3.2- Le management des BM : pratique et raisons

La gestion se résume à la pratique du quotidien, « au feeling » et n’inclut pas de raisonnement managérial strict 76 . Comme l’expriment nos interlocuteurs [V69, A61], l’administration des bibliothèques, fonctionne encore, pour partie, de manière artisanale, intuitive et subjective. La planification des priorités par la réalisation du budget et l’affectation des ressources s’oriente automatiquement au profit des acquisitions. Les objectifs primordiaux des responsables des bibliothèques, sont d’enrichir et de diversifier les fonds, d’empiler les services, de communiquer l’information, de diffuser le goût pour la lecture et d’assurer la démocratie d’accès. Le bibliothécaire est un conservateur du patrimoine, un médiateur du livre dans un contexte de sociabilité. La finalité de la gestion doit se limiter ainsi à ses objectifs. La gestion des coûts ne représente pas pour la majorité un souci majeur. L’idée que la culture n’a pas de prix règne toujours. Leur manière de gérer les dépenses doit davantage à la générosité qu’à la stratégie. Le management des bibliothèques n'est pas en général la préoccupation ou l’obligation première des responsables d'établissements.

L’aspect économique reste accessoire ou, du moins, ne fait pas l’objet d’un travail constant. Comme le dit un de nos interlocuteurs, cet aspect a été trop longtemps nié et ce n’est que récemment que cette notion a investi les esprits, que les bibliothécaires ont initié une gestion de leur établissement en terme de rentabilité ou plus justement de manière à limiter le gaspillage, « ni profit ni faillite », à ne plus reléguer cet aspect de leur fonction.

‘« Justement, il faut éviter le gaspillage, la négligence, et cette rentabilité maximale de l’argent mis à notre disposition est une obligation…On n’existe pas seulement par la volonté politique, c’est parce qu’il y a la collecte des impôts. Et donc nous avons un devoir à l’égard de nos concitoyens, qui d’une part nous rémunèrent et d’autre part, font vivre le service dans lequel nous travaillons. Nous n’avons pas le droit de gaspiller ce qui est mis à notre disposition. Ça vient, ça pénètre les esprits… » B18 ’

Cependant, parler d’argent ainsi que des outils de gestion issus des entreprises, au sein d’un établissement de lecture publique, heurte encore la sensibilité de certains responsables de bibliothèques.

‘« Je ne vois pas pourquoi on forme des conservateurs, autant mettre des économistes. A ma place on peut mettre un administrateur il suffit qu’il ait le goût des livres ça serait pareil et tout ira bien… C’est dangereux. » P86’

Les outils de contrôle se résument à des tableaux de bord rarement précis et partiellement mis à jour, pour la majorité des bibliothèques. Il se révèle que l’application des outils de gestion est une question de compétence ainsi que du nombre et de la disponibilité du personnel qualifié.

‘« Pour le projet de ré-informatisation, j’ai du mal à m’en sortir. Il faut déterminer le cahier des charges pour les besoins en informatique, le mobilier, etc, et j’avoue que c’est très dur. Ceci dit on va recruter une personne de catégorie A qui va m’apporter de l’aide pour partager certaines décisions et certains dossiers. » V94’

En outre, pour une meilleure communication interne et un échange réel entre les différents personnels, des réunions régulières sont organisées dans certaines bibliothèques. Elles concernent des actions en cours, des projets futurs afin d’informer et de partager les idées, des problèmes quotidiens de fonctionnement, etc. Elles impliquent soit, le personnel du secteur concerné, soit, la totalité du personnel dans l’optique de les mobiliser dans les différentes décisions. En revanche, dans d’autres bibliothèques, cette démarche participative permettant d'impliquer les agents et leur hiérarchie demeure rare ou absente. La gestion et la prise de décisions reste l’affaire du directeur et de ceux qui sont à la tête de la pyramide des différents secteurs. Pareil pour la préparation du budget, rares ont été les responsables signalant l’implication de leurs personnels dans l’élaboration du budget. Alors que ce dernier n’est qu’une concrétisation en termes financiers des réflexions sur la totalité des activités à prévoir. De ce fait, il ne peut se réaliser normalement qu’avec l’ensemble du personnel. La non implication des différents fonctionnaires est expliquée par le manque de qualification et la nature de l’emploi précaire. La décision au sein de bibliothèques françaises n’est pas réellement pluraliste. En revanche, ceci ne nie pas que dans certaines bibliothèques, le budget représente un projet d’ensemble. Les responsables de secteur, suite à la consultation de l’ensemble de leur subordonnés, présentent leurs projets et l’estimation des coûts qui leur correspond. Après une discussion commune qui permet de cerner les demandes prioritaires, le directeur se charge seul, de transcrire les besoins futurs en budget provisionnel global, élabore une note qui doit permettre de justifier les montants nécessaires et enfin, transmet le dossier au directeur des affaires culturelles auprès de qui il devra défendre sa requête avant même, parfois, de devoir effectuer cette même prestation devant les élus.

