3- La tarification entre le oui et le non, entre le politique et l’économique

Guy Desjardins (1987) représente les différentes positions concernant la tarification comme situées sur un continuum reliant les deux positions extrêmes : les purs (le tout gratuit) et les durs (le tout payant). D’un côté, on défend un réalisme social et de l’autre un réalisme gestionnaire. Mais, comme il a été démontré par Daniel Eymard (1995), « cette dialectique courante est cependant superficielle puisqu’on peut développer une dialectique contraire : c’est à dire qu’il existe des arguments économiques pour la gratuité et des arguments sociaux pour la tarification. »

Les promoteurs de la gratuité fondent leurs arguments sur la notion du service public qui construit, selon Jacques Chevallier (1994), « le mythe d’un Etat généreux, bienveillant, uniquement soucieux du bien-être de tous. » Dès lors, le rôle de l’Etat consiste à prendre en charge le financement des services publics et à être le défenseur de l’intérêt général et le promoteur du progrès économique et social en garantissant les principes d’égalité, de neutralité et de continuité des services publics.

En effet, c’est en se basant sur ces principes que les professionnels défendent la gratuité et présentent leurs arguments :

D’abord, la tarification signifie, d’une part, une forme de double taxation dans la mesure où le financement des bibliothèques publiques est assuré par les impôts. Il est donc illégitime de faire payer le contribuable deux fois. D’autre part, elle implique une restriction d’accès à l’information et, par conséquent, une discrimination pour les usagers car l’accès dépend de la capacité de paiement de chacun. Elle contredit certains énoncés de principes qui ont été à la base des objectifs poursuivis par les bibliothèques publiques, à savoir le droit d’accès, à l’information de tout citoyen. La gratuité est ainsi l’un des principes fondamentaux garantissant la démocratie. C’est pourquoi, certains pensent que si la bibliothèque est dans l’incapacité d’offrir un service gratuit, elle ne devrait donc pas l’offrir. De plus, la pleine rentabilité d’une bibliothèque réside dans la consultation permanente de ces fonds et par la maximisation des usagers. D’ailleurs, c’est l’atteinte de ces objectifs qui légitime l’investissement consenti par la collectivité. Dès lors, c’est la rentabilité sociale qu’il faut rechercher et viser dans une bibliothèque et la tarification ne peut qu’entraver l’atteinte d’un tel objectif .

Ensuite, du point de vue professionnel, la tarification détourne la mobilisation du personnel des prestations de services en faveur des tâches non productives (facturation, etc). Également, elle entraîne la dégradation de la qualité des services gratuits vu la concentration des bibliothécaires en terme de qualité sur les services payants. Subséquemment, la priorité sera accordée aux usagers de l’extérieur s’ils sont les seuls à payer. De plus, la coopération sera menacée si elle est appliquée entre une bibliothèque payante et une bibliothèque gratuite.

En outre, d’autres raisons d’ordre économique alimentent la contestation de la tarification. Il s’agit principalement de la non-réaffectation des recettes qui décourage les bibliothécaires à s’engager dans une procédure de tarification. « Les droits des usagers n’ont pas à financer les autres services généraux. » 88 Les recettes doivent être intégralement affectées au service dont elles proviennent.

De plus, la difficulté de fixation des tarifs et les coûts supplémentaires engendrés par un système de tarification (coûts de facturation) viennent s’ajouter pour appuyer la position des défenseurs de la gratuité. Ajoutons à cela l’idée que la tarification encourage les tutelles à réduire leur financement et amène une diminution des subventions publiques ou privées. Elle est considérée, ainsi, stérile et sans aucun sens.

Finalement, la tarification illustre le commencement de la fin de la bibliothèque gratuite, de la bibliothèque publique et, par ailleurs, le transfert progressif de celle-ci de la sphère publique vers la sphère privée avec ce que cela induit comme nouveaux objectifs et règles de fonctionnement (rentabilité et profit) et par conséquent, la perte d’un métier et finalement une diminution du nombre d’employés.

Face à ces arguments, les promoteurs de la tarification défendent leurs points de vue en confirmant que la position des défendeurs de la gratuité est une approche altruiste, généreuse, utopiste qui ne résiste ni à l’analyse économique, ni au choc du réel 89 .

En effet, si toutefois la bibliothèque doit devenir un élément vital de la collectivité et autre chose qu’un simple élément du paysage urbain, confirme Stan Skrzeszewski (1985), il lui faudra absolument disposer de ressources accrues. La perception de droits sur les usagers pourrait représenter une partie de cet accroissement.

