écriture JiaGu et celles simplifiées que l’on utilise en Chine.

Un tel résultat serait impossible si j’avais demandé des chinois qui ne connaissaient pas les langues alphabétiques les sens des mots français.

Cette grande particularité de la langue chinoise mérite une connaissance plus claire, ici non pas dans la perspective purement linguistique mais dans notre objectif d’une étude de l’acquisition de cette langue par des occidentaux. Comme on verra plus tard dans d’autres chapitres, le canal indépendant de la forme écrite du chinois vers le sens a probablement une influence sur la mémorisation du vocabulaire, y compris la mémorisation de la forme acoustique.

Notes
1.

L’écriture de JiaGu est l’écriture la plus ancienne que l’on a découverte de la langue chinoise ; elle date de plus de trois milles cinq cents ans.