‘« Mais en général ça se passe de la manière suivante, on a des réunions d’équipes au niveau de la bibliothèque, on est environ 39 personnes toutes catégories incluses, on discute des axes qui vont êtres prioritaires l’année suivante et à partir de ça, je travaille sur le budget de l’année précédente pour la préparation budgétaire. » R42’

En outre, les démarches managériales se limitent principalement à une simple évaluation dont l’application reste occasionnelle. Elle est souvent liée à un événement tel que la transformation de la bibliothèque en médiathèque, le passage aux 35 heures ou l’informatisation. L’explication souvent avancée est que l’évaluation constitue une tâche qui demande du temps et des compétences que le bibliothécaire ne possède pas. En effet, à l’image de l’ensemble des bibliothèques françaises, les responsables des bibliothèques accusent un retard en matière d’évaluation. Ils ont du mal à intégrer les outils d’évaluation qui sont, par définition, lourds et contraignants. Ils n’ont pas de traditions fortes, exhaustives et homogènes en matière d’évaluation. Pourtant les pratiques, les moyens et les normes d’évaluation ne cessent de se généraliser et de s’homogénéiser (systèmes intégrés de gestion des bibliothèques, normes sur les indicateurs de performance). En effet, les bibliothèques ont connu le début d’un tournant dans les approches d’évaluation avec l’introduction des systèmes intégrés de gestion. Ces derniers ont permis de quantifier les demandes et d’identifier celles qui ont été satisfaites ou non, de déterminer les besoins des usagers en se basant sur les requêtes effectuées, etc. Cependant, d’une part, l’exploitation de ces systèmes intégrés de gestion restent pour la plupart des bibliothèques dans une logique de comptage. Et d’autre part, ces logiciels de gestion sont soit obsolètes [V94], soit difficiles à maîtriser [P95]. Par conséquent, ils restent mal ou presque inexploités. Comme ils le disent ils sont utilisés au minimum de leurs capacités.

En outre, l’application de l’évaluation est souvent limitée à son aspect quantitatif. Les données statistiques constituent la première source d’information pouvant aider les professionnels à évaluer leurs efforts et à juger de l’activité de la bibliothèque et donc à prendre une décision. Le nombre d’inscrits, le nombre des usagers par jour [R42, O84], le nombre de prêts [V94, A92, P86, B18, P95] et le taux de rotation qui permet de savoir comment vivent les collections, le nombre des acquisitions par mois ou par an, etc constituent encore, les principaux indicateurs d’évaluation au sein des bibliothèques enquêtées. Certains bibliothécaires reconnaissent qu’ils ne peuvent plus se limiter à rendre compte de leur service seulement à partir de ce type de données.

