2.1- La gestion de la diminution budgétaire

De multiples solutions ont été envisagées pour surmonter la diminution financière. Elles résultent des propositions des décideurs politiques aussi bien que des professionnels.

Nous avons demandé aux responsables de bibliothèques enquêtées par questionnaires de déterminer d’abord les solutions qui ont été proposées par leur tutelles. Le tableau suivant (n°12) regroupe l’ensemble des réponses fournies.

Tableau n°15: Les solutions envisagées par les mairies
  Nb. cit. Fréq.
Non-réponse 6 8,5%
La diminution des heures d'ouverture 5 7,0%
La diminution des budgets d'acquisitions 38 53,5%
Le recours à des postes de vacation ou de travail temporaire 15 21,1%
Le non-renouvellement des postes vacants 18 25,4%
La tarification des services 16 22,5%
Autres 17 23,9%
TOTAL OBS. 71  

Premièrement, pour la majorité des bibliothèques subissant une stagnation ou une diminution (53,5%), les mairies choisissent majoritairement, de diminuer les dépenses d’acquisitionvue l’importante marge de manœuvre qu’ils possèdent sur cette ligne budgétaire.

Ceci explique, en partie, la décision de diminution des achats documentaires de 64,8% des bibliothèques enquêtées (tableau n°13).

Deuxièmement, la tutelle de 46,5% des bibliothèques enquêtées a opté pour la compression des dépenses liées aux ressources humaines. Ceci se traduit, selon les précisions qui nous ont été apportées, par la suppression de certains emplois, le blocage de la création de postes, le non-remplacement de ceux qui partent à la retraite, le recours aux emplois jeunes ou à des vacataires pour certaines tâches tels que les formateurs en multimédia. Plusieurs responsables interviewés ont proclamé que leur bibliothèque fonctionne avec une part importante, dépasse parfois 25% de l'effectif, d’emplois jeunes, d’étudiants stagiaires, n’ayant pas de connaissances préalables dans le domaine de la bibliothéconomie. Conséquemment, il est nécessaire de former ces nouvelles recrues, ce qui nécessite un investissement en temps non-négligeable et à terme non profitable, puisque celles-ci, partent généralement, au moment même où elles commencent à être autonomes.

‘« On est 35 personnes titulaires pour les 4 services, nous sommes aidés par une trentaine d’étudiants vacataires, contrat de solidarité, emploi jeune. Le personnel titulaire a relativement beaucoup de personnes à encadrer mais ils souffrent beaucoup de les voir disparaître quand ils sont efficaces. » ’

Ainsi, le bilan apparaît paradoxal, puisque la manœuvre devait permettre de pallier un manque d’effectif. Le personnel existant est donc appelé à assurer des tâches supplémentaires d’orientation et d’encadrement, à acquérir des compétences multiples, à être polyvalent pour pouvoir remplir les vides causés par le non-remplacement de ceux qui partent en retraite ou autre. Dès lors, la charge supportée, est ressentie comme fatigante et démotivante. Cette situation se répercute directement sur le dynamisme de l’ensemble du personnel et en particulier du personnel qualifié et par conséquent sur le fonctionnement et la qualité des services rendus. Le contact avec l’usager se dégrade ainsi rapidement. C’est d’ailleurs ce que déclarent les responsables des bibliothèques :

‘« On a même des réactions du public qui disent que c’est dommage d’avoir tant de services avec un personnel aussi désagréable. » A61’

L’accomplissement des tâches quotidiennes se fait au détriment du service public et vice-versa. Certaines bibliothèques connaissent un retard quant au traitement des acquisitions courantes. Par conséquent, les documents ne peuvent être accessibles. [B18] Aussi, maints projets ont été annulés ou reportés à une date ultérieure.

‘« En termes professionnels, il est très important de satisfaire le public, d’avoir le temps de développer des projets, etc. Ce n’est pas facile, sûrement, on va faire des sacrifices et c’est à la mairie de faire des choix. Par exemple, développer des partenariats avec les écoles demande énormément de temps et des moyens supplémentaires en personnel. Je pense que ça ne peut se faire qu’au détriment du service public, par la diminution des heures d’ouverture. » M93’

Les justifications apportées par certains élus se résument par le budget d’un personnel qualifié et permanent qui est à la fois très élevé et son augmentation est inévitable. Il est en augmentation continuelle vu l’ancienneté du personnel, dont les promotions accroissent la masse salariale. De plus, l’application de la loi de 35 heures a généré des coûts supplémentaires. Elle suppose le recrutement de plus de personnel afin de maintenir les mêmes prestations. Des lors, cela accroît le recours à de nombreux emplois précaires, de préférence à un personnel qualifié.