Les promoteurs de la tarification argumentent : qu’en premier lieu, la gratuité n’a jamais existé. Il y a toujours eu un payeur (le contribuable). Frédéric Bastiat 90 a défini la gratuité comme « le financement par le contribuable ». De même D. Rousseau (1987) parle d’une gratuité apparente. De ce fait, par principe d’équité, l’utilisateur d’un service doit contribuer à son soutien dans la proportion et selon la nature de son utilisation. Egalement, il est aussi équitable pour une BM de faire payer les usagers extérieurs, les non-résidents puisqu’ils ne payent pas de taxes locales.

Face à l’argument avancé précédemment, que la tarification limite la fréquentation des bibliothèques, les promoteurs de la tarification confirment qu’elle ne permet pas non plus de les envahir et même si ce fût le cas, les bibliothèques ont vite récupéré leurs usagers. Les taux de satisfaction sont plus importants, étant donné l’apport qualitatif que permet la tarification. En effet, elle exige des bibliothécaires une évaluation continue de leurs services vu que ceux qui payent attendent une contre partie à leur contribution et exigent ainsi une meilleure offre. Dès lors, la tarification permet d’assurer d’un côté une meilleure qualité et d’un autre côté, une meilleure gestion et, par conséquent, une valorisation des services rendus par la bibliothèque, autant chez les tutelles que chez les usagers. Aussi, elle permet une meilleure efficacité étant donné qu’elle offre aux bibliothécaires la possibilité de connaître les services qui intéressent le plus l’usager, ce qui permet de sensibiliser davantage l’établissement à la demande.

De plus, cette dernière n’a jamais constitué un frein à l’accessibilité et au droit d’accès à l’information. La lutte contre l’injustice sociale par le biais d’un accès gratuit aux biens et aux services culturels n’est plus un argument crédible. Tout citoyen peut utiliser sur place et à sa guise les fonds documentaires disponibles. Et il n’est pas établi que la gratuité de toutes les bibliothèques publiques entraînera une amélioration des services, une augmentation des investissements du gouvernement et des municipalités, et un plus grand intérêt de la part des citoyens 91 .

Par ailleurs, la tarification est considérée comme une philosophie de recouvrement partiel des coûts. Elle ne vise pas et n’a jamais visé l’autofinancement total car ce n’est pas réalisable. Elle permet de compenser une faiblesse générale des crédits budgétaires. De plus, elle révèle un signe de besoin et de difficultés financières. Dès lors, elle ne peut pas constituer une invitation ou un encouragement des tutelles à réduire leurs financements pour la bibliothèque et elle ne peut pas avoir une telle conséquence. Son adoption a pour fin de permettre à la bibliothèque de survivre et de maintenir la même qualité de service malgré les restrictions budgétaires. C’est donc de l’irréalisme de parler de la gratuité. Aussi, les services ont un coût et le réalisme gestionnaire exige qu’ils aient un prix.

Davantage, le versement de droits est une initiative permettant aux utilisateurs de prendre conscience du coût réel des services. Elle amène ainsi à une réalisation des économies obtenue par la rationalisation de la consommation. Elle responsabilise l’usager à bien gérer son temps et son utilisation des ressources publiques, en limitant le gaspillage et la sur-utilisation à reconnaître la valeur et l’importance des services des bibliothèques. « Certes, pour être reconnue, une activité doit être payante et une cotisation, même symbolique, responsabilise l’usager. » 92

De plus, la volonté de payer pour un service est un indice de son utilité et une bonne indication du besoin réel. C’est également un test sur la qualité et l’attrait du service offert.

Enfin, la tarification permet de contrôler la croissance de la demande. Stan Skrzeszewski (1985), révèle l’utilité de l’instauration de droits si la bibliothèque a besoin de réguler ou de limiter l’utilisation d’un service, particulièrement quand la demande est plus forte que la capacité d’offre de service.

Dès lors, l’analyse économique aussi bien que l’analyse sociale ne conclut jamais l’opportunité ou l’inopportunité de la tarification. Cependant, ces deux types d’analyse révèlent les divers effets sur l’offre et la demande et exposent explicitement une multitude d’acteurs impliqués dans la décision tarifaire et leurs logiques apparemment divergeantes.

Notes
88.

Stan Skrzeszewski.- Faire payer le public ? la question sera enfin posée .- In : BBF, n°5, 1985,p399

89.

Jacques Panneton .- Tarification des produits et services documentaires .- In : Les enjeux de la tarification des produits et services documentaires, Actes du 14ème congrès, Sherbrooke du 15 au18 octobre 1987 .- Québec : ASTED, 1987, p5

90.

Cité par Daniel Eymard.- La tarification des services dans les bibliothèques .- In : Economie et bibliothèques .- éd. du cercle de la librairie, 1997, p208

91.

Christian Palvadeau .- Gratuité ou tarification dans les bibliothèques publiques québécoises .- In : Bull d'inf de l'ABF, n° 174, 1997, p184

92.

Gilles Gudin de Vallerin .- Les tarifications dans les bibliothèques.- In : BBF, n°6, 1994, p27