‘« Il y a beaucoup de choses qui n’apparaissent pas dans les statistiques…on a le nombre des lecteurs par jour mais qu’est ce qu’ils lisent, livres ou périodiques, disques ou travail personnel, on ne peut pas le savoir. On ne sait pas non plus quels sont les périodiques que les lecteurs lisent le plus sur place ou les plus demandés. » O84’

En revanche, rares sont les professionnels qui ont essayé d’approfondir leur démarche d’évaluation en effectuant des études de besoins, en cherchant à distinguer les différentes catégories d'usagers réels ou potentiels et en étudiant leurs pratiques et attentes par rapport aux services de la bibliothèque, ce qui pourrait amener à un ajustement ou à une remise en cause des choix. Une telle procédure est jugée compliquée et même, parfois inutile pour certains [O84, M93]. Elle demande des moyens, des compétences et du temps. C’est pourquoi, certains responsables de bibliothèques ont confié cette tâche à des étudiants stagiaires [R42, B18, A74] et certains autres se sont contentés d’être attentifs aux expressions orales ou écrites (cahiers de suggestions) des usagers.

‘« On a des éléments spontanés du public qui sont bien sûr insuffisants mais si nous faisions un sondage avec des professionnels, ce serait une enquête très lourde, très longue, très studieuse et je doute que les usagers aient envie de répondre. L’évaluation des besoins est très difficile à faire. Je pense qu’il faut être attentif aux expressions des uns et des autres, soit rédigées, soit orales. » B18’

Les bibliothécaires se basent principalement sur leurs expériences et connaissances des usagers réels. En effet, leur attention se limite à l’observation du comportement de ces derniers et à l’identification de leurs attentes. Certains bibliothécaires signalent que l’environnement socio-culturel ou socio-économique dans lequel s’insère leur établissement peut leur apporter des éléments de réponses supplémentaires sur les besoins du public. Mais l’absence d’une réelle stratégie de l’offre peut expliquer la faiblesse de fréquentation et le taux faible du nombre d’inscrits par rapport à la population desservie.

Les bibliothécaires ont la conviction que les produits et les services qu’ils offrent, répondent aux besoins de l’ensemble des usagers. La justification apportée est que dans une BM, le public est assez diversifié. Donc, la possibilité ou la probabilité de toucher le maximum des usagers est garantie.

‘« Je pense qu’il y a un côté empirique, parce qu’on connaît bien son public, on arrive à s’adapter. Dans le cadre de notre ville, c’est très facile parce qu’on a une grande diversité du public, une grosse hétérogénéité. » P86’ ‘« Quelle que soit la ville, elle est constituée d’un public hétérogène et avec des besoins similaires. Cette diversité va fléchir vos choix mais au niveau des prestations internes, je pense qu’une certaine dose d’interdisciplinarité est toujours nécessaire. » ’ ‘« Des outils pour évaluer la satisfaction des usagers, je n’en ai pas. J’ai des outils extrêmement traditionnels : le nombre de prêts, des inscriptions et 10 ans d’exercice, d’expérience dans cet établissement. Pour des études de besoins, dans l’ensemble, on sait de quoi le public a besoin. On suit l’évolution (les cédéroms et Internet). Mais aucune enquête formelle. » A92 ’ ‘« La connaissance empirique de son public, ça fait partie du métier, on connaît notre public » P95’

De ce fait, le caractère multidisciplinaire des BM détermine les choix des bibliothécaires. Ce qui explique peut être la non-existence d’une charte d’acquisitions dans maintes bibliothèques interviewées. Ces dernières s’effectuent intuitivement. La politique d’acquisition consiste concrètement en l’achat des best-sellers et d’un certain nombre de documents choisis selon les critères subjectifs des responsables des secteurs, dans les différents catalogues des éditeurs. Il se révèle que même le cahier de suggestion est parfois inexistant au sein de certaines bibliothèques.

Certains interlocuteurs signalent l’achat de livres qui n’ont jamais été empruntés et par conséquent la nécessité d’une politique d’acquisition pour une meilleure exploitation des espaces de conservation et une meilleure gestion des dépenses.