Troisièmement, pour 22,5% des bibliothèques, les mairies ont choisi la tarification des services afin de compenser le manque budgétaire. En effet, certains de nos interviewés élus, confirment que la diminution des recettes de la ville a conduit à des choix multiples, difficiles et parfois intransigeants. C’est pourquoi certains d’entre eux ont dû trancher entre l’abandon de la gratuité ou l’abandon de certains services. Ce que nous analyserons ultérieurement.

Enfin, d’autres solutions sporadiques, ont été entreprises par les responsables politiques, telles que la suspension du l’utilisation des bibliobus, la suppression de certaines annexes, ou encore, de ne plus inscrire les usagers extérieurs à la commune ; et dans d'autres cas elle a demandé la diminution générale des dépenses compressibles (reliure, fourniture, nettoyage annuel, frais de déplacement, etc.) afin de préserver les acquisitions. Cependant, pour certaines bibliothèques, la mairie n’a pas déterminé les choix à faire.

Néanmoins, la diminution des heures d'ouverture au public est une solution presque non envisageable (7%).

Ainsi, les responsables de bibliothèques sont confrontés à des défis ardus et contradictoires : assurer les mêmes horaires d’ouverture, répondre aux demandes diversifiées d’un public croissant, assumer le manque de personnel qualifié, les recommandations de l’Etat, etc. C’est pourquoi, il nous apparaît indispensable d’étudier ce que les responsables des bibliothèques peuvent apporter comme solutions complémentaires à celles des mairies.

La majorité des choix effectués par nos bibliothèques, se résument dans le tableau suivant :

Tableau n°16 : Les choix envisagés par les bibliothèques
  Nb. cit. Fréq.
Non –réponse 5 7,0%
Suppression de certains services 7 9,9%
Diminution des acquisitions 46 64,8%
Diminution des animations 33 46,5%
Redéploiement du personnel 15 21,1%
Nouvelles activités rémunératrices 1 1,4%
Autres réponses 15 21,1%
TOTAL OBS. 71  

Ils consistaient d’abord en une baisse des acquisitions, laquelle a probablement touché à la cohérence et à l’exhaustivité des fonds. Ceci s’est traduit par : la restriction de l'ensemble des acquisitions ou de certaines acquisitions spécifiques, tels que les livres d'art, les livres documentaires, les livres pour enfants, les usuels, etc. Ou encore par la restriction des frais d’acquisitions des documents classiques au profit de nouveaux médias (vidéo, CDROM) et parfois le contraire. Citons aussi, le non-renouvellement des collections et enfin, la stagnation ou la diminution du nombre d'abonnements et la diminution de nombre des exemplaires achetés. La diminution des acquisitions, s’élève jusqu’à 30%, pour certaines bibliothèques, telle que P95, ce qui a entraîné des conséquences dramatiques. Les livres existent en un seul exemplaire sur tout le réseau de la bibliothèque (central et annexe et bibliobus). Elle a causé un vieillissement des collections et un taux de recouvrement assez faible.

‘« En 2000-2001, on a connu une diminution budgétaire. On ne peut répondre aux demandes des usagers ni en quantité, ni en qualité, ni en domaine, ni en niveau, ni au support, c’était pas possible. » P95’

Aussi, elle a entraîné la baisse du prêt. Les bibliothèques répondent moins aux besoins des usagers. C’est pourquoi, ces derniers ont commencé à déserter la bibliothèque. La fréquentation et le nombre d’inscrits ont ainsi baissé.

‘« Les gens ne viennent plus parce qu’ils étaient quand même habitués à ce que leurs attentes soient d’avantage satisfaites et maintenant ce n’est plus le cas. » V69 A74’ ‘« Quand il s’agit d’avoir un budget en diminution de 3%, par exemple, comment faire pour maintenir un volume d’acquisition d’une année à l’autre ? C’est comme ça que le public arrête de venir. » B18’

En revanche, nos interviewés révèlent que les acquisitions constituent la ligne budgétaire la plus privilégiée. Elle doit rester une préoccupation prioritaire. Dès lors, la répartition de la diminution s’effectue tout en essayant de la maintenir et de la préserver au maximum. Le transfert d’une ligne budgétaire à une autre se fait principalement au détriment du service de reliure ou d’animations. Ces dernières sont liées à la mise en valeur des collections. De ce fait, elles perdent leur sens lorsque les collections ne sont pas mises à jour.