‘« On ne peut pas tout acheter, non plus satisfaire tout le monde. Il faut se donner un cadre, ce qui manque pour l’instant … Le projet de la médiathèque sera l’occasion de tout remettre à plat et de bien cerner les différentes missions des bibliothèques de quartiers et de la centrale. » V94’

Dans cette même logique, nos interlocuteurs, responsables des bibliothèques, pensent qu’il suffit de faire connaître leurs actions pour avoir du succès. C’est pourquoi, ils ont eu recours à la promotion, à la publicité. Certains responsables ont utilisé la publicité de la presse locale ou distribué des affiches au sein de la ville pour que les citoyens de la commune puissent avoir une idée sur les activités [O84, V94]. Ils tentent de cibler le public éloigné pour des raisons sociales ou autres. D’autres approches sont, aussi, suivies par les bibliothécaires afin de promouvoir leurs activités : l’intégration de la bibliothèque dans les manifestations qui ont de l’ampleur sur la ville, l’organisation d’activités hors des murs, l’élaboration des projets de partenariat avec des écoles ou des maisons de retraite, la réalisation des activités d’animation et des expositions pour essayer d’attirer un public qui ne va pas à la bibliothèque pour son fonds documentaire, la planification des visites de découverte de la médiathèque, etc.

‘« On a prévu des heures de découverte de la médiathèque une fois tous les 15 jours. On fait régulièrement des journées portes ouvertes. » R42’

L’ensemble de ces activités et ce ciblage d’un public jeune ou âgé, d’un public scolaire ou universitaire ne peuvent être interprétés par des techniques de marketing pour attirer le public. Ils ne peuvent être interprétés par le terme publicité. Ce dernier représente une notion économique fortement liée à l’argent. Il s’agit des activités de rapprochement de la bibliothèque de son public.

L’approche marketing a encore du mal à être intégrée dans les bibliothèques. La connaissance du concept est déficiente dans le milieu professionnel 77 .Pour nos interlocuteurs bibliothécaires, la démarche marketing ne peut être adaptée à une logique d’établissement culturel public. Elle est considérée comme destinée uniquement aux entreprises.

‘« Je ne vois pas comment on peut adapter la démarche marketing à une bibliothèque. Soit on dit on est un supermarché de la culture et on fait un plan marketing ou on fait autrement. Quand on offre un bon service, le public vient et on n’a pas besoin d’aller le chercher. Je suis opposé fortement à ça. Je n’en vois pas la nécessité. Si on est bon sur le service, ceci suffit. La bibliothèque est un des rares lieux de sociabilité. Elle ne relève pas du plan marketing. » P86’

En outre, pour une auto-évaluation, la comparaison de ce qui se passe et se propose dans les autres villes, dans les bibliothèques avoisinantes et de ce qui s’écrit dans la littérature professionnelle, représente la démarche de presque la totalité des responsables interviewés. Toutefois, cette démarche comparative se limite souvent à l’observation de ce qui est effectué ailleurs sans un repérage réel des points de similitude et des différences de moyens, de positionnement dans l’environnement communal, etc. Elle s’effectue généralement dans un état d’esprit concurrentiel masqué et pour des raisons de légitimation de son fonctionnement.

Par ailleurs, les différents choix qu’une bibliothèque adopte tels que le suivi d’une politique de tarification ou encore l’introduction des modifications organisationnelles, etc, doivent être abordés dans une démarche managériale globale répondant aux exigences d’efficacité, d’efficience et de pertinence. Dès lors, ils doivent reposer sur la cohérence entre les objectifs, les résultats et les moyens. Cependant, des solutionsmanagériales aboutissant à l’accomplissement de la mission confiée par la tutelle, à la satisfaction des usagers et à une optimisation des dépenses demeure difficile à atteindre. Pour certains, cela relève de l’utopie de penser pouvoir répondre aux besoins des usagers tout en restant dans un cadre économique bien défini ainsi qu’en respectant les orientations et les objectifs d’une tutelle. Un aspect particulier sera inéluctablement favorisé au détriment d’un autre. L’objectif informationnel dans le sens « fraîcheur de l’information », diversité et représentativité du fonds, reste le principe fondamental à respecter.

Notes
76.

Le terme de raisonnement managérial est abordé dans le sens de définir les objectifs, déterminer les priorités, organiser les actions dans le temps, allouer les moyens, animer et contrôler.

77.

En 1988 l’UNESCO a incité sur l’enseignement de marketing aux bibliothécaires. Minorité des institutions d’enseignement en sciences de l’information et en bibliothéconomie offrent une formation minimum adéquate en la matière.