‘« La bibliothèque à ce moment là, a réduit d’une façon drastique son programme d’animation de manière à garder le budget de fonctionnement, essentiellement sur les acquisitions, l’équipement et la reliure. » P95’

Ensuite, 46,5% des bibliothécaires, enquêtés par questionnaire, pensent à la diminution des animations en nombre et/ou en temps, en qualité et en quantité, au repli sur des animations moins coûteuses (recours à des associations et animations maisons, etc.), à la suppression des animations de prestige ainsi que le recours aux intervenants demandant des tarifs élevés, etc.

Enfin, les autres solutions souvent envisagées par les bibliothèques afin de limiter les dépenses et de surmonter le manque budgétaire subi se résument dans les possibilités suivantes :

  • le redéploiement du personnel (21,I%) : les agents tournent d'un service à un autre. Le personnel en place comble l'absence du personnel non renouvelé. Le personnel effectue des heures de travail supplémentaires non rémunérées. Le nombre du personnel dans certains services est réduit.
‘« On ne met que 3 personnes pour le prêt au lieu de 4. » B18’

Dans certains cas, ce redéploiement du personnel à permis de solidifier la cohésion interne de l’équipe. La veille sur la continuité d’un service public et des valeurs de solidarité ont surgi. Toutefois, dans certains autres cas, la nouvelle répartition des tâches a été une source de tension et de conflit. Les bibliothécaires refusent soit l’aménagement des horaires ou l’exécution de certaines tâches.

  • la diminution ou la suspension de la reliure et par conséquent une destruction rapide des fonds
  • la suppression de certains achats destinés au renouvellement des outils de travail ou d’équipements.
  • l’annulation ou le report de certains projets aux années suivantes tels que le service d’accès à Internet. Ceci a beaucoup éloigné les adolescents de la bibliothèque, proteste un de nos interlocuteurs : « Une baisse énorme en section jeunesse parce que ce qui intéresse les jeunes c’est les documents audiovisuels, les nouvelles technologies, etc. Ils préfèrent chercher leur information sur Internet. » A61
  • la redéfinition des sources d'achats : recours aux grossistes, soldeurs et clubs et par ailleurs, le recours à une pression accrue sur tous les fournisseurs pour une augmentation des remises ; alternative qui est supprimée par la nouvelle loi sur le droit d’auteur et le plafonnement des rabais.
  • l’optimisation du temps de travail avec la rédaction, à titre d’exemple, de notices simplifiées ;
  • la gestion fine des postes budgétaires sans réduction des services ni des effectifs;
  • la réduction du temps octroyé à certains services : « on assure les inscriptions que trois heures par jour. »
  • l’externalisation des contraintes en déléguant certaines procédures aux autres services de la mairie ou à l’extérieur principalement pour le traitement des documents, la reliure, etc., afin de réduire le temps de travail des tâches techniques.
  • le travail autant que possible en partenariat avec les associations locales. Les échanges mutuels des expériences et l’entraide entre professionnels ont permis de débloquer la situation dans certaines bibliothèques.

Par ailleurs, la création de nouvelles activités rémunératrices restent presque inconcevables (1,4%). Une certaine crainte a été évoquée au moment des entretiens quant à une éventuelle évolution de cette démarche. Plusieurs responsables ont affirmé qu'ils n'envisagent pas la création d’activités rémunératrices. La multiplication des services lucratifs impose, chez eux, la question de la légitimité de la bibliothèque comme un service communal.

‘« On devient un service culturel qui peut vivre en soi avec un mode de gestion différent. Je me demande alors pourquoi maintenir une médiathèque comme un service municipal. » P95’

Cependant, on remarque la prolifération des projets payants. Le recours à cette solution s’était traduit par l’organisation d’expositions payantes et la création de certains produits dérivés tels que les catalogues ou les cartes, la numération des fonds anciens et la tarification de droits d'utilisation et d’envois.

‘« Je pense numériser certains ouvrages et vendre la reproduction à la carte comme à la BNF » B34’

Une bibliothèque possède un service aux entreprises. Il s’agit d’une salle où les entreprises peuvent organiser des formations pour leur personnel, etc. Citons aussi le cas où le responsable d’une bibliothèque envisage de créer un service de renseignements payant, ou encore de louer la galerie pour des expositions privées. Dès lors, en suivant une telle procédure, les bibliothèques peuvent assurer des rentrées financières. Mais ces activités semblent encore marginales.

En revanche, des telles solutions, facturation de certains services, ne peuvent être assimilées, pour la majorité des professionnels, à une démarche commerciale. Cette dernière renvoie à la rentabilité qui ne constitue pas et ne peut pas constituer un de leurs objectifs. La bibliothèque ne peut faire partie de l’ensemble des établissements qui se reposent sur une économie de marché. D’ailleurs, l’atteinte d’un équilibre budgétaire avec la rémunération de certains services s’est avérée inatteignable.

‘« Estimer des recettes, oui mais rentabiliser ou suivre une démarche commerciale ne peut être concevable pour un tel service communal. Ce n’est pas possible de rentabiliser sans augmenter les tarifs. L’accès à la lecture est un droit donc le tarif ne doit pas être une barrière. La bibliothèque est un service public. » A74’

Par ailleurs, pour plus d’information, nous avons voulu savoir quels sont les services à supprimer afin de limiter les dépenses. Beaucoup n’ont pas répondu à la question ou se sont contentés de dire qu’ils ne savent pas répondre à cette question en général. Cependant, certains responsables de ceux qui ont répondu, ont complètement rejeté l’idée de suppression de services. Ils n’envisagent, malgré la difficulté financière, aucune diminution des services offerts. Ils pensent qu’on ne peut pas supprimer ou réduire un service sans dénaturer la mission de la bibliothèque. D’autres responsables envisagent une réduction de l’offre en général et non pas une suppression totale. Mais, pour ceux qui acceptent ou envisagent une suppression totale de certains services, les animations constituent le service souvent prévu pour le supprimer. Certains d’entre eux pensent que les animations sont un plus dont la dépense ne peut être engagée par toutes les bibliothèques. D’autres les considèrent comme un mode d’accès à la culture qui en vaut un autre mais qui restent le service préférable à sacrifié. A ce niveau, pouvons nous dire que cette solution reflète premièrement la continuité de l’importance de l’image de la bibliothèque comme lieu de conservation et de consultation des documents et deuxièmement, tout un état d’esprit qui néglige l’importance des activités d’animations, qui peuvent pourtant, sur le plan social, apporter plus que le livre.

De plus, la reliure, le dépouillement des revues, et certaines prestations telles que les impressions ou les photocopies sont aussi souvent citées pour une éventuelle suppression.

Nous pouvons conclure à ce niveau que la diminution budgétaire a diffusé chez les bibliothécaires un état d’esprit gestionnaire. Des critères, dont certains constituant des indicateurs de performance tels que la satisfaction des usagers, le taux de fréquentation, la disponibilité de l’espace, ont conduit un nombre des bibliothécaires dans leurs choix. L’ensemble de ces critères sera cité plus tard. De plus, une certaine rationalité des dépenses et une meilleure optimisation des ressources disponibles nous apparaît explicite. Cependant, cet état d’esprit gestionnaire reste non généralisé. De nombreux choix ont été effectués intuitivement et sans aucune étude préalable.

‘« J’ai choisi de transférer l’argent de la reliure aux acquisitions parce que je trouve qu’il vaut mieux avoir des ouvrages à proposer au public…tant pis on fait moins de reliure… » V78’

Ils se présentent comme des solutions de facilité face au problème, dont on conçoit une réponse sans lui allouer les démarches d’accompagnement. Ils sont fréquemment envisagés au coup par coup. Ils reflètent souvent une gestion se survie. Exceptionnels sont les responsables qui ont précédé la suppression ou la réduction d’une offre par une étude de besoin. En effet, l’adoption des démarches managériales, comme nous l’avons indiqué précédemment, reste assez réduite et pauvre dans le domaine de la lecture publique. La pratique n’illustre que rarement des solutions programmées ou réfléchies bien à l’avance. La planification des actions à long terme et la détermination des priorités sont, en effet manquantes.

En outre, nous avons constaté aussi que le recours à la tarification, à la coopération, à la sous-traitance ont constitué des alternatives pour certains de nos enquêtés permettant de surmonter les diminutions budgétaires. Cependant, la demande des aides extérieures n’a pas représenté le choix d’aucun de nos enquêtés. Ce que nous essayerons de vérifier dans les chapitres qui suivent.